Voyages-evasion vie

  Accueil  Forum/échanges  Vos remarques pertinentes  Liens  Livre d'or 
Symbolique du silence (suite)

Symbolique du silence  ( suite )
 

Pour voir ce qui précède, cliquez sur le lien suivant :

Symbolique - Symbolique du silence


 

6  - Action du silence dans la vie des hommes



C'est dans " le journal d'un curé de campagne ", qu'on trouve la plus belle définition bernanosienne, de cette action du silence : " garder le silence quel mot étrange, c'est le silence qui nous garde ". C'est le silence en effet qui semble guetter Mouchette, et pourtant la conduire jusqu'à la mort. Mais les actions du silence sont diverses en nature. On va retrouver l'attitude silencieuse, la poésie de la nature telle que l'a créée Bernanos, et le silence de la vie intérieure qui devrait conduire l'homme à la sainteté.
L'attitude silencieuse peut être pour l'homme un refuge, mais elle apparaît le plus souvent avec un côté négatif et sclérosant, au point de vue social. En effet, la solitude semble se refermer comme un cercle, autour de chacun des héros de "l'Imposture " et autour de Mouchette. Ils sont murés, par rapport aux autres personnages, dans leur orgueil, ou leur misère sociale et morale. Mouchette dans sa révolte a malgré tout compris le danger. Elle désire au plus profond d'elle-même, sortir de ce silence. Il n'aurait pas fallu grand chose pour aider Mouchette à continuer dans cette voie. Les paroles douces de sa mère, la voix cordiale d'Arsène ou la caresse d'une jeune fille, suffisent à la remplir d'émotion.
L'attitude de chacun va agir par contre-coup sur la société.. Dans les conversations, le silence entraîne des manifestations diverses, de gêne et de timidité. Ainsi dans l'"Imposture ", quand l'abbé Chevance est venu sonner à la porte de Cénabre, celui-ci :
" l'introduit dans sa chambre en silence. Le silence acheva de déconcerter le confesseur des bonnes. "
Un tel silence inquiétant ou lourd de sous-entendus est difficile à surmonter. Désormais entre Cénabre et Chevance : ( symboles du silence ouvert et du silence fermé ) va s'établir, un véritable dialogue de sourds.
" son fort et solennel silence, réduisait à rien les paroles qui venaient d'être dites ou les frappait de stérilité. "
De son côté, le silence poétique de la nature, est actif. Mais chez Bernanos, la nature n'a rien de Romantique. En effet, dans l' " Imposture ", l'auteur lui-même s'insurge contre l'homme lyrique :
" L'homme lyrique qui n'a délivré la nature des sylvains, des dryades et des nymphes démodés que pour y cacher le troupeau de ses mornes sensualités."
Pourtant l'abbé Chevance, Chantal, Mouchette, dans leur solitude, vont aimer la nature : " Le silence du petit jardin " que respire Chevance dans son rêve, ou le décor autour du petit étang, dans la " Nouvelle histoire de Mouchette ". Mouchette bien souvent est venue oublier dans ce lieu : " la tiédeur écœurante de la bicoque de torchis ". Mais ce n'est pas vraiment le besoin sentimental d'y chercher un soutien, car elle retrouve chaque soir sa maison.
" avec une résignation semblable à celle d'une bête harassée, non pas sans un secret plaisir. "
C'est plutôt un accord profond avec le rythme silencieux de la vie.
Une poésie va naître de toute description de la nature, dans Mouchette. Mouchette aime se blottir dans les fourrés et les herbes, elle est attirée en particulier par l'eau du petit étang, qui est devenue un but dans ses moments de détresse. Elle y rêve à son aise. Bachelard parle de ces rêveries qui apportent un grand repos d'âme. Devant l'eau dormante : " le rêveur adhère au repos du monde ". Selon la méthode critique de Bachelard, cet univers pourra alors métamorphoser Mouchette comme " la mélusine d'Audiberti ". Devant le lac :
" La Mélusine d'Audiberti vit un changement d'être, elle anéantit une nature humaine pour recevoir une nature cosmique. "
Peut-être le même phénomène se produit-il en Mouchette au moment de sa mort ? Peut-être au contact de l'eau va-t-elle " vivre un surgissement dans un nouveau cosmos " et rompre avec sa " destinée sociale " ? Mouchette d'ailleurs, peu de temps avant son suicide, se trouve dédoublée. Elle
" crut voir son image falote glisser avec une rapidité prodigieuse comme aspirée par le vide ".
L'apparition de son double est comme dans " la nuit de Décembre " de Musset, un signe de mort. Désormais Mouchette devient étrangère à elle-même. Et son passé social meurt à jamais, rejeté par le dernier homme qu'elle a rencontré.
Mais Mouchette, comme la Mélusine " cesse d'être pour être bien plus " ( Bachelard). Le style de Bernanos, la chanson de l'eau et le silence, maintenant solennel, proclament sa victoire. La nature et le monde entier se taisent, comme la foule :
" qui retient son haleine lorsque l'équilibriste atteint le dernier barreau de l'échelle vertigineuse. "
C'est un exploit que semble accomplir Mouchette, et la dernière image loin d'être celle d'un engloutissement par l'eau, évoque l'élévation au moyen d'une échelle et d'un regard : " fixant le point le plus haut du ciel ".
Comment Bernanos a-t-il réussi à donner au lecteur cette impression ? L'auteur utilise ici le symbolisme de l'eau : " l'eau, selon Bachelard, humanise la mort ", par une douceur accrue : celle de la musique de l'onde, celle de la vase qu'elle aperçoit au fond de l'étang, celle de l'eau claire et froide, et celle de la voix qui parlait au cœur de la fillette. Cette voix, cette douceur sont en fait très proches du silence. D'ailleurs Bernanos ajoute :
" est-ce voix qu'il faut dire " ... ? " cette voix ne parlait naturellement aucun langage. Elle n'était qu'un chuchotement... puis elle se tut tout à fait".
Mouchette semble trouver dans la mort et dans ces instants de silence, la paix à laquelle elle aspire.
La troisième action du silence et la plus importante est celle du silence intérieur, joint au recueillement : " Le bienheureux silence au-dedans duquel Dieu parle ", nous dit " le curé de campagne ". Ce silence conduit à la sainteté. Deux personnages dans "l'Imposture " sont ainsi proches de Dieu : Chevance et Chantal. Le silence ne les isole pas des autres hommes, il crée au contraire, les conditions d'un véritable accueil, pour les peines d'autrui. Cénabre le dit bien à Chevance, la nuit où il reçoit dans sa chambre :
" Je mets très haut la consolation de savoir que dans le silence et le secret un prêtre aussi surnaturel que vous m'assiste de sa compassion."
L'amour et la charité font paraître Chevance et Chantal, différents des autres hommes. Il y a en Chevance " une force mystérieuse " , en Chantal la " sérénité ", et " l'allégresse ", et , chez tous deux, une véritable lumière silencieuse, qui éclaire dans la nuit des autres personnages.
" c'est que d'année en année, le rayonnement de son âme singulière allait s'élargissant. Il était moins facile de l'ignorer ".
Pour Chantal, Bernanos parle de sa " tête lumineuse ".
Par leur charité, leur amour du Christ et leur abandon total à Dieu, Chevance par l'humiliation de son agonie, dans la solitude, le silence de Dieu et la souffrance : " Il s'enfuyait à la dérobée, comme un voleur ". Et Chantal, au même moment, par le silence qui se fait en elle et autour d'elle plus " solennel ". Puis :
" Elle épouse pour l'éternité la mystérieuse humiliation d'une telle mort ".
C'est M. de Clergerie lui-même qui lui choisira l'abbé Cénabre pour confesseur :
" la volonté de Chevance m'apparaît désormais clairement... Pour moi, il te confiait à l'abbé Cénabre. "
Chantal pourra ainsi continuer l'œuvre silencieuse et ignorée de Chevance.
Tout, en Chantal et Chevance, se passe donc dans le silence, la solitude et l'incompréhension des autres. C'est la forme de sainteté, méconnue et rejetée, vers laquelle Bernanos se tourne le plus volontiers. Pourtant, dans la vie intérieure de ces personnages, se trouve cachés, une vie plus brûlante, un surcroît d'être : " la compassion d'une âme de feu ". Ils ont atteint ce point de contemplation divine, où il n'y a rien à formuler :
" Nulle parole ne sortit de ses lèvres, car elle venait de se placer en chancelant au-dessus de toute parole : " toute parole eût désormais menti ".
Gabriel Germain dans sa recherche d'une vie authentique et intérieure, parle de la :
" vertu des lèvres serrées sur le langage. Chasteté du silence. Piété du silence. La seule vibration pure réside dans la pensée de création, quand le Fiat se forme et n'est pas encore prononcé."
Il parle également de sa recherche vaine du " mot parfait qui délivre de toute parole". Est-ce la voie la plus sûre pour conduire vers la sainteté et obtenir le salut de l'humanité ? il faut donc tendre le regard vers une pureté qui n'est qu'une limite inaccessible tant qu'on se sert des mots. Mais cette limite n'est-ce pas précisément la musique ?



 
7- Silence et musique


En effet, quand on exclut tout ce qui est parole, c'est-à-dire matière, on trouve une pure harmonie. Dans la définition de la musique que donne Hegel dans son "esthétique " ( troisième partie ), on trouve des éléments, qui la rapproche du souffle, et de la vie silencieuse selon Bachelard.
- " La musique emploie le son, cet élément plein d'âme et de vie, qui s'affranchit de l'étendue, qui affecte des différences de qualité comme de quantité, et se précipite dans sa course rapide à travers le temps".
Le son de la musique n'est donc point opposé au silence, il le précède. Il est en quelque sorte parallèle au silence.
C'est dans " la Nouvelle histoire de Mouchette " que se pose avec le plus de force ce problème de la musique par rapport au silence. Pourquoi cette haine de la musique chez cette fillette, amie du silence ? " Elle hait d'ailleurs toute musique d'une haine farouche, inexplicable ". Mais on ne peut pas dire que Mouchette connaisse la musique. Sa connaissance se limite à ce qu'elle apprend à l'école ou à la musique qu'elle entend parfois " à la fenêtre de l'estaminet... chaque dimanche ". La musique est donc presque toujours associée pour elle au " geignant harmonium " de l'école ou aux " longs doigts de madame l'institutrice. "
" Sitôt que se posent sur les touches du geignant harmonium les longs doigts de Madame... sa faible poitrine se serre si douloureusement, que les larmes lui viennent aux yeux. "
Mouchette va donc associer la musique à l'ordre, à la morale, à la culture, toutes choses qui la révoltent, parce qu'elles mettent en relief sa pauvreté et son humiliation. Quant à l'air de danse de l'estaminet : " jusqu'alors elle ne l'avait écouté qu'avec répugnance ".

M. Bergson  et P. Langevin qui s'inquiétaient des dangers que peut faire courir à l'humanité, la vie dans le monde moderne, réclamaient le premier  un " supplément d'âme ", l'autre un supplément de " raison " . G. Bernanos, lui, veut retrouver ce qu'il considère comme les sources de la vie authentique.
 Parce que Mouchette, malgré sa vie misérable et presque en marge de la société, est restée pure. Elle est donc située dans un monde qui n'est ni celui de la culture, ni celui de la débauche. C'est un monde personnel, silencieux, dont elle ne connaît pas encore le chant secret.
D'ailleurs, comment Mouchette pourrait-elle aimer la musique, dans sa situation de révoltée ? Mouchette est en révolte contre les autres, mais aussi contre elle-même. Elle avait d'ailleurs nous dit Bernanos :
" perdu depuis longtemps, le secret de ces routes mystérieuses par lesquelles on rentre en soi ".
Or, l'élément propre de la musique, est l'âme même. Elle suggère les mouvements de la vie inconsciente, de celui qui écoute. Et surtout, elle agit comme dit Hegel : "principalement sur la sensibilité ". Mais Mouchette n'est-elle pas opposée à tout attendrissement sur sa propre personne ? Elle refuse même les larmes qu'elle a versées dans son rêve, après le viol d'Arsène : " d'où viennent ces larmes dégoûtantes ? "
Enfin et surtout, la plus profonde suggestion de la musique est celle de la durée. instrument de révélation, elle donne accès, par delà le monde intérieur, à un univers mystique. Mais Mouchette ignore Dieu et, la révélation de l'infini, elle ne l'éprouvera que plus tard, grâce à l'amour, et au moment de sa mort.

   Mais si Mouchette hait la musique, elle hait encore plus le chant. La musique, par ses rapports avec l'âme et par son immatérialité, était proche du silence. Le chant, au contraire, par ses paroles imposées, est matière. Il oblige le chanteur à exprimer ce qu'il voudrait tenir caché, ou même ce qu'il n'éprouve pas. La répugnance à chanter devant ses compagnes et l'institutrice, malgré une voix émouvante, va symboliser chez Mouchette la pudeur et le repli sur sa solitude :
   " le démon du chant qui s'emparait d'elle la laissait ... dans une espèce de confusion inexplicable... comme si elle se fut trouvée nue, tout à coup, devant une foule railleuse. "
Ce que protège Mouchette, par le silence, c'est donc sa pureté. Elle la protège de façon inconsciente, mais rageusement, car : " elle s'use ", contre l'institutrice, " dans cette lutte inégale dont personne ne saura jamais la cruauté ". Elle refuse en quelque sorte de s'intégrer à un groupe social, au nom de sa race : celle des misérables qui est orgueilleuse, sauvage et pure.

C'est pour cette raison sans doute que l'attitude de Mouchette sera différente pour la musique de l'estaminet. Cette musique " nègre ", "bizarre"  sans doute aussi, populaire, primitive, spontanée et brutale comme le jazz, fait un peu penser au portrait d'Arsène :
" Elle ne songeait pas à le trouver beau. Il était seulement fait pour elle. "
 Il était de la même race, celle des proscrits. Pour la même raison, cet air de danse dont :
" les paroles ... sont incompréhensibles, ne cessait  " de la hanter, au lieu que les airs favoris de madame fuient à mesure sa mémoire ".
Peut-être cette musique évoque-t-elle en effet l'inconscient de Mouchette, tout le passé de sa race misérable ? Mouchette, en effet, quand elle se met à fredonner cet air, semble perdre conscience du monde réel :
" Il lui semblait qu'engagée sur une pente de neige, elle perdait presque aussitôt conscience de la vertigineuse descente ".
Cette pente ressemble fort, à celle qui conduit les personnages bernanosiens dans les zones les plus profondes de leur inconscient, jusqu'à ce lieu où mugissent silencieusement, l'instinct, l'hérédité et les voix des ancêtres.
Mais les tentatives de Mouchette dans ces régions de l'inconscient sont encore bien timides. Ce ne sera que dans l'expression de son amour pour Arsène, qu'elle s'épanouira pleinement.
" La musique " dit Hegel, " est la manifestation immédiate la plus vivante, des états et des sentiments de l'âme... Toutes les nuances de la joie... tous les degrés de la tristesse... l'amour, deviennent le domaine de l'expression musicale. "
C'est en effet, au moment où la joie pénètre peu à peu en Mouchette, et où son amour pour Arsène se révèle, que le chant va jaillir spontanément de son âme :

" Il lui semble qu'au-dedans d'elle, sa vie sourit du même sourire. Elle ne souhaite rien...et tout à coup elle chanta... Cela se fit si naturellement qu'elle ne s'en aperçut pas d'abord. "
Ce que Mouchette refusait dans le chant de l'institutrice, c'étaient les paroles imposées et la foule des spectateurs. Ce qu'elle fait maintenant à Arsène, c'est un véritable don de soi et de sa pureté, dans l'amour :
" elle écoutait jaillir cette voix pure, encore un peu tremblante d'une extraordinaire fragilité. "
Cette voix est la révélation de son être le plus profond. Celui qui a ses racines dans les eaux du silence et de la vérité.  Mais dans l'expression par le chant, la vérité de son être y est tout entière, elle s'y épanouit. On pourrait presque dire qu'une partie du secret, ou même du silence de son âme, s'est comme écoulée dans le chant. Une fois encore, pour exprimer cette idée, c'est l'image de l'eau qui va apparaître :
" Elle écoutait monter son chant avec une humble ferveur, il rafraîchissait son corps et son âme, elle eût voulu y tremper ses mains. "

Le chant est un message chargé d'exprimer son amour. La musique comme le silence du saint peuvent donc être une forme de langage. Mais seront-ils suffisants, pour les communications des hommes en société ?




 
8- Silence et langage

 

Le chant de Mouchette exprime son moi authentique. Le silence du Saint, lui , permet de se rapprocher de Dieu. " Veut-on dire ", alors dit G. Germain " que le langage n'exprime pas tout l'être " ?
" Est-il fait pour exprimer l'être? Le poète comme le mystique le savent : la parole la plus efficace est celle qui frappe dans l'éclair oblique de la suggestion : en face des réalités dernières, la pensée elle-même n'est qu'allusive ".  ( Germain  : Regard )
En effet, si la lucidité de Chevance, lui permet de lire jusque dans l'âme de Cénabre, il n'aura de l'imposture qu'une " vision incommunicable " .
" La communication s'établit mieux par l'âme que par l'esprit  " dirait sainte Thérèse et un regard suffit parfois : " son regard est si humblement suppliant ",  nous dit Bernanos à propos de Chevance, " que Cénabre ne peut retenir davantage l'aveu qu'il aurait voulu dissimuler ". Les saints sont donc des messagers silencieux, dont seules, la vie, la souffrance et la mort, expriment ce message adressé aux hommes. Mais Bernanos a montré aussi, bien souvent, qu'il est des circonstances où le silence ( celui qui refuse la parole  ), peut être dérisoire en face de la réalité, et n'être au fond que le refus de s'engager.
Le silence comme la musique peuvent donc être désincarnés, et ne plus présenter aucun rapport avec la vie. Le langage seul, en effet, permet à l'homme de se détacher de ses impressions, pour se les représenter. La matière va être une condition inévitable. Le langage est pour ainsi dire, le corps de la pensée;  il est la manifestation essentielle de l'humanité . Dans la Bible, l'évangéliste Jean, a exprimé cette idée, en disant que Jésus était " le verbe de Dieu ". " Et le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous  ". Le monde du silence sans la parole serait alors création inachevée.

Le silence, au commencement du monde était continu. Aujourd'hui, c'est en lui que se retrempe l'être intérieur. La parole par conséquent doit être comme toute la création matérialisation de ce dernier vestige qui est en nous. La parole doit être le revers du silence intérieur et en exprimer la vérité, de la même façon que les jours, dans " l'hymne à la nuit " de Péguy, étaient comme des parcelles de la nuit :
" C'est la nuit qui fait un long tissu continu... où les jours ne sont que des jours... C'est-à-dire comme des trous, dans une étoffe ".
Une telle parole, qui, comme le chant de Mouchette, permet l'expression d'une plénitude intérieure, est la parole du saint : ce " témoignage " dont parle Bernanos dans " le soleil de Satan " , qui " est comme arraché par le fer " . Dans " l'imposture", c'est justement Chevance, dont la parole est difficile qui nous transmet un tel langage. Quand Chevance parle à Cénabre, celui-ci sent quelque chose remuer en lui :
 " comme l'écho d'une voix familière, la dernière qui lui parlait ce langage, et c'était comme un pressentiment... que... plus jamais...il ne connaîtrait cette surnaturelle pitié. "
Mais il n'y a pas dans " l'Imposture " que la parole du saint, il y a aussi celle qui naît de l'inconscient comme une grâce divine :
Certains mots... rompent violemment le cours de la pensée comme issus des profondeurs de l'être... Renégat fut un de ces mots et le choc fut si rude que les lèvres de l'abbé Cénabre le prononcèrent à son insu. "
Plus tard, face à l'abbé Chevance, c'est grâce à de telles paroles presque inconscientes que Cénabre se confiera. Il permettra ainsi l'intervention de Chevance et de Chantal, pour le salut de son âme :
 " et néanmoins il sentit une fois de plus... que la parole imprudente le liait autant qu'un aveu. "
Mais l'homme ne peut pas faire passer entièrement la vérité dans la parole sans intervention divine. Chaque mot est donc lui-même porteur de silence. Bachelard qualifie joliment cette idée, en parlant des mots comme de " coquilles de paroles " :
" Oui, en écoutant certains mots, comme l'enfant écoute la mer, en un coquillage, un rêveur de mots entend les rumeurs d'un monde de songes " .
La parole peut donc, même si elle demeure toujours la même, reparaître nouvelle suivant les circonstances. c'est ainsi que dans l'aventure de Mouchette :
" Le mot de mort a retenti à ses oreilles comme si elle l'entendait pour la première fois. "
Le langage est donc imparfait, mais il devrait malgré tout exprimer la vérité et l'être. pourtant, il peut y avoir quelque chose de satanique dans le langage. En effet, pour Bernanos, le combat du démon a lieu essentiellement dans les mots.
 " Si nous nous taisons, il parle pour nous. Périssent avec lui les mots perfides."
C'est presque par ces termes que Bernanos termine son œuvre sur " le soleil de Satan ". De même dans " l'imposture ", l'origine des mots est souvent ambigüe.
" Comment cette parole vint-elle ? D'où vint-elle ? Il n'eût su dire non plus si elle était un mensonge ".
Et dans " la nouvelle histoire de Mouchette ", il faut songer surtout aux paroles de la vieille sacristine :
" Cela rappelle à Mouchette les petits moulins de bois que construisent les garçons. Il y en a un qui continue à faire entendre son bruit d'insecte ".
Cette image de l'insecte a toujours quelque chose d'inquiétant et de maléfique chez Bernanos.
Cette intrusion de Satan dans le langage, pose à Bernanos un problème important, en ce qui concerne sa vocation d'écrivain. faut-il garder le silence ou défendre coûte que coûte son point de vue, et tenter de retrouver la vérité, malgré les mots ? Il y a dans " l'Imposture ", une sorte d'interrogation sur le langage littéraire. Et, ce sont justement les médiocres et les imposteurs qui écrivent : Cénabre, M. Guérou, M. de Clergerie... Aux yeux de Bernanos, ces hommes ont falsifié le langage :
" A travers les mots menteurs sourd une atroce ironie, dont l'orgueil de l'abbé Cénabre connaît cependant la morsure ".
Mais le résultat sera tout autre, nous dit G. Germain, et l'auteur provoque une supra-conscience :
" La création de l'artiste... jaillit de quelque source située au-delà de la conscience... notre esprit... communique avec cet Océan souterrain sans lequel ses forces et ses lumières sont réduites au plus visible ( au plus faible ) de lui-même. "
On peut donc dire que dans toute œuvre, ce qui existe c'est ce qu'on veut bien donner de soi-même, et la faute impardonnable serait de communiquer aux hommes, quelque chose qui ne soutiendrait pas le regard de la sincérité divine.
Mais l'action de Satan n'agit pas seule pour pervertir le langage, et les hommes eux-mêmes ne donnent plus aucun rôle  à la vie intérieure, avant de parler. La parole est devenue dans les conversations un code social qui n'exprime que ce qu'il y a de plus superficiel en nous : " les mots de la tribu " disait Mallarmé. Ces mots jaillissant spontanément, de la culture, d'une mode, d'un parti politique ou d'une assemblée religieuse. C'est dans " l'Imposture " que Bernanos nous montre le groupe le plus uni. Dans cette société, chacun semble chercher la réponse ou un soutien sur le visage de l'autre :
" Le groupe s'était senti menacé, faisait front contre un danger commun... aucun d'eux n'était plus capable de prêter la moindre attention aux preuves données... ils étaient prêts à se satisfaire... de n'importe quelle réponse, pourvu... qu'elle permît de rester dans les convenances et la gravité ".
 Dans une telle société, le silence n'est plus qu'une attitude négative : " Une infirmité touchante et ridicule ". C'est le silence des mots qui se refusent. Ainsi ,la timidité et la maladresse de Chevance, apparaissent, dès le début de son entretien avec Cénabre, dans le débit haché de ses paroles :
" N'ayant pas osé prendre la parole le premier, redoutant d'avoir ainsi manqué à un devoir élémentaire... il osait à peine lever les yeux . "
C'est aussi le drame de Mouchette qui n'arrive pas à s'exprimer au moment voulu :
" Ce sont là des phrases qu'elle prononce au dedans d'elle, d'une voix si douce ! Mais elle ne réussit qu'à secouer la tête d'un air bougon. "
Mais pour Mouchette, il y a bien plus que le silence dû aux mots qui se refusent, il y a la misère même des images et du vocabulaire :
" Nulle confidence future ne saurait la délivrer de ce secret-là, car la malheureuse ne dispose que d'un certain nombre d'idées élémentaires, que son vocabulaire est encore trop court pour exprimer ".
On peut constater désormais que les problèmes que soulève l'étude du silence par rapport au langage, est presque celui d'une lutte entre le mensonge et la vérité. Il ne s'agit pourtant pas de le résoudre en s'enfermant dans le silence, celui qui empêche l'homme de s'exprimer, ni de se conformer à un ordre extérieur mais de rechercher cette vérité qui est en nous, ce silence. Il redonnera à la parole, l'innocence, la naïveté ou la spontanéité originelle. Contre la facilité du langage social, seul pourra être authentique le tourment d'un Chevance, qui désespère de ne pouvoir s'exprimer. On abandonne ici définitivement le silence comme attitude sociale et absence de bruit, pour ne plus s'occuper que de l'autre, celui qui a une vie propre et indépendante. Mais ce silence, comme le langage lui-même, n'est-il pas ambigu ?



 
9 Ambiguïté du silence dans ses rapports avec le surnaturel

 
En effet, dans toute œuvre de Bernanos, le monde du Mal semble faire face au monde du Bien, comme le paysage reflété dans une eau profonde. Il est souvent bien difficile de distinguer l'image du monde réel. De même, dans l'" imposture " ou la " Nouvelle histoire de Mouchette ", quand il est question du silence, on a parfois l'impression d'étouffer, ou parfois au contraire, l'atmosphère semble se détendre. Dans l'univers intérieur de chaque personnage, l'eau est bien le symbole du silence qui est en eux : mais il est des eaux claires comme des eaux maléfiques. On peut enfin se demander si le silence conduit les personnages à Dieu ou à Satan.
Dans le silence intérieur, les entreprises sur l'âme peuvent avoir deux origines opposées. Cénabre dans l'" imposture " n'est pas livré au seul désir de Satan, il est l'objet d'une autre volonté, celle de Dieu, dont Chevance et Chantal seront les derniers instruments.
" Les deux forces avaient paru se confondre un instant, mais il devenait clair qu'elles agissaient en contresens. La haine si cruelle qu'elle fût, le mettait en état de défense, le raidissait . L'humiliation déliait  cette résistance, la réduisait lentement , obstinément, avec une sagacité terrible. "
Le terme même de " paix " est complexe. Quand Bernanos nous dit dans " l'Imposture " que l'Abbé Cénabre " était entré sans débat dans une paix profonde ", on sait que cette paix n'est pas celle de l'âme, lorsqu'elle a trouvé Dieu. Elle révèle plutôt la présence de Satan qui n'a plus aucune bataille à livrer. D'ailleurs, chez Bernanos, seul le héros qui affronte la vie et la mort avec hésitation et angoisse, est proche de Dieu. Tandis que Satan se manifeste par la joie, par la " jubilation  d'un autre être , son accomplissement mystérieux "...
" Il recevait dans sa propre nature la force mystérieuse, il la subissait avec une joie terrible ".
La grâce de son côté agit secrètement. C'est seulement par instants  qu'elle se révèle, mais sous différentes formes. Tantôt sous celle du silence, comme celui qui envahit Chantal au moment de la mort de Chevance, tantôt par la présence de l'eau ou des larmes :
" La grâce divine... se montrait encore une fois : c'était comme la face d'un cadavre au fond des eaux. "
La présence des larmes est aussi un moment de détente, de repos et d'abandon en Dieu. Elles apparaissent au moment le plus désespéré pour Mouchette, et se présentent comme une délivrance possible à l'abbé Cénabre:
 " Il sentit monter à ses yeux les mêmes larmes inexplicables déjà offertes, déjà différées, suprême invention de la Miséricorde... "
Mais la grâce peut prendre aussi un aspect violent. Elle est alors prête à assaillir l'opposant :
" Il n'espérait plus rien qu'un signe... la brèche où put peser... la formidable pitié divine, qu'il entendait rugir autour du réprouvé. "
On a déjà vu l'ambiguïté du rêve dont les images silencieuses s'effaçaient, pour faire place à un silence plus solennel. Mais par ailleurs, le rêve Bernanosien peut être une grâce divine comme un mensonge. Il y a d'abord le rêve - illusion, qui pourtant fait figure d'Être. La plupart des personnages Bernanosiens vivent dans un rêve qui les trompe. ce qui perd Mouchette, c'est la fascination qu'exerce sur elle, le rêve d'Arsène. De son côté, Cénabre dans " l'Imposture " semble pris dans un rêve frénétique qui lui ferme " toutes les issues ". Mais le rêve peut suggérer aussi l'Appel de l'Amour divin. Ainsi, Cénabre vit dans un autre rêve : " et de ce rêve il ne devait attendre nulle merci. " Mais c'est celui-là justement qui le pousse à téléphoner à Chevance et qui le sauvera du néant. De même pour Mouchette, après les événements de la nuit dans le bois, tout va se passer, comme dans un demi-sommeil. Et c'est presque comme une somnambule qu'elle se retrouve devant le petit étang et devant la mort. On a déjà vu que l'atmosphère poétique créée par Bernanos, donnait à cette fin une impression de paix. Mais s'agit-il d'une manifestation divine ou satanique ?
Une étude du silence chez la vieille sacristine pourra peut-être éclaircir le problème. mais en cette pernicieuse vieille femme, quelque chose de la douceur mortelle de Monsieur Ouine. sa vie même est insolite. Elle ne manque aucune occasion de veiller un mort. Elle semble même particulièrement attirée par l'approche de la mort. enfin, elle vit dans une véritable retraite silencieuse, et c'est dans cette retraite qu'elle attire mouchette. Dès que Mouchette va pénétrer dans la maison,  elle va être prise par ce mystère, par ce silence : " qui recouvre ses épaules, son front ", et :
" par cette douceur perfide qui paraît tisser autour d'elle, diligente, patiente, les fils d'une trame invisible. "
Mouchette semble désormais prise comme un insecte dans une toile d'araignée.
La fillette est désormais une proie inerte, dans une sorte d'hypnose :
 " Ainsi les minutes qui précèdent un profond repos, et qui sont entre le sommeil et la mort, appartiennent à peine à la vie. "
Et c'est seulement, quand elle ne résistera plus du tout, qu'elle comprendra le langage de la vieille femme. En effet,
" Au moment même où elle cesse de lutter, se laisse couler à pic, elle entend de nouveau la voix de la vieille femme qui a l'air de poursuivre une phrase commencée "..
La fillette, déjà dans le monde des morts et du silence, est maintenant à la merci de la sacristine.
Il ne reste plus à la vieille femme qu'à initier la pauvre enfant à l'apitoiement sur soi, et ensuite à la mort. cette mort dont elle semble littéralement se nourrir. Le silence de la vieille sacristine ne desserre plus son étreinte. Il suit Mouchette jusqu'au petit étang. Et c'est véritablement en rêve que l'enfant vit ses dernières minutes : " Elle est entrée ainsi du coup dans le monde romanesque ". Mouchette ne sera sauvée de ce mauvais rêve que par la vision de sa main brune à travers l'étoffe de la robe, offerte par la sacristine ::
" Quelques secondes elle regarde cette main avec... une sorte de terreur. c'est ... pour ce motif futile que la pitié qu'elle commençait de ressentir pour elle-même se dissipe d'un seul coup. "
Mouchette se retrouve elle-même, avec sa misère et celle de ceux qui l'entourent. ce n'est plus une héroïne romanesque qui va jouer sa vie, mais une enfant solitaire, misérable, plongée dans la même communion des pauvres, que la petite amie de M. Duferty, à la fin du " journal d'un curé de campagne ".
" Lorsque je ne suis plus capable de rien... je vais me cacher dans un coin... et ... je pense à tous ces gens que je ne connais pas, qui me ressemblent, les mendiants qui battent la semelle... les gosses perdus... les fous. "
Mouchette de son côté pense aux mains déformées des pauvres : " mains laborieuses, mains ménagères que le repos rend ridicules ". Mais n'est-ce pas cette foule des malheureux qui attire le regard de compassion de Dieu ?
Le dernier symbole du mauvais rêve silencieux dans lequel Mouchette a pénétré depuis qu'elle a quitté la sacristine, est désormais la fameuse robe de mousseline. La trame de cette robe, comme la douceur mortelle et silencieuse de la vieille femme : " est ... aussi fragile qu'une toile d'araignée ", aussi gluante : " la pauvre fille essaie de dégager ses mains, mais la mousseline soyeuse, presque impalpable, s'accroche à la robe grossière, achève de s'en aller par lambeaux ". Le silence et la robe semblent se déchirer simultanément, et c'est à ce  moment-là que l'image de la mort apparaît à Mouchette, une fois encore. Mais cette fois la mort a un autre visage. Celui d'un " ami familier " et non plus d'une " découverte prodigieuse ". Peut-être cet ami qu'elle a cru un moment reconnaître en Arsène et qu'elle attend encore. Celui, sans doute, qui depuis le début du roman, parle dans son cœur. En effet, le silence qui vient de se déchirer a permis à cette voix, que Mouchette porte en elle, de se manifester à nouveau. Mais cet appel muet, ce " murmure ", n'est en fait qu'une autre forme d'un silence plus solennel encore. Le même " solennel silence " semblait veiller, dans " l'Imposture ", au pied du lit de mort de Chevance.
Cette fin de Mouchette fait penser au poème de Baudelaire : " le voyage ". Il ne reste plus, en effet, à la fillette, après toutes ses misères, qu'à placer son espérance dans le grand voyage : " enfer ou ciel  qu'importe ". Il apaisera sa recherche de l'ami idéal, sa hantise de l'infini. D'ailleurs, après le viol commis par Arsène, Mouchette ne pouvait vivre qu'en se bâtissant une fausse personnalité, un être mensonger, comme Cénabre, ou comme ces filles qui qui sortent de  chez La Ducasse sans plus éprouver crainte et dégoût, à la voix des garçons : voix particulières qui " deviennent  l'un des éléments familiers de la vie quotidienne ". Jusqu'au bout Mouchette reste pure, mais pourquoi alors, tout au long du roman, Dieu semble-t-il garder un silence tragique ?
Mais le silence de Dieu dans " La nouvelle histoire de Mouchette " est sans doute un paradoxe. bernanos ne lui procure aucun recours surnaturel, contre le monde hostile où il l'enferme, parce que Mouchette ignore la religion. mais dans son inconscient peut-être n'ignore-t-elle pas Dieu ? Peut-être, sans bien le savoir est-ce lui qu'elle attend du début à la fin ? En tous cas, il n'est pas possible que Dieu l'ignore. Le père Duval dans une chanson très simple et populaire s'adresse à ceux qui cherchent " le bon Dieu dans les nuages " : " vous ne verrez jamais son visage, vous manquerez encore son dernier passage ". Pour Mouchette, Dieu ne se manifeste pas de façon extraordinaire, mais il est sans doute présent comme un ami intime qui souffre en elle, et avec elle.
En effet, les intentions de Bernanos sont très nettes. La fin de Mouchette est non seulement poétique, mais sous le signe de la joie et de la paix, en même temps que celui de la misère la plus totale. or, nous avons déjà vu que, pour Bernanos, la paix dans le Christ est inséparable de son agonie. C'est au nom du Christ que, sans le savoir, la fillette protège sa pureté et refuse le monde faux qui l'entoure. A travers sa résignation instinctive, on a souvent l'impression que Mouchette est conduite par une main patiente. Celle qui à chaque chute la relève et qui la pousse à la révolte, sa seule défense. Mais c'est une révolte, proche en fait de l'espérance.
Bernanos dans " La nouvelle histoire de Mouchette ", réussit donc à rendre sensible cette présence de Dieu, en découvrant la seule misère de Mouchette. or :
 " Une telle misère, une misère qui a oublié  jusqu'à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l'épaule de Jésus Christ ",
nous dit " le curé de campagne ".
Par contre, dans " l'imposture " on peut parler du silence de Dieu. Chevance au moment de sa mort connaît le silence surnaturel :
 " Arrachez-moi de votre cœur, ma fille, jetez-moi ainsi qu'il m'a jeté lui-même, sans daigner se retourner encore une fois vers son serviteur humilié. "
Et, dans la partie de l'œuvre, autour de Cénabre, Dieu n'apparaît qu'avec les assauts de la grâce, tandis que sur le personnage : " le silence surnaturel, semblait scellé pour toujours ". Mais dans ces deux cas, les origines du silence de Dieu, sont presque opposées. Pour Chevance la solitude totale est la dernière épreuve :à surmonter avant de toucher à sa fin, comme pour le Christ au jardin des Oliviers, tandis que Cénabre refuse à Dieu son consentement intérieur :
" Qu'un regret est jailli à la surface de ces ténèbres intérieures c'en était assez pour rompre le silence qu'il opposait de toutes ses forces au Dieu vainqueur. "
Mais dans ces cas, le silence n'a plus rien de positif. Ce n'est pas non plus une attitude. Le silence de Dieu laisse un vide en l'homme. Et ce vide est proche du néant. Il convient donc dans une dernière étude d'essayer de délimiter la valeur de ces trois termes : silence - vide - néant.


 
10 - Silence - vide et néant

 
La définition du silence telle que la propose E. Littre a déjà été donnée en partie dans l'introduction. Le vide de son côté évoque quelque chose : " qui ne contient rien " tandis que le néant, c'est le " non-être ", ou mieux, comme dit Bernanos dans l'" Imposture ", en ce qui concerne le néant : " la place n'est pas vide, il n'y a pas de place du tout; il n'y a rien ". A côté de cela, il ne faut pas oublier que le silence n'était pas seulement " absence de bruit " mais qu'il y avait en lui un côté essentiellement positif et le souffle même de la vie.
Après ces trois définitions, il convient d'examiner à nouveau, la vie intérieure des personnages, cette " citerne ", qui est en chacun de nous . Le silence était, au plus profond, presque ce que Baudelaire a appelé " la vie antérieure ", celle qui ne se révèlerait qu'au moment de la mort. Mais au-dessus qu'y a-t-il en dehors de la masse inerte des péchés ? Pascal déjà, dans les " Pensées ", décrit cette vie intérieure de l'homme médiocre, qui brusquement cesse d'être agité :
" Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos... Il sent alors son néant, son impuissance, son vide ".
Or, dans l'"Imposture ", Cénabre d'une part est placé dans un monde où aucune distraction ne le détournera d'écouter les mouvements secrets de son âme. C'est dans un tel milieu qu'il découvrira son néant et qu'il l'acceptera pleinement. Et, d'autre part, Pernichon qui vient de perdre son travail de rédacteur, prend conscience du vide de son existence. Il ressemble, jusqu'au moment de son suicide, à une épave à la dérive.
Il y a en effet, une différence très nette, entre le
" vide " d'un Pernichon et le " néant " d'un Cénabre. On peut affirmer au premier abord, que tout péché débouche sur le vide, comme le mensonge de Cénabre, mais, c'est surtout l'homme médiocre qui vit, comme dirait Bernanos : " à la surface de lui-même ". En effet, Pernichon, comme toute la société de " l'Imposture ", ne révèle en fait, au lecteur, qu'un vide intérieur. Le jeune rédacteur :
" administre sa conscience avec dégoût, tel un boutiquier renié par sa clientèle à son comptoir désert ". Il sent lui-même l'effrayante immobilité...

Mais au-delà de ce vide, au-delà de la médiocrité, un gouffre s'ouvre, qui débouche sur le non-être. C'est le cas de Cénabre qui, non seulement tourne le dos à son passé, puisque :
" Chacun de ses pas en avant avait été une rupture avec le passé ".
Mais encore, cherche à tuer et à renier son enfance, le seul vestige du silence intérieur, la seule manifestation de la présence divine :
" Par la brèche mystérieuse, le passé tout entier avait glissé, comme une eau ".
C'est le signe d'un dépouillement total de l'âme, " d'un vide qui s'ouvre ". Et ce vide, qui n'est plus immobile et clos, conduit au néant. Cénabre dans une crise d'angoisse, en prendra conscience :
" Je ne crois plus ", s'écria-t-il, d'une voix sinistre : " il ne demeurait, sous le regard inaltérable de la conscience, que des gestes plus vains, que des songes, une vie... constituée en fonction d'un monde imaginaire ".
 
La différence fondamentale est que Pernichon :
" Soucieux d'éviter tout éclat dans ce monde ou dans l'autre ".
fuit dans le " divertissement ", de sa vie parisienne, de son métier, et d'une piété superficielle, l'image "trouble " de sa conscience. Tandis que Cénabre :
était entré sans débat... dans une paix profonde. Il est un des rares et peut-être le seul exemple d'un refus absolu.
Cénabre a porté le  " divertissement " Pascalien, à son apogée. Il se détourne de Dieu pour contempler son propre néant., et s'en délecter.
 " A la limite de son effort, il n'y a plus rien. Cette pensée l'exaltait... entre le néant et moi, se disait-il, il n'y a que cette vie hésitante, qu'un souffle peut abolir... son destin était désormais fixé jusqu'à la mort. "
A côté de cela, il y a le vide laissé par le silence de Dieu dans l'âme de Chevance et dans la pensée inconsciente de Mouchette. Mais pour Chevance l'angoisse est surmontée avant l'anéantissement. Et, grâce à Chantal, ce vide fait place à la joie : " ma petite fille, dit-il j'ai pris ce que vous m'avez donné ". Or c'était sa joie que lui avait proposé Chantal. Quant à l'angoisse de Mouchette, elle est justement la prise de conscience de ce vide :
 " Et aussitôt Mouchette crut voir son image falote glisser avec une rapidité prodigieuse, comme aspirée par le vide. "
Le désespoir dans ce cas, n'est pas nécessairement la marque d'un manque de confiance. Il ne révèle pas la misère d'une enfant sans Dieu. Il peut au contraire, être la manifestation d'une prise de conscience très précise de l'éternité, de l'infini.
Mais quand la prise de conscience du vide n'est pas surmontée, le seul mouvement possible, pour le héros bernanosien, est la chute verticale. Et, pour l'être qui est au bord du néant, il s'agit d'une chute éternelle. Cénabre, au début de " l'imposture " , est comme un :
" homme suspendu par ses mains défaillantes à demi ouvertes au-dessus du gouffre. "
Puis insensiblement il s'engloutira dans les profondeurs : " Je vous vois vous enfoncer comme un plomb ", lui dit Chevance.
" Que n'eût-il donné pour sentir une résistance, un déchirement fût-il le plus douloureux, n'importe quoi d'autre que la dissipation silencieuse de l'
Être qu'il avait cru réel, maintenant évanoui et remplacé par rien ".
Mais le silence, quand il est le sceau de Satan, n'a rien du souffle de vie, qu'on a rencontré à plusieurs reprises. il est lourd et immobile :
 " De seconde en seconde, le silence s'est fait plus compact, plus immobile, autour de son désespoir ".
On a déjà vu que le monde intérieur de chaque personnage était symbolisé par le milieu qui l'entoure. celui de Cénabre exigera une atmosphère pesante, rendue d'abord par la solitude. Cette solitude, Cénabre cherchera à la rompre en faisant appel à Chevance. Mais il y a aussi dans son univers un manque d'atmosphère et de vie. A cela s'ajoute la présence de certains objets irritants : le bruit de la lampe de pétrole, le miroir qui reflète son regard béant, la croix nue pendue au mur etc...
D'autre part, le regard de Cénabre, comme le silence tout autour de lui est figé.

" Ce regard tombait d'aplomb sur ses épaules... littéralement il en sentit la forme et le poids. "
Ce regard dévoile dans l'âme du personnage, le même silence lourd et immobilie, qui manifeste une présence satanique.
Enfin, il y a le maigre décor de son appartement, qui laisse lui aussi comme son âme, une impression de vide. par exemple la bibliothèque : "
ce coin désolé " avec " une mauvaise table "... " une simple étagère ". " les livres brillants et stériles ". Ou encore la chambre, dans laquelle le moindre bruit résonne :
" son pas sur le tapis, le choc d'un verre sur le marbre de la cheminée, son souffle même".
La rue aussi, pendant la nuit tragique, paraît : " vide et sonore ".
"
non point tout à fait déserte, ni muette, car tout à coup un pas sonore, sur le pavé, s'approche vite, avec une sorte de régularité mécanique, et subitement cessa. Le vide silencieux s'en accrut. "
Le silence dans son aspect négatif n'est donc pas seulement absence de bruit. Il est proche du vide. Et, dans son aspect positif, il peut être proche du néant. La présence de Satan se manifeste par une immobilité et une pesanteur, qui l'apparente à la mort. Quelle solution nous proposera alors Bernanos pour retrouver les sources de la vie authentique, le silence de Dieu ?
 
11 - A la recherche d'une vie authentique
 
Après cette étude, la vie intérieure des personnages bernanosiens pourra se résumer suivant quatre tendances : celle de la vie chrétienne, qui est recherche de ce que Bernanos a appelé " l'élément natal ", ( cette couche claire et limpide au plus profond de notre être ), celle de la médiocrité, qui caractérise la plupart des héros de l'Imposture, et se traduit par un vide intérieur ou même l'image du lac de boue; d'autre part le néant, sera la chute éternelle dans un vide qui s'ouvre, avec manifestation d'un silence lourd et immobile. Enfin, la sainteté, qui baigne déjà dans les eaux claires et silencieuses.
Par contrecoup, la vie sociale et humaine, sera aussi un choix entre le vide et la vie authentique. On va trouver dans les deux romans de Bernanos : " L'imposture " et " La nouvelle histoire de Mouchette ", également quatre formes d'existence en société : la vie de Mouchette qui est à chaque instant la recherche active d'un mieux. La vie rangée, étriquée et vide, de Pernichon et de la plupart des personnages de " l'imposture "; car tous font figure de masques. Une existence fabriquée de toutes pièces : celle de Cénabre, pour qui le lendemain sera parfaitement identique à la veille. On voit l'extrême sénilité, le néant de cette existence dont le passé mensonger semble éternisé. Et enfin, la vie de Chantal ou de Chevance, qui est vie dans le présent Le signe même de la vie authentique, du temps vécu dans le présent, c'est la joie de Chantal. Cette vie est surgissement des sources profondes de l'âme, dans la réalité sensible.
Vis à vis de la société, l'homme n'aura alors qu'un devoir comme dit G. Germain :
" devenir au milieu d'elle, l'être irremplaçable qu'il porte en lui de naissance ( ou d'avant la naissance ) "
Ce sera en fait retrouver la vraie vie dans le silence de Dieu.
   Contre cette maxime, le premier danger est celui du langage. En effet, puisque le langage ne  naît plus de cet
" être irremplaçable ", mais de l'extérieur social, il semble devenu l'ennemi de l'homme, un ennemi qui la pénètre. On a déjà vu que les mots avaient en eux du silence, mais encore ils se vident, deviennent morts, de la même façon que les hommes. La vieille sacristie dans " la Nouvelle histoire de Mouchette " évoque les paroles " qui n'ont plus de pouvoir ". Dans la société de " L'imposture ", pas une parole n'est sincère, pas un geste. Le " langage " y est :
" calqué bizarrement sur le style des rapports et des mandements, avec ce tour impayable qu'une certaine littérature a propagé dans le monde ".
Par les mots, on ne saisit désormais des sentiments et des pensées que leur aspect impersonnel, celui que le langage commun à tous les hommes a pu noter. On ne vit plus que parmi des généralités et des symboles, et l'individualité échappe aux hommes. Ce que l'abbé Cénabre fait volontairement.
" en ne rejetant pas tout à fait les symboles, préalablement vidés de toute substance ".
bien des hommes le font consciemment. Le langage ressemble désormais à une salle de musée, ou même, à ces " paroles gelées " dont parle Rabelais à la fin du " Quart livre ". Au moment du dégel, les paroles sont intégralement perçues par les oreilles humaines, mais ces paroles n'ont plus aucun rapport avec la vie. La naturel est recouvert par l'acquis.
Le même phénomène va agir sur la personnalité des hommes. l'homme par la surface de lui-même est en quelque sorte semblable aux autres personnages, uni à eux, par une discipline qui créé entre les humains une dépendance réciproque. C'est pour cette raison que Pernichon nous dit dans " l'Imposture " : " Sans la considération je ne suis rien " . S'installer dans cette partie socialisée, est-ce pour le moi humain le seul moyen de  s'attacher à quelque chose de solide ? En fait, Pernichon n'est plus lui-même mais une représentation de la société qu'il s'est imposée en voulant faire comme les autres. Or, le monde que nous présente Bernanos dans " l'Imposture " est entièrement fictif.
" manœuvres toujours secrètes, intermédiaires officieux et sans cesse désavoués... n'ayant rien en propre, pas même la doctrine qu'ils empruntent naïvement aux partis triomphants... Quelle entreprise à déraciner les âmes ! "
Comment l'homme qui vit toujours en société pourra-t-il donc retrouver la vie authentique ? Par une recherche, dans le recueillement et au plus profond de lui-même, de ses sources silencieuses qui font jaillir, non pas tout à fait : " la parole de vérité " mais une vérité à sa portée : " c'est-à-dire le " langage " de " l'enfance " tel que l'a nommé Bernanos dans " les grands cimetières sous la lune ".
" Tout ce qui vivifie l'humanité à travers les âges ", nous dit G. germain :
" Le chant, quand il est le sang de l'âme frais jailli (... ) la parole des prophètes ( ... ) l'amour, le vrai, celui qui traverse les êtres pour viser l'unité qui les relie, tout ce qui compte enfin quand nous échappons au " divertissement " quotidien , c'est de cette nappe que tout prend naissance ", [ en elle ], " nous créons, nous vivons, nous sommes ".
 
Conclusion

C'est donc seulement avec la joie et la spontanéité de l'enfance, que nous pourrons posséder une vie authentique. l'enfant, tout comme Mouchette, vit dans le silence, tant que les objets du monde extérieur, ne sont pas définitivement inscrits, dans sa mémoire, sous un signe convenable. mais cette âme d'enfant, seule la vertu du silence, permettra à l'homme adulte, de la retrouver. Les saints comme Chantal et Chevance, y parviennent  par la méditation. Mais pour la plupart des hommes, c'est une lumière, qu'ils n'aperçoivent que quand ils se rapprochent de la mort ou Bernanos nous dit à la fin de cette admirable préface des " grands cimetières sous la lune " :

" ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l'heure venue, c'est lui qui... entrera le premier dans la maison du Père."

Mais n'y a-t-il vraiment aucune solution intermédiaire ? Aucun moyen pour échapper au vide et au néant ? La perte du silence semble avoir modifié l'essence et la structure même de l'homme. Désormais l'homme ne pense plus. Et à côté de cela, le rêve, l'exotisme, les bars, les aventures, lui sont proposés pour se fuir, pour refouler chaque jour davantage, le silence, et faire le vide en lui-même. Enfin, pour glisser peu à peu, inconsciemment, sur cette pente qui conduit au néant. Pourtant le bonheur est derrière, en haut. Il faudrait reculer même à contrecœur, pour gagner ces lieux d'où la vue est plus large. le bonheur ,ainsi compris est le fruit des efforts que l'homme fait pour instituer la paix dans son âme. Bernanos nous propose alors une quête, une recherche de soi. Comme dit G. Germain :

" C'est la possession totale de notre être que nous exigerons désormais. "

Pour la vie intérieure dans le silence : " trois plénitudes " vont nous être offertes :
" De l'homme en son âme, de l'âme et du corps dans le couple humain, de l'âme dans l'océan Divin ".

L'âme ne puisera ses véritables richesses que dans le silence et la réflexion intérieure d'un Chevance; dans une passion pure et sincère, mais qui ne soit  pas méconnue, comme celle de Mouchette; et en Dieu. Dieu, même quand on le croit absent, agit en chacun des héros bernanosiens, et au sein même de la nature.
Pour la vie sociale ( même si le silence y est une attitude presque toujours négative, un défaut dans le déroulement continuel du bruit ), le silence intérieur doit jouer son rôle. Il doit redonner vie au langage social. Il sera alors nécessaire à l'homme de dépasser l'acquis et la culture, pour laisser le langage, d'une part subir l'assaut des choses extérieures, et d'autre part transmettre une partie de la vérité originelle, qui est passive dans le silence de son monde intérieur. Cela exige donc une attitude d'humilité, opposée à la démarche possessive et intellectualiste d'un Cénabre.

" Et c'est ce langage oublié, ce langage que je cherche de livre en livre. "

S'écrie Bernanos avec inquiétude pourtant :
" Il m'arrive parfois d'en retrouver quelque accent... et c'est cela qui vous fait prêter l'oreille, compagnons dispersés à travers le monde. "


On peut dire dès lors, que joint aux intentions et à la poésie créée par l'auteur, le silence est en quelque sorte la toile de fond des deux romans étudiés. Il est essentiellement positif et porteur d'un message, dans ses rapports avec le surnaturel. Mais malheureusement, il peut avoir deux tendances opposées : la première participe à travers l'angoisse et l'agonie de Chevance ou des misérables, à l'entreprise de rachat du Christ; la seconde, dans la passivité, l'oisiveté et l'immobilité, manifeste la présence effective de Satan.


Date de création : 07/06/2010 • 09:13
Dernière modification : 28/10/2014 • 11:38
Catégorie : Symbolique
Page lue 8915 fois
Haut
© 2004-2021

Document généré en 0.01 seconde