9 Ambiguïté du silence dans ses rapports avec le surnaturel
En effet, dans toute œuvre de Bernanos, le monde du Mal semble faire face au monde du Bien, comme le paysage reflété dans une eau profonde. Il est souvent bien difficile de distinguer l'image du monde réel. De même, dans l'" imposture " ou la " Nouvelle histoire de Mouchette ", quand il est question du silence, on a parfois l'impression d'étouffer, ou parfois au contraire, l'atmosphère semble se détendre. Dans l'univers intérieur de chaque personnage, l'eau est bien le symbole du silence qui est en eux : mais il est des eaux claires comme des eaux maléfiques. On peut enfin se demander si le silence conduit les personnages à Dieu ou à Satan.
Dans le silence intérieur, les entreprises sur l'âme peuvent avoir deux origines opposées. Cénabre dans l'" imposture " n'est pas livré au seul désir de Satan, il est l'objet d'une autre volonté, celle de Dieu, dont Chevance et Chantal seront les derniers instruments.
" Les deux forces avaient paru se confondre un instant, mais il devenait clair qu'elles agissaient en contresens. La haine si cruelle qu'elle fût, le mettait en état de défense, le raidissait . L'humiliation déliait cette résistance, la réduisait lentement , obstinément, avec une sagacité terrible. "
Le terme même de " paix " est complexe. Quand Bernanos nous dit dans " l'Imposture " que l'Abbé Cénabre " était entré sans débat dans une paix profonde ", on sait que cette paix n'est pas celle de l'âme, lorsqu'elle a trouvé Dieu. Elle révèle plutôt la présence de Satan qui n'a plus aucune bataille à livrer. D'ailleurs, chez Bernanos, seul le héros qui affronte la vie et la mort avec hésitation et angoisse, est proche de Dieu. Tandis que Satan se manifeste par la joie, par la " jubilation d'un autre être , son accomplissement mystérieux "...
" Il recevait dans sa propre nature la force mystérieuse, il la subissait avec une joie terrible ".
La grâce de son côté agit secrètement. C'est seulement par instants qu'elle se révèle, mais sous différentes formes. Tantôt sous celle du silence, comme celui qui envahit Chantal au moment de la mort de Chevance, tantôt par la présence de l'eau ou des larmes :
" La grâce divine... se montrait encore une fois : c'était comme la face d'un cadavre au fond des eaux. "
La présence des larmes est aussi un moment de détente, de repos et d'abandon en Dieu. Elles apparaissent au moment le plus désespéré pour Mouchette, et se présentent comme une délivrance possible à l'abbé Cénabre:
" Il sentit monter à ses yeux les mêmes larmes inexplicables déjà offertes, déjà différées, suprême invention de la Miséricorde... "
Mais la grâce peut prendre aussi un aspect violent. Elle est alors prête à assaillir l'opposant :
" Il n'espérait plus rien qu'un signe... la brèche où put peser... la formidable pitié divine, qu'il entendait rugir autour du réprouvé. "
On a déjà vu l'ambiguïté du rêve dont les images silencieuses s'effaçaient, pour faire place à un silence plus solennel. Mais par ailleurs, le rêve Bernanosien peut être une grâce divine comme un mensonge. Il y a d'abord le rêve - illusion, qui pourtant fait figure d'Être. La plupart des personnages Bernanosiens vivent dans un rêve qui les trompe. ce qui perd Mouchette, c'est la fascination qu'exerce sur elle, le rêve d'Arsène. De son côté, Cénabre dans " l'Imposture " semble pris dans un rêve frénétique qui lui ferme " toutes les issues ". Mais le rêve peut suggérer aussi l'Appel de l'Amour divin. Ainsi, Cénabre vit dans un autre rêve : " et de ce rêve il ne devait attendre nulle merci. " Mais c'est celui-là justement qui le pousse à téléphoner à Chevance et qui le sauvera du néant. De même pour Mouchette, après les événements de la nuit dans le bois, tout va se passer, comme dans un demi-sommeil. Et c'est presque comme une somnambule qu'elle se retrouve devant le petit étang et devant la mort. On a déjà vu que l'atmosphère poétique créée par Bernanos, donnait à cette fin une impression de paix. Mais s'agit-il d'une manifestation divine ou satanique ?
Une étude du silence chez la vieille sacristine pourra peut-être éclaircir le problème. mais en cette pernicieuse vieille femme, quelque chose de la douceur mortelle de Monsieur Ouine. sa vie même est insolite. Elle ne manque aucune occasion de veiller un mort. Elle semble même particulièrement attirée par l'approche de la mort. enfin, elle vit dans une véritable retraite silencieuse, et c'est dans cette retraite qu'elle attire mouchette. Dès que Mouchette va pénétrer dans la maison, elle va être prise par ce mystère, par ce silence : " qui recouvre ses épaules, son front ", et :
" par cette douceur perfide qui paraît tisser autour d'elle, diligente, patiente, les fils d'une trame invisible. "
Mouchette semble désormais prise comme un insecte dans une toile d'araignée.
La fillette est désormais une proie inerte, dans une sorte d'hypnose :
" Ainsi les minutes qui précèdent un profond repos, et qui sont entre le sommeil et la mort, appartiennent à peine à la vie. "
Et c'est seulement, quand elle ne résistera plus du tout, qu'elle comprendra le langage de la vieille femme. En effet,
" Au moment même où elle cesse de lutter, se laisse couler à pic, elle entend de nouveau la voix de la vieille femme qui a l'air de poursuivre une phrase commencée "..
La fillette, déjà dans le monde des morts et du silence, est maintenant à la merci de la sacristine.
Il ne reste plus à la vieille femme qu'à initier la pauvre enfant à l'apitoiement sur soi, et ensuite à la mort. cette mort dont elle semble littéralement se nourrir. Le silence de la vieille sacristine ne desserre plus son étreinte. Il suit Mouchette jusqu'au petit étang. Et c'est véritablement en rêve que l'enfant vit ses dernières minutes : " Elle est entrée ainsi du coup dans le monde romanesque ". Mouchette ne sera sauvée de ce mauvais rêve que par la vision de sa main brune à travers l'étoffe de la robe, offerte par la sacristine ::
" Quelques secondes elle regarde cette main avec... une sorte de terreur. c'est ... pour ce motif futile que la pitié qu'elle commençait de ressentir pour elle-même se dissipe d'un seul coup. "
Mouchette se retrouve elle-même, avec sa misère et celle de ceux qui l'entourent. ce n'est plus une héroïne romanesque qui va jouer sa vie, mais une enfant solitaire, misérable, plongée dans la même communion des pauvres, que la petite amie de M. Duferty, à la fin du " journal d'un curé de campagne ".
" Lorsque je ne suis plus capable de rien... je vais me cacher dans un coin... et ... je pense à tous ces gens que je ne connais pas, qui me ressemblent, les mendiants qui battent la semelle... les gosses perdus... les fous. "
Mouchette de son côté pense aux mains déformées des pauvres : " mains laborieuses, mains ménagères que le repos rend ridicules ". Mais n'est-ce pas cette foule des malheureux qui attire le regard de compassion de Dieu ?
Le dernier symbole du mauvais rêve silencieux dans lequel Mouchette a pénétré depuis qu'elle a quitté la sacristine, est désormais la fameuse robe de mousseline. La trame de cette robe, comme la douceur mortelle et silencieuse de la vieille femme : " est ... aussi fragile qu'une toile d'araignée ", aussi gluante : " la pauvre fille essaie de dégager ses mains, mais la mousseline soyeuse, presque impalpable, s'accroche à la robe grossière, achève de s'en aller par lambeaux ". Le silence et la robe semblent se déchirer simultanément, et c'est à ce moment-là que l'image de la mort apparaît à Mouchette, une fois encore. Mais cette fois la mort a un autre visage. Celui d'un " ami familier " et non plus d'une " découverte prodigieuse ". Peut-être cet ami qu'elle a cru un moment reconnaître en Arsène et qu'elle attend encore. Celui, sans doute, qui depuis le début du roman, parle dans son cœur. En effet, le silence qui vient de se déchirer a permis à cette voix, que Mouchette porte en elle, de se manifester à nouveau. Mais cet appel muet, ce " murmure ", n'est en fait qu'une autre forme d'un silence plus solennel encore. Le même " solennel silence " semblait veiller, dans " l'Imposture ", au pied du lit de mort de Chevance.
Cette fin de Mouchette fait penser au poème de Baudelaire : " le voyage ". Il ne reste plus, en effet, à la fillette, après toutes ses misères, qu'à placer son espérance dans le grand voyage : " enfer ou ciel qu'importe ". Il apaisera sa recherche de l'ami idéal, sa hantise de l'infini. D'ailleurs, après le viol commis par Arsène, Mouchette ne pouvait vivre qu'en se bâtissant une fausse personnalité, un être mensonger, comme Cénabre, ou comme ces filles qui qui sortent de chez La Ducasse sans plus éprouver crainte et dégoût, à la voix des garçons : voix particulières qui " deviennent l'un des éléments familiers de la vie quotidienne ". Jusqu'au bout Mouchette reste pure, mais pourquoi alors, tout au long du roman, Dieu semble-t-il garder un silence tragique ?
Mais le silence de Dieu dans " La nouvelle histoire de Mouchette " est sans doute un paradoxe. bernanos ne lui procure aucun recours surnaturel, contre le monde hostile où il l'enferme, parce que Mouchette ignore la religion. mais dans son inconscient peut-être n'ignore-t-elle pas Dieu ? Peut-être, sans bien le savoir est-ce lui qu'elle attend du début à la fin ? En tous cas, il n'est pas possible que Dieu l'ignore. Le père Duval dans une chanson très simple et populaire s'adresse à ceux qui cherchent " le bon Dieu dans les nuages " : " vous ne verrez jamais son visage, vous manquerez encore son dernier passage ". Pour Mouchette, Dieu ne se manifeste pas de façon extraordinaire, mais il est sans doute présent comme un ami intime qui souffre en elle, et avec elle.
En effet, les intentions de Bernanos sont très nettes. La fin de Mouchette est non seulement poétique, mais sous le signe de la joie et de la paix, en même temps que celui de la misère la plus totale. or, nous avons déjà vu que, pour Bernanos, la paix dans le Christ est inséparable de son agonie. C'est au nom du Christ que, sans le savoir, la fillette protège sa pureté et refuse le monde faux qui l'entoure. A travers sa résignation instinctive, on a souvent l'impression que Mouchette est conduite par une main patiente. Celle qui à chaque chute la relève et qui la pousse à la révolte, sa seule défense. Mais c'est une révolte, proche en fait de l'espérance.
Bernanos dans " La nouvelle histoire de Mouchette ", réussit donc à rendre sensible cette présence de Dieu, en découvrant la seule misère de Mouchette. or :
" Une telle misère, une misère qui a oublié jusqu'à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l'épaule de Jésus Christ ",
nous dit " le curé de campagne ".
Par contre, dans " l'imposture " on peut parler du silence de Dieu. Chevance au moment de sa mort connaît le silence surnaturel :
" Arrachez-moi de votre cœur, ma fille, jetez-moi ainsi qu'il m'a jeté lui-même, sans daigner se retourner encore une fois vers son serviteur humilié. "
Et, dans la partie de l'œuvre, autour de Cénabre, Dieu n'apparaît qu'avec les assauts de la grâce, tandis que sur le personnage : " le silence surnaturel, semblait scellé pour toujours ". Mais dans ces deux cas, les origines du silence de Dieu, sont presque opposées. Pour Chevance la solitude totale est la dernière épreuve :à surmonter avant de toucher à sa fin, comme pour le Christ au jardin des Oliviers, tandis que Cénabre refuse à Dieu son consentement intérieur :
" Qu'un regret est jailli à la surface de ces ténèbres intérieures c'en était assez pour rompre le silence qu'il opposait de toutes ses forces au Dieu vainqueur. "
Mais dans ces cas, le silence n'a plus rien de positif. Ce n'est pas non plus une attitude. Le silence de Dieu laisse un vide en l'homme. Et ce vide est proche du néant. Il convient donc dans une dernière étude d'essayer de délimiter la valeur de ces trois termes : silence - vide - néant.
10 - Silence - vide et néant
La définition du silence telle que la propose E. Littre a déjà été donnée en partie dans l'introduction. Le vide de son côté évoque quelque chose : " qui ne contient rien " tandis que le néant, c'est le " non-être ", ou mieux, comme dit Bernanos dans l'" Imposture ", en ce qui concerne le néant : " la place n'est pas vide, il n'y a pas de place du tout; il n'y a rien ". A côté de cela, il ne faut pas oublier que le silence n'était pas seulement " absence de bruit " mais qu'il y avait en lui un côté essentiellement positif et le souffle même de la vie.
Après ces trois définitions, il convient d'examiner à nouveau, la vie intérieure des personnages, cette " citerne ", qui est en chacun de nous . Le silence était, au plus profond, presque ce que Baudelaire a appelé " la vie antérieure ", celle qui ne se révèlerait qu'au moment de la mort. Mais au-dessus qu'y a-t-il en dehors de la masse inerte des péchés ? Pascal déjà, dans les " Pensées ", décrit cette vie intérieure de l'homme médiocre, qui brusquement cesse d'être agité :
" Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos... Il sent alors son néant, son impuissance, son vide ".
Or, dans l'"Imposture ", Cénabre d'une part est placé dans un monde où aucune distraction ne le détournera d'écouter les mouvements secrets de son âme. C'est dans un tel milieu qu'il découvrira son néant et qu'il l'acceptera pleinement. Et, d'autre part, Pernichon qui vient de perdre son travail de rédacteur, prend conscience du vide de son existence. Il ressemble, jusqu'au moment de son suicide, à une épave à la dérive.
Il y a en effet, une différence très nette, entre le " vide " d'un Pernichon et le " néant " d'un Cénabre. On peut affirmer au premier abord, que tout péché débouche sur le vide, comme le mensonge de Cénabre, mais, c'est surtout l'homme médiocre qui vit, comme dirait Bernanos : " à la surface de lui-même ". En effet, Pernichon, comme toute la société de " l'Imposture ", ne révèle en fait, au lecteur, qu'un vide intérieur. Le jeune rédacteur :
" administre sa conscience avec dégoût, tel un boutiquier renié par sa clientèle à son comptoir désert ". Il sent lui-même l'effrayante immobilité...
Mais au-delà de ce vide, au-delà de la médiocrité, un gouffre s'ouvre, qui débouche sur le non-être. C'est le cas de Cénabre qui, non seulement tourne le dos à son passé, puisque :
" Chacun de ses pas en avant avait été une rupture avec le passé ".
Mais encore, cherche à tuer et à renier son enfance, le seul vestige du silence intérieur, la seule manifestation de la présence divine :
" Par la brèche mystérieuse, le passé tout entier avait glissé, comme une eau ".
C'est le signe d'un dépouillement total de l'âme, " d'un vide qui s'ouvre ". Et ce vide, qui n'est plus immobile et clos, conduit au néant. Cénabre dans une crise d'angoisse, en prendra conscience :
" Je ne crois plus ", s'écria-t-il, d'une voix sinistre : " il ne demeurait, sous le regard inaltérable de la conscience, que des gestes plus vains, que des songes, une vie... constituée en fonction d'un monde imaginaire ".
La différence fondamentale est que Pernichon :
" Soucieux d'éviter tout éclat dans ce monde ou dans l'autre ".
fuit dans le " divertissement ", de sa vie parisienne, de son métier, et d'une piété superficielle, l'image "trouble " de sa conscience. Tandis que Cénabre :
était entré sans débat... dans une paix profonde. Il est un des rares et peut-être le seul exemple d'un refus absolu.
Cénabre a porté le " divertissement " Pascalien, à son apogée. Il se détourne de Dieu pour contempler son propre néant., et s'en délecter.
" A la limite de son effort, il n'y a plus rien. Cette pensée l'exaltait... entre le néant et moi, se disait-il, il n'y a que cette vie hésitante, qu'un souffle peut abolir... son destin était désormais fixé jusqu'à la mort. "
A côté de cela, il y a le vide laissé par le silence de Dieu dans l'âme de Chevance et dans la pensée inconsciente de Mouchette. Mais pour Chevance l'angoisse est surmontée avant l'anéantissement. Et, grâce à Chantal, ce vide fait place à la joie : " ma petite fille, dit-il j'ai pris ce que vous m'avez donné ". Or c'était sa joie que lui avait proposé Chantal. Quant à l'angoisse de Mouchette, elle est justement la prise de conscience de ce vide :
" Et aussitôt Mouchette crut voir son image falote glisser avec une rapidité prodigieuse, comme aspirée par le vide. "
Le désespoir dans ce cas, n'est pas nécessairement la marque d'un manque de confiance. Il ne révèle pas la misère d'une enfant sans Dieu. Il peut au contraire, être la manifestation d'une prise de conscience très précise de l'éternité, de l'infini.
Mais quand la prise de conscience du vide n'est pas surmontée, le seul mouvement possible, pour le héros bernanosien, est la chute verticale. Et, pour l'être qui est au bord du néant, il s'agit d'une chute éternelle. Cénabre, au début de " l'imposture " , est comme un :
" homme suspendu par ses mains défaillantes à demi ouvertes au-dessus du gouffre. "
Puis insensiblement il s'engloutira dans les profondeurs : " Je vous vois vous enfoncer comme un plomb ", lui dit Chevance.
" Que n'eût-il donné pour sentir une résistance, un déchirement fût-il le plus douloureux, n'importe quoi d'autre que la dissipation silencieuse de l'Être qu'il avait cru réel, maintenant évanoui et remplacé par rien ".
Mais le silence, quand il est le sceau de Satan, n'a rien du souffle de vie, qu'on a rencontré à plusieurs reprises. il est lourd et immobile :
" De seconde en seconde, le silence s'est fait plus compact, plus immobile, autour de son désespoir ".
On a déjà vu que le monde intérieur de chaque personnage était symbolisé par le milieu qui l'entoure. celui de Cénabre exigera une atmosphère pesante, rendue d'abord par la solitude. Cette solitude, Cénabre cherchera à la rompre en faisant appel à Chevance. Mais il y a aussi dans son univers un manque d'atmosphère et de vie. A cela s'ajoute la présence de certains objets irritants : le bruit de la lampe de pétrole, le miroir qui reflète son regard béant, la croix nue pendue au mur etc...
D'autre part, le regard de Cénabre, comme le silence tout autour de lui est figé.
" Ce regard tombait d'aplomb sur ses épaules... littéralement il en sentit la forme et le poids. "
Ce regard dévoile dans l'âme du personnage, le même silence lourd et immobilie, qui manifeste une présence satanique.
Enfin, il y a le maigre décor de son appartement, qui laisse lui aussi comme son âme, une impression de vide. par exemple la bibliothèque : " ce coin désolé " avec " une mauvaise table "... " une simple étagère ". " les livres brillants et stériles ". Ou encore la chambre, dans laquelle le moindre bruit résonne :
" son pas sur le tapis, le choc d'un verre sur le marbre de la cheminée, son souffle même".
La rue aussi, pendant la nuit tragique, paraît : " vide et sonore ".
" non point tout à fait déserte, ni muette, car tout à coup un pas sonore, sur le pavé, s'approche vite, avec une sorte de régularité mécanique, et subitement cessa. Le vide silencieux s'en accrut. "
Le silence dans son aspect négatif n'est donc pas seulement absence de bruit. Il est proche du vide. Et, dans son aspect positif, il peut être proche du néant. La présence de Satan se manifeste par une immobilité et une pesanteur, qui l'apparente à la mort. Quelle solution nous proposera alors Bernanos pour retrouver les sources de la vie authentique, le silence de Dieu ?
11 - A la recherche d'une vie authentique
Après cette étude, la vie intérieure des personnages bernanosiens pourra se résumer suivant quatre tendances : celle de la vie chrétienne, qui est recherche de ce que Bernanos a appelé " l'élément natal ", ( cette couche claire et limpide au plus profond de notre être ), celle de la médiocrité, qui caractérise la plupart des héros de l'Imposture, et se traduit par un vide intérieur ou même l'image du lac de boue; d'autre part le néant, sera la chute éternelle dans un vide qui s'ouvre, avec manifestation d'un silence lourd et immobile. Enfin, la sainteté, qui baigne déjà dans les eaux claires et silencieuses.
Par contrecoup, la vie sociale et humaine, sera aussi un choix entre le vide et la vie authentique. On va trouver dans les deux romans de Bernanos : " L'imposture " et " La nouvelle histoire de Mouchette ", également quatre formes d'existence en société : la vie de Mouchette qui est à chaque instant la recherche active d'un mieux. La vie rangée, étriquée et vide, de Pernichon et de la plupart des personnages de " l'imposture "; car tous font figure de masques. Une existence fabriquée de toutes pièces : celle de Cénabre, pour qui le lendemain sera parfaitement identique à la veille. On voit l'extrême sénilité, le néant de cette existence dont le passé mensonger semble éternisé. Et enfin, la vie de Chantal ou de Chevance, qui est vie dans le présent Le signe même de la vie authentique, du temps vécu dans le présent, c'est la joie de Chantal. Cette vie est surgissement des sources profondes de l'âme, dans la réalité sensible.
Vis à vis de la société, l'homme n'aura alors qu'un devoir comme dit G. Germain :
" devenir au milieu d'elle, l'être irremplaçable qu'il porte en lui de naissance ( ou d'avant la naissance ) "
Ce sera en fait retrouver la vraie vie dans le silence de Dieu.
Contre cette maxime, le premier danger est celui du langage. En effet, puisque le langage ne naît plus de cet " être irremplaçable ", mais de l'extérieur social, il semble devenu l'ennemi de l'homme, un ennemi qui la pénètre. On a déjà vu que les mots avaient en eux du silence, mais encore ils se vident, deviennent morts, de la même façon que les hommes. La vieille sacristie dans " la Nouvelle histoire de Mouchette " évoque les paroles " qui n'ont plus de pouvoir ". Dans la société de " L'imposture ", pas une parole n'est sincère, pas un geste. Le " langage " y est :
" calqué bizarrement sur le style des rapports et des mandements, avec ce tour impayable qu'une certaine littérature a propagé dans le monde ".
Par les mots, on ne saisit désormais des sentiments et des pensées que leur aspect impersonnel, celui que le langage commun à tous les hommes a pu noter. On ne vit plus que parmi des généralités et des symboles, et l'individualité échappe aux hommes. Ce que l'abbé Cénabre fait volontairement.
" en ne rejetant pas tout à fait les symboles, préalablement vidés de toute substance ".
bien des hommes le font consciemment. Le langage ressemble désormais à une salle de musée, ou même, à ces " paroles gelées " dont parle Rabelais à la fin du " Quart livre ". Au moment du dégel, les paroles sont intégralement perçues par les oreilles humaines, mais ces paroles n'ont plus aucun rapport avec la vie. La naturel est recouvert par l'acquis.
Le même phénomène va agir sur la personnalité des hommes. l'homme par la surface de lui-même est en quelque sorte semblable aux autres personnages, uni à eux, par une discipline qui créé entre les humains une dépendance réciproque. C'est pour cette raison que Pernichon nous dit dans " l'Imposture " : " Sans la considération je ne suis rien " . S'installer dans cette partie socialisée, est-ce pour le moi humain le seul moyen de s'attacher à quelque chose de solide ? En fait, Pernichon n'est plus lui-même mais une représentation de la société qu'il s'est imposée en voulant faire comme les autres. Or, le monde que nous présente Bernanos dans " l'Imposture " est entièrement fictif.
" manœuvres toujours secrètes, intermédiaires officieux et sans cesse désavoués... n'ayant rien en propre, pas même la doctrine qu'ils empruntent naïvement aux partis triomphants... Quelle entreprise à déraciner les âmes ! "
Comment l'homme qui vit toujours en société pourra-t-il donc retrouver la vie authentique ? Par une recherche, dans le recueillement et au plus profond de lui-même, de ses sources silencieuses qui font jaillir, non pas tout à fait : " la parole de vérité " mais une vérité à sa portée : " c'est-à-dire le " langage " de " l'enfance " tel que l'a nommé Bernanos dans " les grands cimetières sous la lune ".
" Tout ce qui vivifie l'humanité à travers les âges ", nous dit G. germain :
" Le chant, quand il est le sang de l'âme frais jailli (... ) la parole des prophètes ( ... ) l'amour, le vrai, celui qui traverse les êtres pour viser l'unité qui les relie, tout ce qui compte enfin quand nous échappons au " divertissement " quotidien , c'est de cette nappe que tout prend naissance ", [ en elle ], " nous créons, nous vivons, nous sommes ".
Conclusion
C'est donc seulement avec la joie et la spontanéité de l'enfance, que nous pourrons posséder une vie authentique. l'enfant, tout comme Mouchette, vit dans le silence, tant que les objets du monde extérieur, ne sont pas définitivement inscrits, dans sa mémoire, sous un signe convenable. mais cette âme d'enfant, seule la vertu du silence, permettra à l'homme adulte, de la retrouver. Les saints comme Chantal et Chevance, y parviennent par la méditation. Mais pour la plupart des hommes, c'est une lumière, qu'ils n'aperçoivent que quand ils se rapprochent de la mort ou Bernanos nous dit à la fin de cette admirable préface des " grands cimetières sous la lune " :
" ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, l'heure venue, c'est lui qui... entrera le premier dans la maison du Père."
Mais n'y a-t-il vraiment aucune solution intermédiaire ? Aucun moyen pour échapper au vide et au néant ? La perte du silence semble avoir modifié l'essence et la structure même de l'homme. Désormais l'homme ne pense plus. Et à côté de cela, le rêve, l'exotisme, les bars, les aventures, lui sont proposés pour se fuir, pour refouler chaque jour davantage, le silence, et faire le vide en lui-même. Enfin, pour glisser peu à peu, inconsciemment, sur cette pente qui conduit au néant. Pourtant le bonheur est derrière, en haut. Il faudrait reculer même à contrecœur, pour gagner ces lieux d'où la vue est plus large. le bonheur ,ainsi compris est le fruit des efforts que l'homme fait pour instituer la paix dans son âme. Bernanos nous propose alors une quête, une recherche de soi. Comme dit G. Germain :
" C'est la possession totale de notre être que nous exigerons désormais. "
Pour la vie intérieure dans le silence : " trois plénitudes " vont nous être offertes :
" De l'homme en son âme, de l'âme et du corps dans le couple humain, de l'âme dans l'océan Divin ".
L'âme ne puisera ses véritables richesses que dans le silence et la réflexion intérieure d'un Chevance; dans une passion pure et sincère, mais qui ne soit pas méconnue, comme celle de Mouchette; et en Dieu. Dieu, même quand on le croit absent, agit en chacun des héros bernanosiens, et au sein même de la nature.
Pour la vie sociale ( même si le silence y est une attitude presque toujours négative, un défaut dans le déroulement continuel du bruit ), le silence intérieur doit jouer son rôle. Il doit redonner vie au langage social. Il sera alors nécessaire à l'homme de dépasser l'acquis et la culture, pour laisser le langage, d'une part subir l'assaut des choses extérieures, et d'autre part transmettre une partie de la vérité originelle, qui est passive dans le silence de son monde intérieur. Cela exige donc une attitude d'humilité, opposée à la démarche possessive et intellectualiste d'un Cénabre.
" Et c'est ce langage oublié, ce langage que je cherche de livre en livre. "
S'écrie Bernanos avec inquiétude pourtant :
" Il m'arrive parfois d'en retrouver quelque accent... et c'est cela qui vous fait prêter l'oreille, compagnons dispersés à travers le monde. "
On peut dire dès lors, que joint aux intentions et à la poésie créée par l'auteur, le silence est en quelque sorte la toile de fond des deux romans étudiés. Il est essentiellement positif et porteur d'un message, dans ses rapports avec le surnaturel. Mais malheureusement, il peut avoir deux tendances opposées : la première participe à travers l'angoisse et l'agonie de Chevance ou des misérables, à l'entreprise de rachat du Christ; la seconde, dans la passivité, l'oisiveté et l'immobilité, manifeste la présence effective de Satan.