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L'école et la vie des villages du sud ouest au 19 e

L'école et la vie des villages du sud ouest au 19 e

Jusqu'en 1870, dans les villages, l'enseignement pour les garçons n'existait pas. Mais depuis cette date, des instituteurs payés par l'État avaient été nommés. Marie y était favorable. Le père refusa formellement d'envoyer son fils aîné en classe, pourtant il accepta de laisser partir les plus jeunes, chaque fois qu'il n'aurait pas besoin d'eux.
- S'ils font des études, ils seront perdus pour la terre ou pour tout autre métier dans le coin maugréait la grand-mère, mécontente. Le 3e fils cependant était même allé jusqu'au collège. Cela souleva un nouveau problème parce que Marie envisagea d'envoyer ses enfants à l'école au moins une demi-journée. Elle-même savait lire. Au début la grand-mère avait grondé :
- A quoi cela servira-t-il ? Mais bien vite elle avait été la seule capable de lire le courrier de la famille transmis par le curé.
- A la rigueur pour une fille, mais les garçons ont bien d'autres choses à apprendre.
Pourtant, comme Marie se montrait de plus en plus gentille et entreprenante, elle finit par accepter, mais comme son fils, elle précisa : pas pour l'aîné et seulement par grand froid. Les plus grands allèrent à l'école l'hiver. Ils prenaient donc leur petit déjeuner avec le père et la mère, puis ils s'éloignaient avant le lever du soleil. Au-delà de la cour les ormeaux se dressaient, hauts et sombres, sur le ciel noir. Les enfants s'engageaient fièrement sur le chemin, poursuivis par le silence hivernal. Ils marchaient en balançant la lanterne qui faisait briller les buissons et miroiter la glace dans les ornières. Ils arrivaient parmi les premiers, les joues rougies par le vent, les cheveux en bataille, flottant dans les pantalons des plus âgés encore trop larges. mais ils apportaient le parfum des genévriers et quantité d'objets qu'ils avait taillés dans le bois, comme souvenirs insolites et pour les récréations. Presque tous les élèves appréciaient cette récréation animée par les plus dégourdis. Dès le début quelques coups de galoches, malicieusement bien envoyés, valaient à ceux-ci le respect des condisciples. Ensuite, celui qui avait aussi de l'imagination, faisait partie des meneurs. Les camarades, impatients, s'attroupaient autour d'eux tandis qu'ils organisaient les jeux, en attendant que le poêle fût allumé. Ces jeunes gens savaient transformer, avec une lime, les ferrures des sabots qui se métamorphosaient en véritables patins sur les flaques gelées. D'autres fois, les gamins pataugeaient dans la neige et elle perdait bien vite sa blancheur immaculée. Les mains dans les poches de leur tablier noir, ils gesticulaient, criaient. La boue giclait à merveille sous les godillots. Peu après, la maître surgissait. Dans la tranquillité soudaine, toujours prêt à rendre service, ils aidaient l'instituteur à rassembler les bûches offertes chaque matin par les élèves. S'ils se montraient légèrement fripouilles, ils restaient aussi tellement attachants ! Tour à tour gentils, drôles, taquins, serviables et effrontés ... Dès que le feu flambait, tous les enfants s'agglutinaient contre le poêle à bois pour s'y chauffer paresseusement, avant l'heure de la première leçon. Ceux qui habitaient plus loin, dans la campagne, continuaient à grossir le petit groupe. L'air de la classe s'alourdissait de l'odeur de foin et d'écurie dont les vêtements étaient imprégnés. Puis s'y mêlait le fumet des pommes de terre que mettaient à cuire sur le fourneau les bambins qui ne rentraient pas chez eux à midi. certains venaient de villages distants de près de trois kilomètres. Tout à coup le maître appelait au calme. Alors les garnements, si vifs auparavant, redevenaient mornes. la salle, badigeonnée d'un ancien plâtre qui se boursouflait, reprenait ses airs tristes et lugubres, peu favorables à l'étude. Et il fallait abandonner la douce chaleur pour rejoindre les bancs froids et humides.
Le matin, le premier moment était celui de la lecture. Les élèves devaient préparer une page entière à la maison. La plupart d'entre eux n'avaient pas eu le temps de lire. Le maître s'impatientait : - Tu ne sais pas lire le passage que tu avais à réviser ! Allez au suivant !
- Toi non plus François, tu n'as rien lu ?
- Non, j'étais occupé.
L'instituteur passait la main sur son front et, avant de poursuivre, considérait chacun d'un air indécis et plutôt découragé.
- Comment pourrais-je vous instruire si vous ne révisez pas ? Il paraissait avoir besoin de réconfort.
L'un d'eux se leva, beau, légèrement provoquant, malgré sa blouse fripée. Des frimousses admiratives se tournèrent vers lui : qu'allait-il se passer ? Le maître savait que celui-là était futé. En calcul, il avait beaucoup de facilités et trouvait mentalement, avant que ses camarades aient réagi, la solution des petits problèmes.
- Et toi sais-tu lire ta page ?
- Non, monsieur, mais il ne faut pas vous en faire : ça viendra tout seul ! affirma-t-il avec conviction. Un instant le maître observa ce garçon solide, assuré, qui le regardait bien en face.
- Hélas non ! La lecture est un exercice trop difficile. Pourtant, d'habitude, tu lis correctement, toi, ajouta-t-il d'un air perplexe.
- Il faut un temps pour tout, répliqua calmement le garçon. C'est ce que dit le père à la maison. Quand je suis en classe, je réfléchis et je m'applique; chez moi, j'aide les parents, et même dans mes jeux, je fais de mon mieux. Je prends tout au sérieux.
- Je n'en doute pas, répondit l'instituteur avec une patience inattendue. Allez assieds-toi ! Qui a préparé correctement la page ? Quelques doigts se levèrent : Armand, Pierre...
La lecture reprit, mais un vent de distraction soufflait. Mornes, monotones, les élèves ânonnaient lamentablement. Les garçons au fond de la classe, plus ou moins rêveurs, écoutaient le texte dont les élèves répétaient inlassablement le même paragraphe.
- Bien interrompit le maître. Abel, à toi !
Un petit garçon morveux, continua le récit. Il reniflait et hésitait, à tel point que l'instituteur fut obligé de l'arrêter.
- Au suivant dit-il.
- Que t'arrive-t-il ?
- Je ne savais pas que c'était mon tour et je ne me souviens plus du dernier mot.
- Eh bien reprends : " Ce qui me frappa d'abord... "
- Ah oui, j'y suis maintenant ! L'élève semblait soulagé; il se mit à débiter les phrases à vive allure. Le jeune pédagogue s'étonna et flaira une anomalie :
- Je croyais que tu n'avais pas préparé ta page. Voyons, recommence au début et plus doucement. Silence...
- Pouvez-vous m'aider ? Supplia le garçon, après un instant.
- Mais alors tu ne sais pas lire ?
- Ben...Non ! Je connais le texte par cœur ! Depuis que les camarades le rabâchent !
- Les autres jours aussi, tu récitais le passage ?
- Évidemment !
- Mais ce n'est pas de la lecture cela.
- Je pensais que c'était suffisant. Vous m'avez toujours dit : " C'est bien ".
L'enseignant, de plus en plus désemparé, ordonna brusquement de fermer les livres.
- Nous allons compter maintenant, enchaîna-t-il. Combien d'heures faudra-t-il au train pour parcourir la distance Paris-Lyon...
Un autre élève se leva encore.
- Qu'y a-t-il ?
- C'est vrai, cette histoire de chemin de fer qui doit passer par ici ?
- Il s'en parle. Aussitôt un brouhaha fusa dans la classe et le maître eut du mal à rétablir l'ordre. Las, démoralisé il reprit :
- Combien d'heures faudra-t-il...
La première récréation avait lieu en général près du poêle. Une chaleur lourde commençait à émaner de l'énorme fourneau, enfin rougi. Par la fenêtre, les enfants apercevaient de temps en temps, dans le paysage cotonneux, figé, un corbeau ou un rouge-gorge qui se posaient sur les champs désertés, cherchant désespérément, sous le tapis épais de la neige, la moindre petite graine. Le maître remontait ensuite à son bureau pour dicter quelques lignes aux plus âgés car presque tous les niveaux se trouvaient dans la même classe. Il donnait des exercices aux plus faibles, profitant des journées d'hiver, et par conséquent de la présence de la plupart des enfants, il faisait sortir les cahiers de composition. Pendant qu'il écrivait au tableau, un silence imparfait s'établissait. Les uns recopiaient l'énoncé des problèmes, les autres parlaient à voix basse; les précieux objets fabriqués par les garçons dans la campagne, circulaient sur les genoux : c'étaient toutes sortes d'écorces, d'herbes rares, de pierres fociles qu'ils ramassaient sur le bord des routes ou dans les champs. Parfois, une baguette de saule et les palettes miniatures d'un moulin à eau animaient les commentaires étouffés. Quand le maître se retournait, le remue-ménage, plus ou moins dissimulé, semblait pour un instant en suspens dans l'air immobile, presque matériel. Aux douze tintements de la cloche de l'église, les élèves s'éparpillaient et s'amusaient dans la cour froide.
Ceux qui n'habitaient pas trop loin rentraient manger à la ferme et ramenaient la lanterne nécessaire le matin. Ils allaient, les mains dans les poches de leur tablier noir, enveloppés de leur pèlerine, ils propulsaient parfois à grands coups de sabots les cailloux qui encombraient les chemins.
Quand les garçons allaient à l'école, celle-ci cessait d'être abandonnée le soir, dès 5 heures. Malgré le gel, il y avait toujours, après la classe, une dizaine de polissons qui n'avaient pas à travailler dans les champs à cause de la saison et qui se regroupaient. Ces quelques gamins attardés jouaient encore, se disputaient, élaboraient des projets jusqu'à la nuit, en faisant résonner dans le bourg les derniers bruits de galopades. Puis, contents de leur journée, ils revêtaient alors leur pèlerine et quittaient les lieux.
Certains allaient à l'école bien plus tard. Peut-être leur inconscient perpétuait-il après leur père, tout le passé de leur hérédité inculte, et la voix des ancêtres, orgueilleuse, sauvage et pure, refusait à travers eux cette nouvelle insertion sociale. Sous la surveillance des grands de la famille, ils ânonnaient les syllabes inscrites sur leur livre. Mais la plus insignifiante parole faisait comme un grand choc dans leur cœur. D'autres, pourtant empreints de gravité, sentaient, sitôt qu'ils posaient sur les arabesques sombres un regard anxieux, leur étroite poitrine se serrer douloureusement. La répugnance à s'exprimer devant les camarades et le maître trahissait un sentiment profond de pudeur et de repli sur la solitude, aussi avaient-ils beau se concentrer, coller leurs yeux sur la page, ils marmonnaient toutes sortes de lettres fantaisistes. Les grands avec patience les reprenaient. Les progrès restaient lents et difficiles. Quant aux cadets, ils ne devaient pas demeurer bien longtemps à la ferme. Surtout s'ils étaient intelligents, sérieux et appliqués,tout comme les douces filles obéissantes, les grands-mères exigeaient qu'il allassent au séminaire ou chez les religieuses. Ils obéissaient souvent sans protester lorsqu'on les envoyait tout petits à l'école chez les religieux. C'était un moyen comme un autre de caser les enfants. Marie comme d'habitude n'était pas d'accord :

- S'il fait des études chez les religieux, il n'aura pas d'autres possibilités que de se faire curé. Il sera définitivement perdu pour le travail de la terre avait-elle essayé de protester d'un air mécontent.
Mais c'était dans les habitudes du village et de la famille. Elle se résigna. Jules avait le temps de grandir et de changer d'avis. Jules était donc parti et ne revenait à la ferme que tous les trois mois.
Il fallut cependant les envoyer au travail ces fils lorsqu'ils devinrent grands. Un temps ils avaient été affaiblis par la maladie et pour Marie il n'était pas encore question de les louer dans les fermes. La mère vendit alors ses beaux et longs cheveux que la coiffe dissimulait et se mit courageusement à sa quenouille avec Angèle. Le malheur s'éloignait, il fallait préparer le venue d'un autre bébé. Une châtaigne crue dans la bouche, les deux femmes, la mère et la fille aînée filèrent patiemment, après la journée de travail. La toile obtenue permettait à Marie de confectionner pour la vente chemises et draps. A mesure que ses enfants grandissaient, la jeune femme transmettait les vêtements de l'aînée au suivant. Arrivés au dernier bambin, les pantalons n'étaient plus que loques rapiécées de partout, mais propres tout de même. En filant, mère et fille fredonnaient parfois, et leur chanson emplissait la maison. Mais l'inquiétude demeurait toujours présente. Marinette n'était pas de celles qui croient le bonheur prêt à s'installer une fois pour toutes. Elle pensait que rien ne saurait empêcher le malheur, si Dieu le voulait La mère comme le père imposaient à la famille un climat moral différent, mais intègre. La neige fondit, les terres reparurent, parsemées de flaques d'eau. Marie se préoccupa alors de trouver une place pour ses gamins. A chaque occasion, elle se renseignait, mais dans les environs, on n'avait besoin de personne. En attendant, elle avait cherché une autre source de revenus. Les matins de foire, avec sa fille, elle accompagnait Pierre sur le chemin du moulin. Tandis que son mari se déplaçait sur le marché, au milieu des étalages et du brouhaha, offrant son surplus de récolte, un lièvre tué dans les bois ou un couple de lapins, Marie et Angèle, une cruche pleine d'eau sur la tête, servaient à boire à ceux qui souffraient de la chaleur, les jours de grand soleil. Le récipient vide, elles retournaient le remplir à la citerne de la ferme et se perdaient encore dans la foule bruyante et colorée. Vers le sixième mois de sa grossesse, la plus difficile de toutes, Marie eut de sérieuses défaillances. Pierre, inquiet, obligea sa femme à consulter un médecin. Le docteur insista :

- Il faut qu'elle se repose !
Se reposer ! Il n'en était pas question, il y avait beaucoup à faire au printemps : les labours, la remise en état du jardin !
Après tout, des grossesses, j'en ai eu d'autres ! songeait Marie avec courage. je sais ce que c'est ! Avec énergie, elle surmonta la fatigue inévitable. Mais elle ne pouvait plus courir les villages environnants pour essayer de louer ses fils. Il faudrait qu'ils se débrouillent seuls. Antonin, cet adorable garnement, était assez grand, elle décida de lui parler le soir même. Et ce soir-là elle se sentit plus lasse de sa journée et monter seulement à l'étage l'essouffla. Elle pensait avec appréhension à l'immense lessive qui l'attendait encore dans les jours à venir. Quand il entra, la mère décrochait le chaudron suspendu à la crémaillère, dans lequel cuisait le repas du cochon. celui-ci, tenaillé par la faim, commençait à grogner en cognant la porte de son énorme groin.
- Est-ce que je peux vous donner un coup de main, mère ?
- Certainement. Tu es gentil. D'ailleurs après cela, je désire te causer. La grand-mère l'exigeait, il fallait bien qu'elle se décide à faire travailler ses garçons. Elle avait commencé par une simple question :
- Tu veux continuer à aller à l'école ou gagner un peu d'argent en gardant les vaches ou les brebis ? Quand ils pénétrèrent de nouveau dans la grande cuisine au sol de terre battue, Marie mit, à la place du chaudron pour la pâtée du porc, celle du souper. Puis elle vint s'asseoir et se remit à filer sa quenouille. La bonne odeur du ragoût se répandit peu à peu dans toute la maison. Antonin, selon son habitude, monta trois marches de l'escalier des chambres, s'assit, et, la tête appuyé aux barreaux, attendit un peu anxieux que Marie s'expliquât. Tout d'abord il ne répondit pas.
- A., mon garçon, tu as beaucoup grandi et, tu vois, j'attends un autre bébé. Or les ventes, ces derniers temps, ont été insignifiantes, ce que nous rapporte la quenouille est minime, ce que je souhaiterais, c'est que Jean et toi, vous gagniez de l'argent pour nous aider.
- Mais je vous aide déjà !

- Oui, bien sûr, tu es courageux et travailleur. Plus que ton cadet d'ailleurs, je le reconnais. Mais ton frère aîné suffit pour seconder le père à la ferme. La propriété n'est pas bien vaste encore. Non, ce que je veux dire, c'est qu'il y a beaucoup d'enfants de ton âge qui partent pour garder les brebis. Dès demain, il faut que vous alliez chercher un travail; vous vous rendrez au bourg voisin où l'oncle François vous conseillera. Le cœur d'Antonin se serra, il accédait déjà au monde des adultes. Il comprit qu'il devrait s'éloigner de la ferme, quitter sa mère et sa sœur qu'il adorait, renoncer aux jeux avec ses polissons de frères. Il aimait aussi la vie de tous les jours, la chaleur du fournil, le village quand il s'agissait de faire les courses. pourtant il n'extériorisa pas sa peine. Il rencontra alors le regard de son frère qui se trouvait dans le même cas. Regard à la fois craintif et confiant de Jean, un peu plus jeune et il lui sourit pour le rassurer. C'était leur signe d'entente. Il était conscient que Jean portait lui aussi en son âme sa dose d'opium et de rêve incessamment sécrétée et renouvelée, qui permet à chacun, même aux plus jeunes, de poursuivre sa route. Seulement il regarda plus attentivement la cuisine et le monde qui l'entourait. Avec la tombée de la nuit, la chienne dehors commençait à aboyer aux moindres bruits, le père bientôt viendrait pour pétrir le pain. Angélique dévidait son écheveau en silence. Dans les chambres, là-haut, et au grenier, il entendit la cavalcade des plus jeunes qui se poursuivaient. Mariette alluma la lampe à huile et s'activa près du foyer. Antonin l'observa. La lueur éclaira le visage maternel absorbé par ses multiples activités. Sur le manteau de la cheminée, les ombres et les lumières jouaient. Comme il faisait bon en famille ! C'était le jour de ses 10 ans : - Je vais te les garder les troupeaux dit-il un peu brutal. Après tout l'école, il n'avait jamais aimé beaucoup ça et dans les prés bien sûr on s'amuserait pas tous les jours non plus, mais quand même...
Marie reprit : - Tu trouveras des camarades avec lesquels tu t'amuseras tout en surveillant les troupeaux.
Le père rentra, se lava les mains et prépara le récipient pour y verser l'eau et la farine qui serviraient à faire le pain. D'habitude, c'était une fête car la croûte et récemment cuite , vraiment délicieuse, craquait sous la dent. Antoine et ses frères mangeaient de grosses tartines à la graisse ou frottées d'ail. Ils n'hésitaient pas lorsqu'ils étaient en bonne santé à attaquer largement le chanteau avec du pâté. Puis les tourtes dorées, alignées dans le ratelier suspendu au plafond, durcissaient. Mais ce soir-là, la tristesse anéantissait tout bonheur. La mère aussi avait les larmes aux yeux. Quelques jours plus tard, un petit frère naquit. Encore un garçon ! Le cinquième de la famille.
- Cinq fils, merci Seigneur pouvait grommeler la grand-mère.
- Un tous les deux ans ! commenta Pierrot, amusé. Le choix des prénoms devenait embarrassant. Ce dernier-né fut, selon la coutume, baptisé le plus tôt possible et s'appela Alexis. Angèle, aussi heureuse que si on lui eût offert une poupée, guettait les risettes des premiers mois : les garnements autour d'elle, s'ingéniaient à les provoquer par leurs grimaces et leurs mimiques. La fillette prenait plaisir à balancer le berceau. Jules, l'avant dernier encore en jupes, penché sur le petit être balbutiant, sentait croître en lui un orgueil nourri par la prise de conscience de sa récente supériorité. Vis à vis de ses aînés, il ne serait plus le mioche, le " renifleur ", comme on l'appelait lorsqu'il pleurait. Jean examinait avec dédain ce tas de chair rouge, criant et bavant. Il était vaguement déçu par la tête fripée, le corps tout emmailloté, serré pour l'empêcher de tomber. Quant à Antonin, il s'estimait dupé par les adultes : ce compagnon de jeux qu'ils avaient promis était bien incapable de rivaliser avec lui !
- Encore moins que Jules, ce n'est pas peu dire ! L'aîné, déjà plus raisonnable, savait qu'il fallait attendre longtemps avant de tirer le moindre agrément d'un nouveau-né.
- Eh bien ! Quoi ? Il est comme vous à son âge ! conclut-il philosophiquement, devant l'air suffisant des garçons. Pierrot et Marie souriaient au cercle de minois curieux qui se refermait tous les soirs après l'école ou le travail, autour du berceau.

Maintenant qu'elle avait eu son bébé, Marie recommençait à travailler aux champs. Le vent du nord soufflait bien encore un peu quand Antonin et son frère devinrent enfin bergers : dans deux hameaux différents. Les garçons courageusement se levèrent tôt pour partir. La mère leur glissa un morceau de gâteau dans la poche et les embrassa. Ils s'éloignaient pour la semaine. Dehors, emmitouflés dans leur pèlerine, ils avancèrent lentement, luttant contre les rafales du petit matin, évitant les flaques d'eau qui pourraient abîmer leurs galoches de bois. Chaque année les parents conduisaient les enfants chez le sabotier. Le forgeron garnissait ensuite les semelles de gros fers. Il ne faisait pas bon courir avec de pareilles chaussures ! Pour le moment, les deux frères en appréciaient tout de même la chaleur, car la mère avant le départ, avait délicatement posé les socles sur les cendres encore tièdes.
- Vivement les beaux jours ! songeait Antonin, que je puisse galoper pieds nus. Quand ils s'engagèrent dans le chemin qui menait aux autres villages, il faisait un peu frais. Non loin de leur lieu de travail, les garçons se séparèrent. Le hameau, comme leur village, bourdonnait ainsi qu''une ruche dans ses fumées et ses odeurs matinales. Le jeune garçon respira le bouquet substantiel, suspendu dans l'atmosphère nourri de la vie secrète des habitants. Antonin fut reçu par une bonne vieille dame, portant coiffe, un fichu de laine croisé sur la poitrine. Comme Marie, elle filait sa quenouille de chanvre, près de la table. Au fond de la pièce, un homme trapu, au nez rouge, aux yeux minuscules, semblait se dissimuler derrière sa barbe noire et frisée. Comment pouvait -il avaler cette grosse assiettée de soupe?
- Ah ! te voilà l'Antonin ! cria-t-il. Je termine mon déjeuner et je viens t'expliquer le travail.
- Finis d'entrer, ajouta l'aïeule, gentiment.
La cuisine ressemblait à celle de la ferme familiale. A. pour se réchauffer, alla s'asseoir un instant sur l'un des deux coffres installés de part et d'autre de la cheminée. Les salières qui servaient de bancs pouvaient aussi contenir, comme à la maison, le lait à cailler... Rêveur, A.posa ses lourds souliers sur les chenets de fonte. Mais l'homme le secoua :
- Déjà au repos, paresseux ? Allons, en route !
Comme Antonin imaginait les gens de son entourage d'une seule pièce : bons ou mauvais, rarement complexes, il trouva la grand-mère plaisante, l'homme méchant; tout penaud, il suivit le bourru et broussailleux fermier. Dans cette famille qui possédait un beau domaine et nourrissait un nombreux cheptel, il y avait deux autres pâtres, une fillette, Jeanneton, très mignonne malgré sa robe rapiécée, et un garçon : Lucien. Ils hélèrent les brebis et les chèvres qui leur emboîtèrent le pas. l'écho répercuta le joyeux tintement des clochettes dans l'air pur et vif du matin. Tandis qu'ils prenaient la direction du plateau couvert de genévriers, le chien sur les talons, le troupeau s'étira dans l'étroit sentier bordé de buissons épais. Les bêtes se dressaient contre les murettes de pierre, broutaient au passage ronces et broussailles. Les garçons marchaient en tête, A. écartait délicatement les branches pour permettre à Jeannette de passer, l'avertissant avant une flaque d'eau. Ils s'installèrent à l'abri du vent du nord, contre un gros tas de cailloux. Lucien, berger depuis un an, connaissait beaucoup de jeux. Ils s'amusèrent à construire des cabanes en miniature, tandis que les animaux paissaient tranquillement. Pendant les journées, on faisait un peu de tout, les femmes ou les jeunes filles brodaient ou tricotaient. D'autres bergers venaient aider à garder les brebis. les jours de froid et de pluie, on faisait un feu de broussailles. Les adolescents au milieu des bruyères apprenaient à danser. A. ne fut pas mécontent de sa première journée, de ses nouvelles connaissances... Il se mit à aimer profondément le silence des pâturages.
le soir, quand ils rentrèrent, l'aïeule leur donna un morceau de pain, puis ils allèrent ramasser l'herbe des lapins et soigner la volaille. A la nuit, le souper réunit toute la maisonnée. Alors seulement, le père sortit une tourte du tiroir, au bout de la table, et, avant de l'entamer, y traça une croix avec son couteau. Ce geste, familier à Antonin, ( car Pierrot, à la ferme, ne manquait jamais l'accomplissement de ce rite ) réconcilia le jeune domestique avec son patron. L'homme maintenant, piquait du nez vers son repas, aspirait la soupe à grand bruit, absorbait avidement son chabrol. Il essuya les dernières gouttes avec une mie de pain. La mère leur servit une de ces galettes de sarrasin, ronde, plate, grillée à la poêle. Il fallut ensuite retourner les assiettes et Madame Doigt déposa pour chacun une cuillerée de cailladou, ces fromages de chèvre si délicieux, Monsieur assaisonna d'ail, de sel et de poivre. A tout instant, il se versait du vin, il finissait, sans doute, son litre à chaque repas ! Jamais Antonin n'avait si bien mangé en semaine. Décidément, la vie de berger se révélait agréable. Plus tard, l'homme tisonna le feu. Jeannette aida les femmes à ranger la vaisselle et les garçons s'occupèrent à éplucher les châtaignes. Quand la cuisine fut en ordre, tous se rassemblèrent autour de l'âtre où des troncs d'arbre s'en allaient en cendres : ils se reposaient un moment en regardant les flammes. La grand-mère se remit à sa quenouille. La mère s'installa tout contre la zone qui diffusait une douce chaleur et tricota des mitaines. Le père tressa un panier, entrelaçant habilement la paille et des fibres de ronces. Les trois gamins babillèrent, se taquinèrent, rirent à qui mieux mieux. Une heure plus tard, des amis, des voisins vinrent se joindre à cette veillée. C'étaient tous des habitués. La cheminée, large et haute, pouvait accueillir beaucoup de monde. Les patrons de Jean arrivèrent peu après : Antonin fut heureux de retrouver son frère. A la ferme, ils passaient leur temps à se chamailler et à se battre, mais en réalité ils s'entendaient à merveille. Toutes ces personnes se rassemblaient pour égrener les derniers épis de maïs et casser les dernières noix. Les distractions étaient rares au village aussi ces veillées constituaient-elles un grand événement. Lorsqu'Antonin et ses camarades eurent terminé la tâche confiée par Madame Doigt, celle-ci se leva, dissimula des châtaignes et quelques pommes de terre sous la cendre chaude et donna aux enfants un maillet de bois.
- Faites doucement, dit-elle, il ne faut pas taper trop fort ! Tandis que le petit Jean, fatigué par son travail inaccoutumé, s'endormait dans l'odeur de froment du tamis à bras et l'arôme des fruits charnus qui commençaient à cuire sous la braise, Antonin et Lucien, déjà inséparables, recueillaient avec application les cerneaux dans un grand panier, s'amusaient à jeter les coquilles sur le feu qui crépitait à faire plaisir. Les adultes évoquaient les nouvelles des environs, s'informaient des menus événements, des tracas et des joies du voisinage.
- Une petite fille est née dans la famille Paul. Elle s'appelle Julie.
- Qui vous l'a dit ?
- La mère pardi !
- Il aurait mieux valu que ce soit un garçon ! Ces pauvres gens ne pourront jamais lui donner de dot.
- Demain, il faudra venir chez nous interrompit l'oncle V. J'ai encore quelques sacs à énoiser.
- Le moulin sera-t-il libre dans la semaine ? demanda Doigt.
- Je pense, il n'y a pas de raison, car nous sommes en retard cette année.
Les cerneaux de noix décortiqués étaient ensuite pressés : la meule, actionnée par une chute d'eau les écrasait. L'huile obtenue, parfumée et un peu forte, servait pour la salade, les beignets et les gâteaux à la farine de maïs. Le liquide de deuxième pression devait brûler dans les lanternes, presque unique moyen d'éclairage des maisons les plus démunies. La lampe à pétrole de chez D. baissait. Les hommes, pourtant, ne semblaient pas las. Ils jouaient maintenant aux cartes : à la manille. L'enjeu s'évaluait en haricots, rarement en pièces de monnaie. Les femmes n'y voyant plus très bien, avaient posé leur ouvrage. Elles bavardaient, chantonnaient, tout en contemplant le feu qui achevait de consumer le dernier bois.
- C'est l'heure d'aller dormir, les enfants, essaya d'intervenir la patrone. Il y aura encore une dure journée demain !
Mais les gamins, déjà rassemblés devant ce foyer par un lien d'affection et d'amitié, se sentaient presque heureux même loin des parents. Les flammes projetaient sur les murs des ombres fantastiques; leur esprit inventif remplissait cette ambiance, à la fois gaie et mélancolique, d'histoires merveilleuses. Cela rappelait à Antonin les veillées de Noël. A la ferme, avec peu de noix, peu de châtaignes, et peu d'huile, les soirées se trouvaient écourtées. Garnement plein de promesses, toujours animé par une audace et un culot qui frisaient l'inconscience, Antonin eut soudain l'idée d'une farce, une de celles qui attiraient les représailles paternelles. Pour lui, l'existence ne prenait son vrai sens que dans la mesure où il pouvait l'embellir par toutes les plaisanteries possibles et imaginables. Nourri depuis toujours du récit d'aventures fabuleuses, transmises de génération en génération par les grands-parents, il souffla quelques mots à l'oreille de Lucien et monta aux chambres comme un drôle obéissant. Il se plia dans un drap, espérant terroriser les amis. Lucien avait pour mission de dire :
- C'est le loup !
Mais les adultes connaissaient de longue date la malice des enfants :
- Il y a quelques années déjà, un homme prétendait être le loup garou. Il allait dans les familles, à la nuit, pour effrayer les gens : les gendarmes l'ont arrêté !
Antonin, peu confus, éclata de ce rire qui emplissait souvent la maison, quand ne fusaient pas ses caprices, ses esclandres ou ses manifestations de colère ! Il était heureux. Il venait d'obtenir un franc succès à sa première veillée, près du cantou. Il y en aurait bien d'autres.
Le lendemain matin, les derniers tisons, minutieusement recouverts de cendre à l'heure du sommeil, furent ranimés par un coup de soufflet. La flambée crépita sous la marmite d'où s'exhalait une odeur appétissante. Avant de partir, les trois petits bergers mangèrent une soupe remplie de pain accompagnée d'un morceau de fromage de chèvre, quelques châtaignes et une pomme de terre. Ils devaient garder jusqu'au soir le troupeau et ils ne reviendraient pas pour le midi. Ce jour-là, Lucien, encore plein de ressources nouvelles, apprit à Antonin comment transformer des morceaux d'écorce ou des tiges en sifflets, de vulgaires cailloux en jouets extraordinaires et étonnants.
- Pour bien faire, il te faudrait un couteau.
Or Antonin n'en avait pas et il enviait Lucien. Le canif, très convoité, se portait accroché à une chaîne. presque tous les enfants de la campagne en possédaient un. Comme Lucien exhibait le sien avec fierté ! Quand un garçon avait cet outil, il n'était plus un mioche, mais un homme. A. aurait voulu pouvoir tailler et graver dans le bois.
- Qui te l'a acheté ?

- Moi ! Avec mes gages de la semaine !
C'est vrai ! Antonin, à son tour, allait gagner de l'argent. Il en parlerait à la Marie...
- Et après, comment fais-tu pour fabriquer des pièges ?
- Il y en a de plusieurs sortes, mais il faut toujours de la ficelle, du fil de fer et parfois des pierres pour assommer l'animal. Pour imiter Lucien aux poches bourrées de quantités de trésors, Antonin partit à la recherche de matériaux et de branches souples. il agrippa des arbustes pour fléchir les rameaux. Installé sur une fourche, il réussit à en atteindre un qui malheureusement cassa net. Il redescendit en se laissant glisser le long du tronc, l'écorce lui blessa la joue et il sentit craquer la chemise, sous les bras. Il observa son gilet : des fils de laine pendaient lamentablement.
- Gare à la correction ! confia-t-il à Lucien.
- Tu n'es pas obligé de le dire.
- Le père voit tout !
- Moi, quand c'est comme ça, ma mère reprise l'accroc à l'avance.
La Marie aussi pardonnait. Sans cesse elle ravaudait les vêtements délabrés, cachait les menus larcins. Cette fois pourtant, avec l'égratignure sur le visage, Pierrot ne manquerait pas de se renseigner. Il cognait fort à chaque sottise de ses garçons. Mais Lucien, après avoir bu une gorgée qu'il puisait dans le seau avec la timbale de bois, saisissant une autre tige flexible, éluda la pensée du châtiment. Assis tranquillement sur l'herbe, au bord du fossé, il découpait, dénudait la ramure et tendait le collet. Son couteau allait, venait avec habileté. La lame au soleil brillait.

- Où te procures-tu ces objets ?
- A la ferme ou à la maison : je les rassemble toute la semaine.
- Ah oui ! Chez nous, les parents gardent tout ce qui peut être utile.
- Maintenant il faut les appâter avec du lard, précisa Lucien, parce que les carnassiers n'aiment point les chemins herbus. Ils préfèrent les sentiers nets. La nature sembla se taire comme la foule qui retient son haleine lorsque l'équilibriste atteint le dernier barreau de son échelle de corde. Antonin et son camarade attendirent la première proie.
- Oh ! le beau piège, songeait Antonin émerveillé. Soudain le chien se mit à aboyer. Quelques chèvres avaient trouvé le moyen de s'éloigner.
- Celles-là, si nous ne les ramenons pas, ce sera pire que la fessée de ton père !
A la fin de la semaine, Jean et son frère revinrent à la ferme familiale, fiers de leurs gages. Antonin les faisait sauter dans sa main et rêvait toujours à son canif. Pierrot remarqua tout de suite la cicatrice de son fils. Celui-ci pour échapper à toute question éventuelle, tendit la pièce de 5 écus.

- Donne-là à ta mère !
- Mère, qu'allez-vous faire de cet argent ?
- Quand vous aurez économisé, je vous achèterai un costume pour aller à la messe, trancha Marie.
Antonin baissa la tête. Il n'était pas question de réclamer un couteau !
En ce Dimanche, pour recevoir ses garçons, Marie avait préparé un véritable repas de fête. Le dîner commença comme à l'ordinaire, mais fut vite suivi d'un morceau de volaille et se termina par un gâteau de citrouille à la farine de maïs. Il fallut en même temps raconter la vie de berger...
- Chez les Doigt, dit Jean, à minuit, la maîtresse de maison sert la soupe à l'oignon, les hommes font chabrol et les enfants ont droit à du pâté ou du fromage.
- Alors, vous êtes contents ?
- Oui ! répondirent-ils en chœur.
- Vierge mère, c'est tant mieux !
Dans l'après-midi, Antonin entraîna Jean dans les bois pour lui apprendre à fabriquer des trappes ou des assommoirs au moyen de grosses pierres en équilibre.
- Montons au moulin !
Jean, intéressé et souvent complice des bêtises d'Antonin, trottina derrière lui. Les oiseux ne se laissent pas facilement berner. Les pièges à corneilles, profonds, avec de la viande avariée, restaient désespérément vides. Le jeu devint lassant. Ils se mirent alors à viser des arbres en lançant des cailloux, et, de pari en pari, Antonin voulut diriger son tir vers le chat de la petite Augustine : il dormait tranquillement au soleil.
- Tu vas te dégonfler, ironisa Jean.
- Moi, me dégonfler ? C'est bon pour toi ! Alors, tu viens ? Oui ou merde ?
Jean n'osa pas protester. Ils s'approchèrent à quelques pas de l'animal. Celui-ci, touché à la tête, miaula de désespoir et se tordit sur son arbre avant de tomber. Antonin avait vite disparu, mais le pauvre Jean, sur ses courtes jambes grêles, fut traîné par la dame, propriétaire du chat jusque chez la père. Elle le tira par une oreille et, malgré la couleur inquiétante que prit celle-ci, elle ne pardonna pas. Jean hurlait :
- Ce n'est pas moi ! Ce n'est pas moi !
Le père n'hésita pas. Deux gifles terribles fusèrent. Puis il partit à la recherche du deuxième larron. Antonin ne rentra que pour le souper. Dans une atmosphère houleuse, Pierre tonna :
- Tu as tué un chat ! Avoue, mais avoue donc !
Antonin baissa un peu la tête et acquiesça. La correction tomba, drue, sur les fesses et les joues. Vacillant, le garçon monta vers les chambres. Il savait qu'il devait se coucher immédiatement, sans manger. C'était pour lui la plus terrible des punitions.
Dès les premières bouffées printanières, l'odeur des herbes, des fleurs et de la lavande embauma les pentes rocailleuses couvertes de genévriers. Puis les longs lézards souples se faufilèrent entre les intervalles des murettes. Le nouveau jeu fut de leur arracher la queue, si fragile. Antonin appréciait sa vie au grand air, il adorait dénicher les couvées de geais, inventer et varier les distractions. Sans jamais penser à mal, il fit de nombreuses sottises avec Lucien qui aimait la plaisanterie autant que lui. Parfois tous deux s'exerçaient à pisser le plus haut ou le plus loin possible. A d'autres moments, ils jouaient avec le feu, près des haies, des taillis ou des buissons. Ils avaient décidé de se construire sur le plateau un four en miniature, dans le but de faire cuire des châtaignes à midi. Ils ajoutaient des branches de résineux pour que le crépitement s'amplifiât, et quand la vaste ronde d'étincelles diminuait, ils posaient les bogues sous la cendre. Parfois les hautes herbes sèches propageaient à l'entour les flammes qui serpentaient, rampaient au ras du sol. Rouges, essoufflés, ils devaient au plus vite jeter de la terre ou des cailloux sur ce début d'incendie.
Un jour, les religieuses du village, sollicitèrent Antonin pour qu'il rassemblât les crottes de ses brebis. Elles avaient besoin de fumier pour soigner les fleurs et les légumes de leur jardin. Espérant gagner par ce moyen une rétribution supplémentaire, Antonin fit confectionner un sac par Marie. Cette semaine-là, avec sagesse, il ramassa une à une les petites billes noires, si précieuses, de son troupeau. Le sac plein, très fier, il l'apporta aux sœurs de la Congrégation de Jésus. Celles-ci, pour le remercier, lui demandèrent :
- Que préfères-tu, un livre de catéchisme ou une pièce de 12 sous ?
Le choix fut vite fait. La maigre monnaie en poche, Antonin s'éloigna en grommelant. Il jugea que ces dames le payaient bien peu de sa peine ! Mais il put enfin acheter son couteau neuf. Le père le lui ramena de la foire de Brive. Antonin commençait à comprendre l'intérêt et la valeur de l'argent. Et, malgré le plaisir qu'il ressentait en travaillant depuis quatre ans pour les Doigt, il songea à gagner davantage. Les fermiers rémunéraient en effet les domestiques en fonction de leur âge et de leurs capacités. Lorsqu'Antonin. quitta ses patrons, il fut loué chez un autre des Maisons Rouges. Immédiatement maltraité il s'y trouva malheureux et s'en plaignit à sa mère. Il raconta qu'il devait galoper pieds nus après ses bêtes, faute de chien. C'était un dimanche, la Marie, qui ne possédait pas de soufflet, attisait le feu en portant à sa bouche un tuyau de fer.
- Mère, je voudrais bien manger, dit Antonin
- Pauvre drôle, tu as faim ?
Après avoir découvert la marmite, elle y puisa un morceau de mique qu'elle lui tendit :
-Tiens prends ça ! Tu n'as rien avalé, ce matin ?
Tout en mordant dans sa boule de farine cuite avec des feuilles de choux et un brin de lard, Antonin raconta:
- Ce fermier est avare. Il me fait crever la bouche ouverte. Il ne me donne que des châtaignes et des tourtelous de maïs, ou de la soupe dans laquelle parfois, par hasard, traîne une couenne de cochon tellement rance que je me cache pour la donner au chien. La mère ne céda pas tout de suite. Elle se ressaisit cependant et finit par donner son accord, consciente que pour ce garçon exigent le lendemain demeurerait identique à aujourd'hui. Antonin protestait si souvent, quand il revenait dans la famille, qu'au bout d'un mois elle lui chercha une autre place : Antonin venait d'être blessé aux pieds par son maître.
- J'ai un emploi pour toi. Antonin échangea avec elle un regard traversé par une certaine complicité. Il allait revivre, se détendre. Confiant dans le pouvoir de la mère, les risques de colère du père ne l'impressionnaient plus.
- Et où demanda-t-il aussitôt.
- Chez du très brave monde.
- Merci mère de votre compréhension, murmura-t-il.
A onze ans, Antonin devint donc berger à la Cisque Il gagnait 30 francs par an, et il s'y plaisait. Il fit connaissance avec de nombreux camarades : Eloi, Abel.. Pourtant il regretta l'intrépide Lucien et surtout la mignonne Jeanneton qui avait presque le caractère de sa sœur. Dans ce village, un petit étang, nourri des pluies hivernales et où les bêtes venaient boire, étalait ses eaux miroitantes. Les garnements allaient y patauger et pêcher les poissons. L'été, l'eau s'évaporait en partie, entraînant avec elle les dernières joies de la saison printanière... Mais des bêtises aussi passionnantes qu'avec Lucien, point. Cependant il joua avec fougue avec les voisins et misait des boutons que sa mère lui donnait.
- Venez voir, hurla Antonin, montant quatre à quatre les marches de l'escalier. Sortez du lit ! Il a neigé ! Des frimousses ensommeillées présentèrent un œil étonné. Pierrot, plus vif, avait déjà ouvert les deux yeux. Jean dormait encore à poings fermés.
- Allez debout ! ou je te roule sur la terre gelée, paria Antonin.
- Tu ne pourras pas ironisa Pierrot qui enfilait au plus vite ses vêtements.
- Chiche ! Pierrot n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Jean s'étirait tout juste lorsqu'Antonin le tira de dessous les couvertures. Des hurlements, des coups de pied prouvèrent que le garçon chargeait bel et bien le fragile fardeau sur son dos et le traînait dehors. Déjà les deux frères se vautraient dans la cour. Jean sanglotait de rage, de froid, se démenait pour échapper au supplice. La bande avait fait cercle autour des combattants. Seul Alexis, encore en haut, criait depuis les chambres qu'il voulait descendre et, à quatre pattes, tentait la dangereuse manœuvre.
- Allez, Jean, défends-toi ! vociféraient les autres, en martelant le sol de leurs sabots.
- Fais-lui bouffer de la neige toi aussi !
- Merde alors, il a le diable dans le corps.
Tous hurlaient, pleuraient ou riaient. Le vent éparpillait les voix, jouait avec elles un instant et les lançait tellement loin qu'on devait les entendre du bourg. Angèle qui soignait les bêtes arriva la première :

- Vous êtes fous, s'exclama-t-elle, serrant le petit garçon dans ses bras et le rentrant dans la cuisine. Marie la suivait de près :
- Vous êtes fous, répéta-t-elle. Vous allez lui faire attraper du mal !
Tous grandissaient trop vite. Ce petit, hier encore, elle le cajolait comme un bébé câlin, hier encore il restait accroché à ses jupes, instable sur ses petites jambes. Maintenant il avait déjà été remplacé par d'autres, livré aux taquineries des grands. Il n'était plus sous la protection de son autorité. Dans ce passé récent, elle était plus jeune aussi. Elle se sentait lasse. Oh, sans être vieille, elle réalisait bien que la fraîcheur de pêche qui veloute et rosit un tendre visage s'atténuait sur ses joues.
La joie les avait gagnés. A bout de souffle, ils s'arrêtèrent pour sauter au cou de la mère. Puis le combat de boules durcies reprit. Jean surgit alors traitreusement, il attaqua dans le dos Antonin qui, bouche ouverte, proposait la construction d'un gigantesque bonhomme de neige. C'était de bonne guerre : Antonin ne protesta pas. Pierrot aida les plus jeunes à rouler un gros ventre bien rond, puis une tête. Ils utilisèrent des cailloux pour représenter les yeux. Jean alla chercher une carotte en guise de nez. Angèle prêta une écharpe et Antonin tailla avec son couteau une jolie pipe, comme celle de leur oncle.
Cet hiver-là, comme chaque année, la veille de Noël, la mère partit mystérieusement à la foire de la ville la plus proche. Jean et Antonin devenus bergers s'éloignaient de nouveau pour la semaine et faisaient quelques économies. Marie, malgré sa force de caractère, trouvait que la ferme commençait à résonner du vide laissé par le départ des enfants. Il y avait aussi tant de menues occupations supplémentaires depuis que sa fille Angèle était au couvent. Ah oui ! Le fromage, songea-t-elle, il fallait le mouler. Elle alla chercher le pichet et le plat de bois pour recueillir le petit lait, soupira et, parce que le travail menait sa vie, elle se mit à l'ouvrage. Si les cabécous s'accumulaient en l'absence des gamins, elle les vendrait. Elle puisa lentement, dans une large terrine, le caillé pour emplir ses moules, désireuse d'obtenir des formes régulières. Comme les bêtes donnaient bien maintenant ! Dire qu'à la naissance d'Alexis, les temps avaient été si pénibles ! Désormais les heures fuyaient sans heurt.
- Il va y avoir du travail pour les jeunes dans le village dit Antonine.
- Comment le sais-tu ? demanda le père à son fils
- C'est le maître qui nous l'a dit. J'y vais peu mais des renseignements pareils, je les retiens. L'itinéraire prévu pour le chemin de fer, longe la route depuis B. jusqu'à S. G., M..
Maintenant les enfants étaient presque d'âge de voler de leurs propres ailes.
Un instant rêveur, Antonin laissa les syllabes résonner dans sa tête. Pourtant, dans ce moment de trouble il crut entendre les rumeurs d'un monde étrange. Il se mit à penser à des mots comme " son propre profit ", celui de ses frères. Mais Antonin sur le moment en perdait quelque peu de sa désinvolture malgré les efforts qu'il faisait pour paraître à l'aise aux yeus de ses frères. - C'est vrai tu as raison mère. Il est temps que j'y songe. Pierrot seul va rester à la ferme. J'ai en projet plusieurs métiers d'artisan. C'est déjà un avantage.
- Il y a sûrement à cela des avantages auxquels nous n'avons pas encore songé.
- Mais d'ici ton départ, il faut que je trouve de quoi payer le voyage. Et comment ?
Marie, économe sans être avare, semblait arrêtée par cet obstacle. Les hommes assuraient les besoins de la famille, ils n'étaient pas riches dans l'ensemble; ils étaient soit ouvriers agricoles, soit petits fermiers. Ils avaient un rôle social à tenir aussi, des copains, le foot ou le rugby. Dans ce milieu, un homme digne de ce nom devait avoir un tempérament viril, était un grand chasseur, un bon buveur, un brillant conteur dans les repas. Certains mêmes pouvaient être joueurs s'ils étaient suffisamment riches ou trousseurs de jupons. On ne critiquait pas l'homme. Mais si cet homme rendait son épouse malheureuse, s'il criblait la famille de dettes, on disait de sa femme que c'était une sainte qui ne vivait que pour ses enfants. Rendre une épouse malheureuse n'était pas souhaitable certes, mais n'a jamais constitué une faute véritable dans ces régions. Les hommes comme les femmes ne vivaient alors pas bien vieux. Ils mouraient d'épuisement, une maladie comme une autre. Pour eux il s'agissait d'une famille normale. Les femmes après tout sont trop sentimentales. Ce n'est tout de même pas aux hommes de changer leur vie, ils ont leur carrière, leur petite entreprise, leur ferme, eux.


Date de création : 07/10/2019 • 09:11
Dernière modification : 07/10/2019 • 09:11
Catégorie : Contes et nouvelles
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