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Pascal et Montaigne

Pascal et Montaigne


" La France éternellement sera en état de dialogue " disait naguère un essayiste. Le français est discuteur, mais c'était autrefois un lecteur acharné...Ronsard, Boileau, Pascal ont lu soit les textes latins ou grecs soit les réflexions philosophiques. Pascal a lu Montaigne. Mais lorsque Pascal entreprenait un " exercice sur terre " il ne le faisait pas à moitié. Aussi a-t-il mieux lu Montaigne que Montaigne lui-même n'avait lu Plutarque ou Sénèque. Sa lecture était un véritable dialogue. La " librairie " de Pascal se borne à peu d'auteurs, mais il les sait par cœur. Les deux sources de sa morale et de sa religion ont donc été Épitecte et Montaigne. Le reste est secondaire. Chaque jour il se limitait à quelques pages des " essais ". Aussi les " pensées " de Pascal prolongent ou réfutent les " essais "...

Montaigne a montré le premier cette misère de l'homme sans dieu. Pascal va donc reprendre l'idée maîtresse des " essais " : l'impuissance de la raison, l'impossibilité de se fier aux sens ou à l'imagination, ces "puissances trompeuses ", ces " maîtresses d'erreur ", les passions, les coutumes...l'homme est " une nature corrompue ".


Montaigne écrit : " Les lois se maintiennent... non parce qu'elles sont justes, mais parce qu'elles sont lois... c'est le fondement de leur autorité ". Pascal rétorque : " Rien n'est juste... tout branle avec le temps, la coutume fait toute l'équité; c'est le fondement ... de son autorité ".

Montaigne avance : " Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà.  Quelle bonté que le trait d'une rivière fait crime " et Pascal reprend : " plaisante justice qu'une rivière borne : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ". Mêmes formules, mêmes exemples, même métaphores...

Pascal annote son Montaigne, il le médite il le repense : " penser fait la grandeur de l'homme " dit Pascal. " Travaillons donc à bien penser ", voila le principe de sa morale. " C'est l'entendement qui domine et qui règle, toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. On croirait presque entendre Voltaire à la fin de Candide ; " Cultivons notre jardin ". Politiquement, les trois discours sur la condition des grands de Pascal reprendront les thèses chères au maire de Bordeaux. Le dernier mot de Pascal et de Montaigne serait ainsi celui du premier livre des Essais : " C'est l'entendement qui domine et qui règne; toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme.


Pascal réfute Montaigne

Mais Pascal on le sait ne va pas rester au niveau de Montaigne. Montaigne aboutissait à la simple pensée. Pascal dépasse l'intelligence. Nos deux philosophes font route ensemble, pour critiquer de concert l'ordre de la chair ou des sens. Et le premier s'arrête à l'entendement. Pour le second il y a un ordre qui se situe au-dessus  de l'ordre de l'esprit : c'est l'ordre du cœur. Au-dessus de la justice, il y a la charité.
Le moi de Montaigne est haïssable... Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre... La nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi... dit Pascal, qui rejette le scepticisme et le relativisme de Montaigne. Misère de l'homme sans Dieu : mais grandeur de l'homme qui possède la certitude divine.  " Tout notre raisonnement se réduit à céder au sentiment ", mais le sentiment est plus raisonnable que la raison, puisque le cœur a ses raisons... Montaigne est resté l'homme qui a peur de la  peste, le maire sans mairie, le déserteur de Bordeaux. On peut dire de lui ce que Pascal dit d'Épictète : " Grand esprit... mais qui après avoir si bien compris ce qu'on doit, se perd dans la présomption de ce qu'on peut. "
L'humanisme sceptique de Montaigne est aux antipodes du jansénisme exclusif de Pascal. " On ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort; car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout son livre ". Montaigne dit : " Ma principale profession en cette vie était de la vivre mollement et plutôt lâchement qu'affairement "; l'un est le philosophe de la joie intérieure; l'autre n'est que le défenseur du plaisir. Un monde les sépare.



Pascal traducteur de Montaigne


Chacun façonne à sa manière l'image de son héros, l'idéal de son livre de chevet. Pascal nous donne une version de Montaigne, une interprétation personnelle des Essais où il tire à lui le patriarche de Guyenne, il le traduit comme Montaigne avait lui-même traduit la Théologie naturelle de Raymond Sebond, comme Brunschvieg traduira Pascal. Mais cette image est d'autant plus infidèle qu'en réalité Pascal déteste Montaigne. Leurs types de caractère les prédisposaient à une incompréhension totale. Ils étaient faits pour la mésentente entre eux, voués à une impossibilité radicale de se connaître.
Pascal insistera donc surtout sur la sagesse stoïcienne, sur la tempérance toute antique, sur la démarche critique de l'itinéraire de Montaigne; mais ce n'est qu'une étape d'une longue route sinueuse. Tous deux abhorrent le dogmatisme : " La peste de l'homme, c'est l'opinion du savoir " Mais Montaigne partant du doute, y reviendra, et son tour sur lui-même est un tête-à-queue. Pascal, " malgré la vue de nos misères ", croit qu'un instinct nous " élève " tout de même. Il ne veut pas rentrer en soi-même. Montaigne déclare : " Moi, je regarde dedans moi. Je n'ai affaire qu'à moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte; moi, je me roule en moi-même. "
Ainsi Pascal faisant de Montaigne son prédécesseur immédiat, méconnaît la profonde antinomie de leurs deux natures. " L'homme ondoyant et divers ", le sceptique, qui ne saurait " faillir à suivre nature " ( " le souverain précepte c'est de se conformer à elle " ), la " tête bien faite " et si satisfaite d'elle-même, au doux oreiller et au mol duvet, ce curieux qui prêcha " l'incuriosité " ... voilà le modèle prôné par Blaise Pascal, défenseur de Port Royal ? La ligne droite et cette élévation vertigineuse du mystique de la Porte étroite, nous placent infiniment au-delà du château d'Eyquem.
Reste donc l'idée commune de lutter contre la sottise et les préjugés du monde.
Sa mystique de la porte étroite va contribuer à l'amener vers les sphères de la foi :" Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos... Il sent alors son néant, son abandon, son impuissance, son vide. "

Mais finalement " ce n'est pas dans Montaigne, dit Pascal, mais dans moi que je trouve tout ce que j'y vois ". " L'honnête homme ", le libertin... n'ont servi à Pascal que de cible ou de thème à de brillantes variations.  Il joue avec Montaigne comme un chat avec une souris : il ne hait peut-être même pas ce moi, car le mysticisme Pascalien est amour et l'humanisme de Montaigne ne saurait lui être odieux. Si Montaigne s'est voulu limite, Pascal le dépasse comme l'infini le fini.




Un jugement de Sainte-Beuve sur l'œuvre de Montaigne : " ce n'est pas un système de philosophie, ... mais la nature... la nature au complet sans la grâce."
Première grande œuvre de Sainte Beuve, le " Port Royal " se présente comme une évocation vivante du couvent Janséniste et, à travers lui, du siècle entier : " Le cloître d'abord rétréci va jusqu'au bout du grand règne qu'il a devancé et l'éclaire de son désert par des jours profonds et imprévus ". Il est normal que Sainte Beuve, à la recherche de "familles d'esprit, ait opposé à cette forme d'esprit qu'est le jansénisme, quintessence de l'esprit " humaniste ", dans la mesure où seul l'intéresse l'homme, " rien que l'homme ", sans besoin d'intervention divine, sans grâce à l'humanisme de Montaigne.

Dans la forme en effet de l'œuvre de Montaigne, rien de systématique : aucun pédantisme, aucun dogmatisme. tout est présenté " à la cavalière ", comme en une conversation à bâtons rompus ou comme un soliloque à mi-voix. On passe sans cesse et surtout sans raison apparente, d'une idée à l'autre; les chapitres s'adaptent plutôt mal que bien à leur titre; c'est le charme du premier jet, des redites, des repentirs. dans ce labyrinthe, un mince filet d'Ariane : la personnalité de l'auteur à la recherche d'elle-même, sans cesse se faisant mais jamais faite, comme les paragraphes et les chapitres.
Pour les idées, même absence de système. Les  " Essais " ne constituent pas un bloc solide où tout serait organisé et placé en un ensemble cohérent. Toutes les doctrines philosophiques s'y rencontrent et s'y entrechoquent. Montaigne butine : suivant les temps et l'humeur, il est stoïcien sans l'être et il n'est pas épicurien tout en l'étant.
Enthousiaste de Sénèque et de Caton, ami de la Boétie, il goûte les charmes austères du stoïcisme. Il rêve de pouvoir donner à l'homme la force morale et physique, de braver le destin, la douleur et la mort : cela témoigne de la confiance qu'il met en la volonté humaine. Donc il grandit l'homme, mais aussi il le raidit dans une attitude de dédain et de mépris à l'égard du corps. Quelle plus haute ambition que celle-ci : " Philosopher, c'est apprendre à mourir. " ?
Mais en même temps, par une contradiction sublime, il découvre les richesses de notre état physique, il rêve de les laisser s'épanouir librement, il dit sa confiance dans la vocation naturelle de l'homme. C'est le dernier mot de sa sagesse : " suivre nature ", adhérer librement et spontanément aux lois naturelles comme l'enseignèrent si bien Socrate, par l'acte même, devant le poison et la mort, et plus simplement encore les paysans bordelais, " qui ne se couchent que pour mourir ".

Mais peut-on même se fier aveuglément au célèbre " Que sais-je ? " et à l'allégorie de la balance en équilibre ?
 Le scepticisme radical est pourtant flagrant en bien des pages, et l'on peut trouver dans les Essais une triple critique de la société, de l'homme et de la connaissance. Il dénonce la vanité des grands de ce monde, persuadés qu'ils sont d'être pour beaucoup dans le déroulement des événements historiques, alors que la société humaine va, en réalité, à hue et à dia, et avance ( ou recule ) comme elle peut et non comme elle veut. Il dénonce en même temps la vanité de nos lois "témoignages de l'humanité imbécile " : la seule base stable des rapports sociaux c'est la coutume " reine et emperière du monde "; dans ce pragmatisme universel et à courte-vue tout se juge par elle, et non par rapport au juste ou au bien, illusions faussement entretenues. Quant à l'homme, il nous le montre commandé par ses sens, dont l'importance sans mesure fait trembler le philosophe sur sa planche, et rongé par un parasite vénéneux : la présomption. Dans le monde " branloire perenne", l'homme n'est que " le dindon de la farce
".  Rien d'ailleurs ne saurait être acquis définitivement : la vérité comme le bien est inaccessible. Tout est charrié dans un devenir perpétuel, nous-mêmes comme les choses, et notre raison par surcroît se trompe sans cesse, " pipée " par les sens.
Sainte-Beuve cependant doute que ce scepticisme exprime la nature intime de Montaigne, et soit sa vérité. C'est par jeu d'esprit, en effet, qu'il révoque tout en doute, soucieux de rester toujours lucide et disponible, tant il a en horreur la présomption et la précipitation, que Descartes plus tard fuira aussi, comme Montaigne la peste. Il reconnaît que c'est là un coup désespéré et n'en reste pas là. Ce contemplateur de l'homme aime la société et la " conférence " : il reçoit souvent en son château. En matière d'honneur il ne doute pas, et proclame qu'une parole doit être tenue, même donnée à des voleurs. Ses administrés, d'ailleurs, qu'il avait dès l'abord priés de ne pas se nourrir d'illusions sur son dévouement et ses capacités, se plaindront si peu de sa gestion, qu'ils l'installeront une deuxième fois à la tête de la mairie de Bordeaux. Il donne ici des conseils d'éducation, il indique là les lectures les plus profitables, il esquisse ailleurs sa conception de l'amour ou de l'amitié. Sans cesse il recherche des vérités, sinon la Vérité, mais toujours des vérités d'expérience, perpétuellement  aux aguets des témoignages. Il le confesse d'ailleurs : " Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je le trouve. " Scepticisme ? non,
Éclectisme? oui; car dans l'éclectisme se déploient et s'incarnent les infinies virtualités de notre nature.


 
" Nature au complet sans la grâce "

 
Dans les deux aspects opposés : stoïcisme et épicurisme, il y a autre chose qu'un opposition; il y a une unité à découvrir, que Sainte-Beuve suggère très justement. 
Montaigne dépasse le stoïcisme, en opposant à la mort de la "nonchalance" plutôt que du mépris, et en conseillant de l'éliminer de nos préoccupations, car elle est " le bout, non pourtant le but de la vie ". Avant tout il s'agit de vivre, de savoir vivre " constamment et tranquillement ", et il se moque aussi de la douleur.
Montaigne dépasse aussi l'épicurisme, qui, partant de la volonté de laisser s'épanouir la nature humaine, aboutit en fait à la décision d'en limiter les désirs. Chez lui l'appétit est plus grand que le " risque " : "J'aime la vie et la cultive ". Il recommande l'action et le mouvement : si la " prise " est impossible à l'homme, il lui reste toujours la " quête " qui est sa destinée spécifique et par laquelle il doit aboutir au plein épanouissement de sa nature.
C'est bien là, en effet, un " naturalisme au complet " : il s'agit de suivre nature, mais avec " nonchalance " " Le plus simplement se commettre à nature, c'est s'y commettre le plus sagement. " L'homme renonce ainsi à découvrir l'inconnaissable et accepte avec résignation d'ignorer l'inconnu. Mais il s'agit en même temps d'être " en réjouissance constante ", c'est-à-dire à la fois d'agir et d'être allègre, car le plaisir est toujours une indication positive. ' Rien ne me nuit, que je fasse avec faim et allégresse. " L'erreur des hommes est de vouloir se dépasser et se raidir, de se laisser emporter par l'enthousiasme ou la lassitude, d'où naissent tous les dogmatismes, toutes les querelles, tous les racismes.
Le dernier mot de cette sagesse, c'est qu'il ne faut pas contraindre l'homme en l'amputant, l'abaissant ou le gonflant; il faut " vivre à propos", " faire bien l'homme et duement " : la mesure mène à la joie comme la joie à la mesure. Naturalisme complet, donc, mais qui mécontentera Pascal, car il lui manque " la grâce ".
" Il inspire, dit Pascal, une nonchalance du salut, sans crainte et sans repentir... Il ne pense qu'à mourir lâchement et mollement par tout son livre. " Autrement dit : les essais ne conduisent pas à une mort chrétienne. Pour Montaigne en effet la grande affaire est de vivre, et non d'apprendre à mourir : et pour la vie courante, il adhère au dogme courant, sans longue réflexion et sans inquiétude : " Le meilleur et le plus sain parti est sans doute celui qui maintient et la religion et la police ancienne du pays ". Parce qu'il a une valeur certaine ? non point. Seulement parce que " le plus vieil et plus connu mal est toujours plus supportable que le mal récent et inexpérimenté. " Le Dieu dont il parle ( car il en parle certes) est bien loin de celui de l'orthodoxie chrétienne, vague puissance surnaturelle qui n'est que l'autre nom de la nature : " La vie, telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer. "
Montaigne ne cherche pas au-delà de l'homme, et refuse à l'homme toute capacité dans une telle " quête ". car, malgré les lignes de politesse qui terminent l'Apologie de Raimond sebond, comment oublier le ridicule qu'il jette avec malice sur le stoïcien grandiloquent : " De faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'espérer enjamber plus que l'étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux; ni que l'homme se montre au-dessus de soi et de l'humanité : car il ne peut voir que de ses yeux et saisir que de ses prises. Quelle outrecuidance à ses yeux, quelle éclatante impuissance, que de s'effrayer du " silence des espaces infinis " !
 
 
 
" De l'institution des enfants "
 

Montaigne lui-même avait appris le latin selon la méthode directe.
Il condamne l'éducation collective des collèges.
C'est le seul point sur lequel il se sépare de la pédagogie du XX e siècle. Le précepteur qui sera lui-même plutôt un sage qu'un savant, doit avant tout former le jugement de son élève : il ne s'agit pas tant de lui enseigner beaucoup de choses que de lui apprendre à réfléchir et à développer son intelligence, sa personnalité. Il pratiquera toujours la douceur : Montaigne a horreur des châtiments corporels et de la contrainte sous toutes ses formes. Il ne faut pas faire de la vertu un épouvantail, mais la peindre au contraire sous les couleurs les plus riantes. Montaigne fait-il une place suffisante à l'effort et au sens du devoir ? On peut penser qu'il est bien optimiste, ou que du moins sa pédagogie est surtout conçue pour des êtres très heureusement doués. Il prévoit l'objection, mais répond par une plaisanterie : l'enfant est-il rebelle à cette éducation ? " Que de bonne heure son gouverneur l'étrangle, s'il est sans témoin ! ou qu'on le mette pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il fils d'un duc. " A vrai dire ce sont surtout des principes qu'il pose, et ces principes sont excellents.

D'ailleurs, la formation physique sera une école d'énergie. Il faut exercer le corps, et même l'endurcir; ainsi l'enfant deviendra un homme complet, capable d'affronter la vie. Enfin,  idée encore récente, les voyages forment la jeunesse, ils achèveront son éducation.

" Il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir par une volonté non forcée, et de mon propre désir, et d'élever mon âme en toute douceur et liberté sans rigueur et contrainte. ".

 

Instruire c'est former  le jugement ( Montaigne )

Montaigne pense avant tout à la formation de jeunes nobles. Pourtant la plupart de ses idées sont universellement valables. Après la soif de connaissances qui caractérise Rabelais, une décantation se produit :  "savoir par cœur n'est pas savoir " dit Montaigne. Au lieu d'encombrer la mémoire de l'élève, il faut former son esprit, lui apprendre à penser.

" Un enfant de maison qui recherche les lettres, non pour le gain ( car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des Muses, ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d'en tirer un habile homme qu'un homme savant, je voudrais aussi qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu'on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science;
On ne cesse de criailler à mes oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir; et cette charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il corrigeât cette partie, et que, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât ... lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d'elle-même;
Je ne veux pas qu'il  invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et depuis, Arcésilas faisaient premièrement parler leurs disciples, puis ils parlaient...
Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train et juger jusques à quel point il se doit ravaler pour s'accommoder à sa force. A faute de cette proportion, nous gâtons tout; c'est l'une des plus ardues besognes que je sache.

Ceux qui entreprennent  d'une même leçon et pareille mesure de conduite, régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline.

Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance; et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien fait sien. C'est indigestion que de regorger de viande comme on l'a avalée, l'estomac n'a pas fait son opération, s'il n'a fait changer la façon et la forme.

Ne loge rien en sa tête par simple autorité et à crédit. Qu'on lui propose cette diversité de  jugements : il choisira, s'il peut, sinon il en demeurera en doute. il n'y a que les fols certains et résolus.
Car s'il embrasse les opinions de Xénophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qu'il sache qu'il sait au moins. Qu'il oublie hardiment, s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sache approprier. La vérité et la raison sont communes à un chacun, et sont non plus à qui les a dites premièrement qu'à qui les dit après. Les abeilles " pillotent " de ça de là les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur; ce n'est plus thym ni marjolaine; aussi les pièces empruntées d'autrui, il les transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien, à savoir son jugement. Son institution, son travail et étude ne vise qu'à le former.

Le gain de notre étude, c'est en être devenu meilleur et plus sage. C'est, disait Epicharmus, l'entendement qui voit et qui oit, c'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit et qui règne; toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. Certes, nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser la liberté de rien faire de soi..



Les Essais de Montaigne montrent comment la découverte de l’Amérique, puis les premières expéditions coloniales, ont marqué les esprits en Europe. Certains y ont vu une raison d’optimisme, un progrès pour l’Occident, qui doit beaucoup à l’Amérique : les tomates, le tabac, la vanille, le piment, et surtout l’or. Mais Montaigne exprime surtout de l’inquiétude.

Notre monde vient d’en trouver un autre ( et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puis que les Démons, les Sibylles, et nous, avons ignoré cettui-ci jusqu’à cette heure ? ) non moins grand, plain, et membru, que lui : toutefois si nouveau et si enfant, qu’on lui apprend encore son a, b, c : Il n’y a pas cinquante ans, qu’il ne savait, ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien, cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière, quand le notre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur. ( III, 6, 1423 )


On n’a pas fini de trouver des mondes, et à quoi tout cela nous mènera-t-il ? Montaigne pense que le Nouveau Monde, comparé au sien, est un monde enfant, qu’il caractérise par ce qui lui manque : l’écriture, les vêtements, le pain et le vin. Des questions religieuses essentielles sont sous-jacentes. S’ils vont tout nus sans honte, comme Adam et Ève au Paradis, est-ce parce qu’ils n’ont pas connu la Chute ? Parce le péché originel les a épargnés ?

Cet autre monde serait plus proche de l’état de nature que le Vieux. Or la nature, la mère nature, est toujours bonne pour Montaigne, qui ne cesse de la louer, en l’opposant à l’artifice. Plus nous sommes près de la nature, mieux c’est; les hommes et les femmes du Nouveau Monde vivaient donc mieux avant que Colomb
ne les découvre.

Montaigne redoute le déséquilibre que le contact des deux mondes, à des stades différents de leur développement, créera dans l’univers. Il conçoit celui-ci sur le modèle du corps humain, suivant l’analogie du microcosme et du macrocosme. L’univers deviendra un corps monstrueux, monté sur une jambe vigoureuse et l’autre invalide; il sera difforme, bancal, boiteux.

L’auteur des Essais ne croit pas au progrès. Sa philosophie cyclique de l’histoire est calquées sur la vie humaine, laquelle va de l’enfance à l’âge adulte, puis à la vieillesse, ou de la grandeur à la décadence. La colonisation de l’Amérique ne présage rien de bon, car le Vieux Monde corrompra le Nouveau :

" Bien crains-je, que nous aurons très fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion : et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’était un monde enfant : si ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline, par l’avantage de notre valeur, et forces naturelles : ni ne l’avons pratiqué par notre justice et bonté : ni subjugué par notre magnanimité. " ( III, 6 )

Le contact du Vieux Monde accélérera l’évolution du Nouveau vers sa décrépitude, sans nous rajeunir, car l’histoire va à sens unique et l’âge d’or est derrière nous. Ce n’est pas notre supériorité morale qui a conquis le Nouveau Monde, mais c’est notre force brute qui les a soumis.

Montaigne vient de lire les premiers récits de la cruauté des colons espagnols au Mexique et de leur destruction sauvage d’une civilisation admirable. Il est ainsi l’un des premiers censeurs du colonialisme.

 


Date de création : 27/03/2008 • 07:07
Dernière modification : 14/05/2013 • 20:22
Catégorie : Culture philosophique
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