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Regards en arrière

Un récit venu du Maroc et que j'avais aimé et étudié avec mes élèves lorsque j'étais là-bas et dont j'essaie de me souvenir :

 

Regards en arrière

 

Quand je l'ai retrouvé après une longue absence, mon village natal m'a semblé renaître. Tout n'y était que souvenirs, bons ou mauvais, mais souvenirs quand même. Peut-on vivre sans souvenirs ? Voici l'oranger où toute petite j'écrasais les pulpes entre mes dents gourmandes. Je m'arrête et je cueille une orange avec le même geste qu'autrefois, dans ma bouche éclatent les souvenirs avec le parfum du fruit. J'étais là, j'avais mon dernier frère accroché sur mon dos. Je lançais de temps en temps des pierres aux chèvres qui s'éloignaient.

Des petites filles vont à la fontaine. J'en suis toute courbée d'un côté d'avoir porté tant de cruches à eau.

Il y a moins de maisons qu'autrefois. Les gens s'en vont à la ville. Mon père était paysan. Il travaillait dans les champs des propriétaires. Je sais qu'il rapportait bien peu d'argent.

Mon premier habit fut un morceau de tissu que la sage femme troua de quatre trous pour m'en vêtir. On me talquait à la poudre de Henné. Je n'avais pas de lit. La plupart du temps j'étais étendue sur un tapis à côté de ma mère ou accrochée sur son dos. Si j'avais de la fièvre, elle me mettait sur la tête du henné, mélangé avec du jus de citron. Ou bien elle mettait un peu d'encens dans le feu pour éloigner le mauvais œil. Elle me nourrissait après mes tétées de pain et de pommes de terre, mélangées à du thé.

Sept jours après ma naissance, mon père choisit mon prénom et m'appela Fatima.

Je me suis donc appelée Fatima car c'était l'homme qui commandait. Ce fut un grand jour de fête. Tous les gens du village furent invités. Il paraît même que mon père fit la folie d'égorger des moutons du troupeau, comme dans les familles riches, à la naissance du premier garçon. Femmes et hommes ont chanté et dansé. Dehors les patrons de mon père ont organisé une fantasia. Pendant ce temps, non loin de ma couche, des religieux récitaient des versets du coran.

Du petit enfant que je fus, je ne me souviens plus très bien.

Je grandissais peu à peu accrochée au dos de ma mère participant à tous ses travaux, bercée par les commérages car ma mère passait de longs moments à la fontaine. Une dizaine de femmes y sont toujours présentes. Et ça papote ! On y sait toutes les nouvelles. La fontaine ! Mais c'était la principale distraction de la vie d'une femme. A sept ans je gardais les chèvres et les moutons. L'école ? Oh il ne pouvait en être question pour les filles. Je ne sais même pas si je savais ce que c'était qu'une école. Je passais bien de temps en temps devant une drôle de boutique dans laquelle des petits garçons assis sur des nattes récitaient les versets du coran tout en recevant des coups de baguette. Cela me faisait peur et je courais pour passer.

J'étais toute la journée dans les champs. Je n'avais pas de souliers et la plante de mes pieds était comme le sabot des ânes. Garder les moutons en hiver, c'était une aventure à cause de la neige et du froid. Mes pieds nus devenaient tout engourdis. J'en pleurais.

J'avais assez mauvais caractère, je me disputais beaucoup surtout avec notre cousin Allal. Je cherchais toujours à le railler. Le soir à l'heure où je rassemblais mes moutons, Allal pressait les siens afin de partir avec moi, mais je m'arrêtais en chemin jusqu'à ce qu'il ait disparu.

J'avais 17 ans quand les parents d'Allal vinrent chez moi demander ma main à mon père. Oh ! Quelle histoire, j'eus une grande peur et pourtant notre mariage a été le début d'un grand amour. Je me rappelle cette visite comme si c'était hier. Les mouvements étaient inhabituels dans la maison, tout m'étonnait, même les regards pleins de douceur, n'étaient plus les mêmes. Mon père avait acheté pour moi un beau caftan tout neuf, car je n'avais qu'une robe pour tout vêtement et elle n'était que haillons. Je cachais tout sentiment car à cette époque la fille n'avait pas le droit de dire son avis sur le choix de son mari. Par chance Allal était mon cousin et je le connaissais. Combien de jeunes filles n'ont vu leur fiancé, souvent très vieux, que la veille des noces.

On offrit un verre de thé et des gâteaux aux parents d'Allal. Trois jours après cette visite, tous les hommes de nos famille se réunirent. La lecture du coran fut faite à haute voix par les sages. On arrêta cette lecture pour manger un bon couscous et pour écrire l'acte de mariage. Il n'y a eu ni danse, ni méchoui. Mais j'avais du bonheur plein le cœur et Allal avait du bonheur plein les yeux. Je vais vous faire rire, mais sachez que depuis nos fiançailles jusqu'à notre mariage, je n'ai pas revu Allal. Je n'en avais pas le droit.

Quelques mois s'écoulèrent puis mon père prépara moutons, poules et lapins pour les vendre au souk. J'entendis parler d'une certaine fête. Il revint avec des sacs de farine, du sucre, de l'huile et ramena également pour moi un beau caftan blanc. La famille était toute là. Les autres invités qui commençaient à arriver apportaient de menus cadeaux. C'étaient des cadeaux à la mesure de la richesse ou plutôt de la pauvreté des invités : quelques œufs de la basse cour, un poulet, une peau de mouton, un peu d'huile d'olive et la distribution des boissons et des friandises commença. J'étais dans un coin, entourée de femmes et de filles et recouverte d'un voile blanc. Ensuite vint la famille du mari, d'abord les femmes, puis les hommes. Mais je n'avais toujours pas revu Allal. Ce n'est que le surlendemain que j'ai franchi le seuil de ma maison natale. Je me suis retrouvée, poussée par les amis sur une charrette qui se dirigea vers l'habitation de mon mari.

Allal était là, si souriant, si confiant. Dehors la foule attendait.

Tel a été le début d'une longue vie commune heureuse. Nous avons élevé beaucoup d'enfants et aujourd'hui encore la maison est toujours pleine du rire des petits. J'ai eu de nombreux enfants, si bien qu'Allal n'a pas pris une seconde femme à la maison et il n'a jamais été question du divorce pourtant si habituel chez nous. Allal bien sûr prenait les décisions, mais il disait exactement ce que je pensais parce qu'il le lisait dans mes yeux.

Un jour, nous sommes allés, Allal et moi, dans une famille voisine pour écouter à la radio un grand discours de notre bien aimé roi Mohamed V qui dit : " Marocains instruisez vos filles " . Allal se retourna vers moi et prit alors cette décision. : " Et bien Majida ira à l'école ". Je regardais Allal et mon cœur débordait de tendresse pour lui. J'ai vendu mes bijoux et avec l'argent reçu j'ai acheté des chaussures pour Majida. C'était la première fois qu'elle en avait, un tablier, un cartable. Il m'a fallu travailler, faire des tapis, car l'école, c'est gratuit, mais ça coûte cher et c'était le commencement des dépenses.

Mais tant pis, c'était pour rendre nos enfants libres dans un monde dur. Allal se fatiguait dans le travail des champs. En plus de mes tapis, des travaux de la maison, je l'aidais de mon mieux avec mes enfants. C'est eux qui tournaient la meule de pierre pour écraser le blé et faire la farine pour la famille. Mais il est des travaux qui n'attendent pas et des charges à porter. Un soir Allal est revenu en s'accrochant aux murs. J'ai vu le sorcier, mais Allal n'a pas guéri. mon cousin l'a amené à la ville chez un médecin. Allal avait une maladie de cœur.

Une grande tristesse m'envahit qu'il fallait que je dissimule.

Le jour de la mort d'Allal toute la famille se trouvait là. Tandis que la mort s'approchait, j'essayais d'accrocher la vie d'Allal à la mienne. Son regard et son sourire étaient aussi confiants qu'au premier jour de notre mariage. C'est à ce moment que j'entendis un grand cri dans le fond de la pièce. Ma cousine criait en fixant Allal. Allal était mort.

Toutes les femmes hurlèrent en se labourant le visage de leurs ongles. Je restai là, immobile. Mes yeux coulaient, coulaient.

Des femmes m'habillèrent de blanc. Le troisième jour on m'amena au cimetière. J'embrassais la terre qui recouvrait le corps de celui que je ne reverrai plus qu'en paradis.

Je dus passer 4 mois et 10 jours à la maison sans sortir et sans voir un homme. Telle est la durée du deuil chez nous. Quand le deuil prit fin, je fis venir des religieux pour lire les pages du coran. La famille alla au cimetière pour donner des figues et du pain aux pauvres. Le deuil était fini, mais la plaie de mon cœur, elle, ne devait jamais guérir.

 


Date de création : 05/01/2008 • 21:58
Dernière modification : 15/01/2013 • 11:41
Catégorie : Récits étrangers
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