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L'étrangère

L'étrangère ou l'étranger

dans un milieu encore assez fermé

 

Le nouveau venu ou la nouvelle venue avait pour obligation de s'intégrer vite, d'aimer ce qu'ils aimaient, de participer aux diverses activités et parfois, cela n'était même pas suffisant. Les remarques ironiques et à double sens fusaient :
- Sa femme c'était un carnaval, une étrangère qui croyait toujours qu'on ne l'aimait pas.
Ils refusaient le droit de penser différemment, ricanaient lorsqu'on ne savait pas bien travailler à la ferme, bien comme ils l'entendaient, cuisiner comme dans la région. Ils n'étaient pas sévères avec les jeunes, mais ça ne leur plaisait pas de les voir parler à un jeune qui n'était pas du " Pays ". Pays avait un sens des plus restreints, celui de village. La mentalité des campagnards s'opposait pourtant essentiellement aux gens de la ville. Ils leur trouvait trop de toupet. La nature rude forgeait des caractères inébranlables et entiers.
Tout ce qui n'était pas dans leurs habitudes, pour ces villageois, au début du siècle dernier... était donc bizarre ou étranger. L'étranger pouvait être l'habitant d'un village voisin  qui ne prononçait pas la langue d'Oc de la même façon ou qui avait un vocabulaire légèrement différent car une cabane par exemple pouvait être une gariotte, une cazelle, une borie... à quelques kilomètres de là... Les recettes changeaient aussi, transmises par la tradition familiale ! Pour les enfants comme pour les adultes, les animaux étaient des domestiques, de la nourriture ou destinés à des jeux parfois même cruels pour certains. Les petites distances semblaient quasi infranchissables. On ne cueillait pas les champignons, on les cherchait ! C'est d'ailleurs toujours une véritable chasse sous les fougères, dans la mousse, dans les ronces ou sous les feuilles. Ici quand on dit " champignons " on veut uniquement dire les cèpes. Les autres champignons, on les désigne par leur nom : les girolles, les coulemelles...
A la maison les vieilles femmes se plaignaient de leurs belle-filles. Elles accusaient les instruments modernes de ne pas fonctionner comme les bons vieux ustensiles. Elles quémandaient des compliments qu'elles refusaient aux jeunes.

Le déraciné souffrait donc deux fois. Il souffrait de quitter sa région et souffrait de la façon dont il était reçu. Les bavardages faisaient que tout se savait vite et dans tout le village.

Aujourd'hui on les aurait appelés des intégristes du lieu ! Et heureusement avec le temps, les années...  leur opinion s'est modifiée sinon elle aurait porté tort à beaucoup. Imaginez tous ces étrangers qui se sont installés aujourd'hui dans la région : anglais, néerlandais, gallois, Suisses... S'ils avaient su les anciens qu'ils auraient besoin des " étrangers " pour que leur village ne meure pas ! Mais si les vieilles habitudes se sont atténuées, elles ont duré tout de même longtemps.

Un siècle plus tard l'esprit avait évolué, pourtant j'ai un peu été témoin de certaines incompréhensions... Il y a 30 ans encore si un chien aboyait après vous, on vous disait : " il n'aime pas les étrangers ". Les vieiles personnes ont gardé des formules : ces étrangers !
- J'en suis bien une d'étrangère ! "
- Oh mais toi ce n'est pas pareil, s'excuse la personne.

J'ai eu du mal à m'insérer, j'ai regardé moi aussi avec un regard d'étrangère, tout en essayant de rester neutre. Mais la langue française, la télévision ont peu à peu diminué les écarts.


Prenons le cas de Marthe, au siècle dernier. Sa vie heureuse et sans soucis,  en famille, finit avec son enfance. Un jour, un voisin est venu et dit à ses parents : " J'ai un beau parti pour votre fille ". Ce gars-là, elle ne l'avait vu que deux ou trois fois aux fêtes votives de la région, pas plus. A peine quelques jours après :
- Qu'est-ce que tu veux faire ? lui dit son père un peu tracassé de la laisser partir loin, si vite, au bras d'un " étranger "...
Que répondre ? Ils étaient 7 enfants dans une famille des plus modestes. Il fallait bien que le père case ses enfants ... Elle accepta.
Le jour dit, elle fut mariée. Le mariage avait ététrès  rapidement célébré. Un pauvre petit mariage.
Puis Marthe leva les yeux vers le ciel bas, menaçant. D'énormes nuages gris s'accumulaient au-dessus de la région, l'obscurcissaient. Elle se tourna vers les siens. Le père et les frères l'étreignirent maladroitement et la laissèrent aller, gênés. La mère, émue, resta un long moment à côté d'elle sans parler puis elle la prit contre elle.
- Ma petite chérie, dit-elle s'efforçant au calme.
Marthe saisit son baluchon qui contenait son trousseau, un peu de linge de rechange usagé, reprisé, et les menus objets représentant tout son avoir en ce monde, sans oublier dans sa tête, les derniers souvenirs de son enfance. Elle suivit son jeune mari qui portait en plus de nombreux paquets, le pique-nique pour le trajet : du pain, du fromage et il jeta le tout sur son épaule. Il sourit à chacun essayant de leur donner la force morale de ne rien regretter. Elle essaya de ne pas se retourner et partit ne songeant guère pour l'instant à l'avantage de fuir les souffrances de la misère pour une pauvreté plus abordable.
Elle savait que quand elle atteindrait la maison de la Marie, après un détour, ce serait fini, la métairie  disparaîtrait avec ses silhouettes minuscules, réduites, figées et perpétuées par le souvenir qui ne leur permettrait pas de vieillir. Une dernière fois, elle laissa son mari prendre un peu d'avance et elle lança un regard en arrière. Plus rien. C'était un adieu à son enfance et à l'affection des siens pour la découverte d'un mari, d'une nouvelle vie et... l'inconnu. 
C'était surtout la perte de l'affection des siens qui se frayait un chemin douloureux dans sa sensibilité. Elle n'avait cependant pas longtemps hésité avant de s'engager car elle trouvait sympathique son jeune mari. Elle aurait pu tomber plus mal. Mais elle partait vers des contrées ignorées, à une époque où les déplacements étaient difficiles. Elle était partagée entre son affection naissante, sa curiosité et l'angoisse de tout quitter; entre la découverte d'une région qu'on ignore et déjà la nostalgie. Reviendrait-elle un jour chez elle ?
Devant eux le sentier montait longtemps, poussiéreux, infini en direction de sa nouvelle ferme dont elle serait presque la maîtresse. Presque parce qu'il y avait encore la grand-mère. C'était un chemin sinueux qu'elle avait déjà pris pendant ses courtes fiançailles mais en sachant qu'après une courte promenade elle reviendrait à la maison.

Après le premier arrachement surmonté, l'inquiétude de l'accueil qu'elle recevrait, Mariette, l'étrangère parce qu'elle venait d'un village voisin, trouva cependant et par chance un véritable amour chez son mari qui se développa au fil des ans. Cela lui donna l'énergie du travail bien fait et son sourire spontané et sincère la rendit agréable. Elle eut le courage de s'adapter. Ce fut plus difficile pour les autres de l'accepter d'autant qu'elle savait aussi mettre en évidence ses convictions.
Comment gagner avec un grand cœur, une piètre fortune et de profondes convictions la sympathie des autres?

Pourtant ses parents étaient sévères, à cheval sur l'heure... mais là, elle ne pouvait absolument rien faire sans l'autorisation de l'ancêtre, la vieille dame à la coiffe toujours stricte. L'été, lorsqu'elle avait voulu se faire couper les cheveux courts, selon une nouvelle mode pratique les jours de grande chaleur, on lui avait répondu.
- Mais ce n'est pas possible, ce serait comme les garçons ! Les femmes gardent leurs cheveux longs sous la coiffe.
Il lui avait fallu attendre un autre été avant d'obtenir enfin l'autorisation de son époux et encore avait-il décidé sans l'avis de sa mère car d'autres femmes du village s'étaient laissé tenter. Les soirs de bal, elle était surveillée même par les oncles, les frères ou les cousins.
- Tu n'as pas fini de danser avec celui-là ?
C'était la règle transmise par la famille alors que dans les prés, les femmes qui gardaient les bêtes rencontraient des gars autant que des filles et pourvu que les moutons n'aillent pas trop dans le blé, personne n'allait voir ce qui s'y passait ! Mais chaque famille avait ses règles à rappeler aux jeunes.
Puis la première naissance arriva : une fille ( sans intérêt pour la vieille dame !
Et enfin  le premier garçon :

- Tu veux l'appeler Louis ? Avait-elle dit à son mari. Mais Louis, c'est toi, il ne peut pas y en avoir un autre !
- C'était déjà le nom de mon père dit Louis pincé.
- Raison de plus !
- Tu ne te rends pas compte de l'importance de ce prénom.
- Mais c'est toi qui ne te rends pas compte de la confusion que cela va créer.
- Je suis le fils aîné, ce premier garçon est notre fils aîné et le prénom du premier né, c'est sacré chez nous et c'est nécessairement Louis dans la tradition de la famille...
- Chez nous ? Ah oui, c'est vrai, " chez nous, " cela veut désormais dire dans " ta " famille. Je te signale qu'il n'est pas l'aîné, nous avons eu une fille avant lui.
- Pour les filles, ce n'est pas pareil, le choix du prénom est libre. Si nous avons une autre fille, tu pourras l'appeler comme il te plaira dit-il fier de sa générosité.
Elle avait cédé. Quelle importance après tout. Mais intérieurement l'idée l'avait un peu révoltée. Les filles dans ce milieu comme dans beaucoup de milieux ne sont qu'un objet où les hommes déposent leurs chers descendants mâles. Pour les filles ils veulent bien fermer les yeux jusqu'au prochain enfant....

Ensuite il y eut d'autres enfants bien sûr et d'autres soucis.
- Maman, maman, donne-moi à manger.
- Maman, maman, donne-moi s'il te plaît un bout de gâteau avant de partir.
Ah ! La " flaugnarde " qu'elle retirait de la cendre où elle la tenait au chaud sur une plaque et sous un torchon. Comme ce gâteau embaumait, comme il était aimé des enfants ! Marthe en faisait souvent. Elle souriait en coupant un morceau dans le curieux gâteau à bosses. Sous la blessure de la lame froide, la pâtisserie se rétractait. Les enfants, heureux, mordaient à belles dents dans leur portion dorée à point. La part était plus grande  le Dimanche après la messe. Ils en mangeaient aussi au goûter dès le retour de l'école.
Après le déjeuner, dès 6 heures Marthe devait s'occuper des vaches avec son mari, puis préparer les enfants pour l'école.
- " A quoi ça leur servira disait la grand-mère d'aller à l'école "?
Ensuite, c'était la soupe pour les cochons, la pâtée pour la volaille et les autres animaux, le ménage, le repas de midi à préparer. L'après-midi, elle va au jardin, c'est son domaine, sa solitude, son repos presque. Après l'école, il faut regarder les devoirs. 
- " Ils feraient mieux de t'aider dit la grand-mère ".
Maintenant elle songe au repas du soir avant de revenir à l'étable. Elle terminera sa soirée par le linge, le repassage, la couture.

A l'époque des maladies des enfants, elle essaya les tisanes de queues de cerises. Elle baignait avec de l'eau bouillie parfumée de mauve les paupières gonflées et irritées. Il existait encore des maladies graves comme la variole, la varicelle, la scarlatine, le croup...
Malgré les lavages, l'enfant était couvert de plaies purulentes. Dans ses rares moments de lucidité il implorait :
- Dites, Mère, ma figure n'est pas comme mes mains ? Je ne veux pas devenir laid !
Marthe faisait bien tout ce qu'elle pouvait. Elle devait isoler l'enfant par risque de contagion, et ne permettait pas aux autres de l'aider. Elle secondait son mari à la ferme, veillait la nuit le gamin accablé et, à cause d'une nouvelle grossesse, il y en avait souvent de nouvelles à cette époque sans contraception, semblait ne tenir debout qu'avec peine.
Le moment le plus terrible pour elle fut lorsque dix jours après le début de la maladie, alors qu'un de ses garçons, en dépit de sa fièvre et de ses malaises voyait ses pustules se dessécher, deux autres furent contaminés. Marthe recommença à panser les corps endoloris. Le père et un quatrième à leur tour gémirent, divaguèrent, débitant de longs discours inintelligibles. Le spectacle qu'offraient les infortunés couverts de boutons se révélait pitoyable.
A cette époque-là il lui fallut en plus remplacer les hommes aux travaux urgents des champs, continuer le soir à soigner les bêtes et à faire en plus des soins, les repas, car la fièvre les obligeait tous à se reposer.
La grand mère répétait que personne ne devait s'élever au-dessus de sa condition et elle ne trouvait pas que ce travail-là était celui des femmes... Mais que faire si les hommes sont malades ? Le soir Marthe n'avait toujours pas fini son travail, elle suspendait encore le grand chaudron à la crémaillère, avant de retirer les plats odorants qui mijotaient et qui serviraient pour le repas du lendemain. Elle montait ensuite aux chambres bassiner les lits avec le moine chaud.
- Quel besoin grognait la grand-mère avait-elle de bassiner les lits ? En cette saison !
- Les enfants auront chaud.
- Cela ne sert à rien de les gâter. C'est leur donner de mauvaises habitudes de confort qu'ils n'auront pas toute leur vie !
Marthe ne répondait pas mais n'en continuait pas moins la tâche entreprise. Elle souriait cependant. Comme elle savait retrouver dans ces circonstances ce visage de jeune fille qui la transfigurait et faisait céder jusqu'à sa belle-mère, jusqu'à son bougon de mari !
La vieille grand-mère, les mains souvent inertes sur son ouvrage, la regardait, la critiquait alors le plus souvent en silence, bougonnait, mais finissait grâce à ce sourire, à se calmer. Mais quand elle sentait la présence inquiète de son fils qui les regardait, qui guettait les remarques de sa mère, un pli d'amertume trahissait son désespoir solitaire à l'idée qu'il ait épousé une étrangère.
Par contre les enfants auraient donné beaucoup pour voir resurgir le sourire de la mère qui était chaque fois comme l'esquisse d'un pardon et un rayon de joie intérieure.

Malgré sa lassitude, Marthe, toujours présente, consolait et soignait sans relâche. Souvent, en cachette, elle pleurait et priait. Enfin la guérison vint... Un miracle...pensa-t-elle.
En temps normal, le bonheur émanait d'elle et se rapprochait de la joie comme de la lumière qu'elle répandait. L'ambition qui germait dans le cœur de son fils fuyait au contraire celui de sa fille aînée ou même le sien. Sa vie dans cette maison équivalait à l'abandon de chaque désir qu'elle aurait pu avoir, à l'obéissance apparente du moins, à chaque remarque formulée par sa belle-mère. Son surcroît de dévouement, devenait rayonnement et adoucissait un peu le regard acéré des adultes de la famille et des voisins prêts à critiquer. Certains voisins touchés eux aussi par la maladie dans leur famille firent même appel à elle. Elle essaya de répondre à leurs attentes avec dévouement.


Au plus gros de l'hiver, le père laissait dormir ses enfants pour économiser le repas du matin. Et quand le vent sec et froid les obligeait à rester près de la cheminée, les enfants s'ennuyaient de ne rien faire; la cuisine était trop exigüe pour tous et peu agréable car il y faisait sombre. Le jour n'arrivait que par la petite fenêtre au-dessus de l'évier, et un peu aussi par le haut de la porte. Aussi auraient-ils préféré se rendre à l'école. Mais certains avaient atteint l'âge de devenir bergers et de se louer dans les grandes fermes des environs. Il leur fallait quitter la famille.

Marthe, solitaire, devenait  à elle seule l'âme du foyer, donnant moins de force au passé qui n'était pas le sien, organisant l'avenir. De vieux souvenirs s'éveilleront à jamais pour les siens devant la moindre flamme qui éclairera, au-delà du présent, jusqu'au plus profond de leur cœur, l'image maternelle toujours dévouée. 
Marthe, le matin,  renversait les écuelles de lait caillé, les faisait  égoutter sur une claie pour laisser sécher le contenu et prenait la rangée déjà à point qu'elle posait délicatement au fond d'un panier, puis, dans divers sacs et récipients, elle introduisait une douzaine d'œufs, du poulet, du canard et quelques légumes de saison, cuits. Empoignant son chaudron et son cabas, elle reprenait chaque matin l'étroit sentier de sa ferme. Ainsi chargée, elle enfilait ses pieds nus dans ses sabots et sortait pour se rendre dans les divers chantiers ou sur les lieux des travaux des champs de la région. Elle avait vite compris que les ouvriers seraient contents, en milieu de journée, d'avoir un plat chaud, des fromages frais ou une boisson protégée de la chaleur. Aussi, vaillamment, presque chaque jour, elle laissait les plus petits à la garde de la grand-mère et elle allait dans les environs, les bras chargés de victuailles. cela les aidait bien à la ferme.

Soudain elle entendit, derrière elle, la voix de la Marie-Jeanne du bourg. Histoire de bavarder un instant, elle fut contente de s'arrêter.

- Et où vas-tu comme cela ? demanda-t-elle
Marthe posa les paniers dont l'anse s'incrustait déjà dans sa chair.
- Des hommes débitent du bois derrière le puy, mon mari y est aussi, je les rejoins pour donner un coup de main pour les fagots de brindilles par exemple.
- Tu me caches quelque chose. Je vois plutôt que tu es encore et toujours à galoper pour vendre tes caillades et tes plats. Je comprends que la grand-mère trouve cela bizarre !
- Laisse la grand-mère, elle est bien contente que grâce à mes ventes nous avons du pain à chaque repas.
- Toujours triste pour tes enfants qui qe qont éloignés ?
- Vierge mère, oui ! Alexis fait bien ce qu'il peut mais il ne remplacera pas Anatole et Jean qui m'aidaient bien.
- Ma pauvre, c'est la vie, mais tu as de la chance d'avoir 5 garçons car moi avec 6 filles dit son amie, je me demande ce que je vais faire...
- C'est vrai, je ne me plains pas, mon mari et ma belle-mère sont enfin satisfaits dans ce domaine !
- Nous, nous ne faisons que vivoter, aucun bras solide pour nous aider à remonter la pente.
Marthe quitta son amie. Discuter ainsi les soulageait toutes deux, mais il y avait un peu de rancoeur dans l'air parce que Marthe osait rompre les tabous et était dégourdie.

La compagnie des chemins de fer, par exemple, souhaitait faire passer une ligne par le village. Ce qui déclencha une animosité avec la commune voisine. Les villageois refusèrent d'abord le premier projet de faire bâtir la gare au village. Les gens du village voisin soulevaient le problème d'un trajet trop long et trop sinueux, donc illogique. A ce problème s'ajoute la contrariété des habitants. Certains, comme Pierre, se désolaient pour le bétail qui serait effrayé, d'autres ne voulaient pas connaître le morcellement de leurs champs ou de leurs bois et réclamaient pour être dédommagés des indemnités phénoménales. Enfin, le curé, les vieux et quelques pieuses prédisaient que la main d'œuvre attirée par le chantier dévergonderait la jeunesse. La peur toujours de l'étranger ! La pétition remporta un certain succès, mais, au sein même du Conseil Municipal, des clans se formèrent. Outre ceux qui pensaient aux débouchés des différents marchés, abondaient les familles qui cherchaient du travail pour leurs garçons . Or la construction de la voie ne manquerait pas de créer des emplois. ( L'aîné des garçons trouva d'ailleurs un emploi, dur pour son âge, mais bien payé.
Pour éviter tout risque d'insatisfaction, l'entreprise modifia le tracé initial et décida en accord avec les Ponts et Chaussées d'installer la station entre les deux bourgs. l'égoïsme, dans un premier mouvement, porta chacun à se féliciter d'avoir évité un désastre personnel. Le maire avait presque gagné et déjà des équipes de spécialistes jalonnaient l'emplacement du chantier. Si tout se passait bien, les travaux commenceraient avant la fin de l'année 1881.

Plus tard, Marthe fut dans les premières à utiliser le chemin de fer. Son mari allait bien à la foire, mais comme les voisins, à pied ou avec les mulets, les bœufs ou les chevaux... Elle avait le goût de l'aventure, de la découverte. Mais comment se retrouver dans une grande ville inconnue ? Où serait la marché, où serait la gare ? Par contre elle connaissait la gare de son village et avec son panier chargé, elle s'y dirigea. On lui avait bien dit que le train serait cher. Mais si elle vendait beaucoup et toucahit plus d'argent, elle s'y retrouverait dans ses comptes...
La gare était loin, à pied, mais encore familière et amie. Elle y avait vendu ses produits au temps du chantier. Bientôt le ciel gronda mais à travers cet horizon noir, elle continua sa marche au milieu des rafales de vent. Elle avait seulement peur d'abîmer ses souliers, la seule, modeste et bien grossière paire qu'elle possédait, dans la boue des sentiers. Elle prit place dans un train, en face d'inconnus qui la regardaient bizarrement, consciente de sa solitude et de la destination lointaine de ce train : Paris. Elle espérait bien ne pas aller si loin et ne pas manquer sa gare. Soudain le sifflet de la locomotive la tira de ses pensées. Trop tard pour faire demi-tour !
La pluie pénétrait cette fois de biais par la fenêtre que quelqu'un avait ouverte et qu'elle n'osait pas fermer, et avec elle un froid humide pénétrait, malgré la vitesse et l'heure avancée de la matinée. Parfois la machine ralentissait, s'arrêtait, et le silence subit faisait place aux rumeurs, aux voix, aux bousculades. Des gens montaient, d'autres se préparaient à descendre. Les conversations peu à peu prirent un autre accent plus ou moins compréhensible dans cette région déjà étrangère dirait-la grand-mère ! Que serait cette grande ville inconnue où le chemin de fer amenait Marthe? Elle arriva à la ville 4 heures plus tard, mouillée et bien fatiguée.
Dans la ville, elle se trouva comme abandonnée.
Elle ne connaissait pas encore cette ville qui lui paraissait grande. Pour elle toutes les villes devaient être aussi vastes les unes que les autres et devaient nécessairement se ressembler. Un instant le sifflement strident de la vapeur couvrit le brouhaha. Des habitués pressés, chargés, circulaient cognant tout de leurs bagages ou de leurs ballots emportèrent Marthe étourdie ainsi que la foule pressée autour d'elle vers la sortie. Sur le quai un attroupement confus de parents, d'amis s'entassait, s'agglutinait près des rails. Elle fut même assaillie par des porteurs en blouse qui offraient leurs services d'une exhortation gutturale. Elle se demanda si elle n'était pas devenue folle comme le suggérait la grand-mère, de s'aventurer dans une entreprise aussi hasardeuse. Que deviendrait-elle si elle se perdait dans cette région où elle ne connaitrait personne et s'ils ne parlaient pas la même langue régionale ? Pourrait-elle leur vendre quelque chose ? Elle accédait au tragique.
Pourtant, elle retrouva comme dans son village les petits potins de foire sur fond d'odeur de truffes et de volailles mortes ! Elle fit tout de même la connaissance du tumulte des boulevards, de la cohue, des embarras de voitures... Les conducteurs s'apostrophaient, s'injuriaient, les pietons passaient avec vivacité sur les carrefours, dans les rues; sur les lieux de la foire, des chevaux se cabraient. Partout du monde affluait, grouillait, noircissait les trottoirs à l'infini.
Les oreilles encore bourdonnantes du roulement incessant du train, les pupilles irritées par la fraîcheur du matin et les lumières pas encore éteintes, elle s'apprêtait à chercher le placier au milieu de la foire. Elle longeait les baraques déjà installées ou montées et étourdie par l'entrain environnant, pensive, elle cherchait un personnage un peu autoritaire, un peu agité qui lui louerait un emplacement. Elle fut soudain familièrement abordée par une voix masculine taquine. Surprise, ignorant les subtilités des grandes villes, elle eut un réflexe des plus naïfs :
- Vous me reconnaissez ? s'étonna-t-elle.
Mais elle comprit bien vite le clin d'œil, le sens du regard précis et chaud. Elle poursuivit son chemin en haussant les épaules. Elle chercha un endroit moins obscur.

Au retour le calme avait, grâce à la fatigue de chacun, gagné les compartiments. Des voyageurs déployèrent et étalèrent leurs victuailles. Marthe mangea un peu de pain et de fromage. Puis peu à peu, comme elle avait cahoté au rythme de la foule bruyante une grande partie de la journée, bercée par le mouvement monotone du train, elle s'assoupit. A la tombée de la nuit un homme cria le nom de son village. La motrice du train, son régime au plus bas, rentrait en gare. Dans une dernière secousse, elle s'immobilisa. Elle arrivait. Elle se dressa, attrapa ses sacs, moins lourds puisqu'elle avait réussi à vendre une grande partie de son chargement et descendit. La locomotive pressée de repartir fit entendre son appel plaintif et lugubre. Des lumières brillaient trouant l'obscurité. 

Pourtant, grâce aux petits apports des bergers et de ses ventes, aux dépenses moindres au cours des repas, Marthe arrivait à acheter des ballots de coton pour confectionner un costume pour chacun de ses petits, qui fiers de leur élégance ne refusaient plus d'assister à la messe le Dimanche. Le père travaillait, la grand-mère ronchonnait, mais les enfants s'en souviennent encore comme d'un heureux temps car c'était la mère, l'étrangère, qui sauvait la famille. Elle savait tout faire : les chemises, les tabliers. Elle tricotait, faisait à manger pour tous, savait économiser et tenait la misère à distance. Le soir, elle veillait encore pour tricoter au coin du feu, parfois des voisins restaient aussi et ils buvaient un chocolat chaud. Avant de se coucher elle songeait toujours à son petit village, à sa famille et les images qui lui revenaient étaient sans ses enfants qu'elle aimait bien sûr, mais toujours avec la nostalgie d'une certaine liberté. C'était la période où sa mère faisait tout et non elle.
La grand-mère qui régentait un peu son monde, inlassablement préparait ces enfants à devenir très croyants. Elle croyait ainsi les préparer à leur destin d'hommes, en les insérant dans son propre idéal. Mais ce n'était pas l'idéal de Marthe et l'influence de la mère se faisait sentir tout doucement. Georges, son aîné après la fille, par exemple, n'assista bientôt aux offices que pour gagner l'admiration des filles !

Chaque village restait fermé sur ses convictions, ses craintes, son orgueil. Le mot étranger n'a pas le même sens pour eux. Avait-il un sens d'ailleurs puisqu'il désignait même les habitants d'un autre commune ?


Date de création : 22/03/2012 • 07:39
Dernière modification : 06/06/2014 • 15:46
Catégorie : Contes et nouvelles
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