Le déraciné souffrait donc deux fois. Il souffrait de quitter sa région et souffrait de la façon dont il était reçu. Les bavardages faisaient que tout se savait vite et dans tout le village.
Aujourd'hui on les aurait appelés des intégristes du lieu ! Et heureusement avec le temps, les années... leur opinion s'est modifiée sinon elle aurait porté tort à beaucoup. Imaginez tous ces étrangers qui se sont installés aujourd'hui dans la région : anglais, néerlandais, gallois, Suisses... S'ils avaient su les anciens qu'ils auraient besoin des " étrangers " pour que leur village ne meure pas ! Mais si les vieilles habitudes se sont atténuées, elles ont duré tout de même longtemps.
Un siècle plus tard l'esprit avait évolué, pourtant j'ai un peu été témoin de certaines incompréhensions... Il y a 30 ans encore si un chien aboyait après vous, on vous disait : " il n'aime pas les étrangers ". Les vieiles personnes ont gardé des formules : ces étrangers !
- J'en suis bien une d'étrangère ! "
- Oh mais toi ce n'est pas pareil, s'excuse la personne.
J'ai eu du mal à m'insérer, j'ai regardé moi aussi avec un regard d'étrangère, tout en essayant de rester neutre. Mais la langue française, la télévision ont peu à peu diminué les écarts.
Malgré sa lassitude, Marthe, toujours présente, consolait et soignait sans relâche. Souvent, en cachette, elle pleurait et priait. Enfin la guérison vint... Un miracle...pensa-t-elle.
En temps normal, le bonheur émanait d'elle et se rapprochait de la joie comme de la lumière qu'elle répandait. L'ambition qui germait dans le cœur de son fils fuyait au contraire celui de sa fille aînée ou même le sien. Sa vie dans cette maison équivalait à l'abandon de chaque désir qu'elle aurait pu avoir, à l'obéissance apparente du moins, à chaque remarque formulée par sa belle-mère. Son surcroît de dévouement, devenait rayonnement et adoucissait un peu le regard acéré des adultes de la famille et des voisins prêts à critiquer. Certains voisins touchés eux aussi par la maladie dans leur famille firent même appel à elle. Elle essaya de répondre à leurs attentes avec dévouement.
Au plus gros de l'hiver, le père laissait dormir ses enfants pour économiser le repas du matin. Et quand le vent sec et froid les obligeait à rester près de la cheminée, les enfants s'ennuyaient de ne rien faire; la cuisine était trop exigüe pour tous et peu agréable car il y faisait sombre. Le jour n'arrivait que par la petite fenêtre au-dessus de l'évier, et un peu aussi par le haut de la porte. Aussi auraient-ils préféré se rendre à l'école. Mais certains avaient atteint l'âge de devenir bergers et de se louer dans les grandes fermes des environs. Il leur fallait quitter la famille.
Marthe, solitaire, devenait à elle seule l'âme du foyer, donnant moins de force au passé qui n'était pas le sien, organisant l'avenir. De vieux souvenirs s'éveilleront à jamais pour les siens devant la moindre flamme qui éclairera, au-delà du présent, jusqu'au plus profond de leur cœur, l'image maternelle toujours dévouée.
Marthe, le matin, renversait les écuelles de lait caillé, les faisait égoutter sur une claie pour laisser sécher le contenu et prenait la rangée déjà à point qu'elle posait délicatement au fond d'un panier, puis, dans divers sacs et récipients, elle introduisait une douzaine d'œufs, du poulet, du canard et quelques légumes de saison, cuits. Empoignant son chaudron et son cabas, elle reprenait chaque matin l'étroit sentier de sa ferme. Ainsi chargée, elle enfilait ses pieds nus dans ses sabots et sortait pour se rendre dans les divers chantiers ou sur les lieux des travaux des champs de la région. Elle avait vite compris que les ouvriers seraient contents, en milieu de journée, d'avoir un plat chaud, des fromages frais ou une boisson protégée de la chaleur. Aussi, vaillamment, presque chaque jour, elle laissait les plus petits à la garde de la grand-mère et elle allait dans les environs, les bras chargés de victuailles. cela les aidait bien à la ferme.
Soudain elle entendit, derrière elle, la voix de la Marie-Jeanne du bourg. Histoire de bavarder un instant, elle fut contente de s'arrêter.
- Et où vas-tu comme cela ? demanda-t-elle
Marthe posa les paniers dont l'anse s'incrustait déjà dans sa chair.
- Des hommes débitent du bois derrière le puy, mon mari y est aussi, je les rejoins pour donner un coup de main pour les fagots de brindilles par exemple.
- Tu me caches quelque chose. Je vois plutôt que tu es encore et toujours à galoper pour vendre tes caillades et tes plats. Je comprends que la grand-mère trouve cela bizarre !
- Laisse la grand-mère, elle est bien contente que grâce à mes ventes nous avons du pain à chaque repas.
- Toujours triste pour tes enfants qui qe qont éloignés ?
- Vierge mère, oui ! Alexis fait bien ce qu'il peut mais il ne remplacera pas Anatole et Jean qui m'aidaient bien.
- Ma pauvre, c'est la vie, mais tu as de la chance d'avoir 5 garçons car moi avec 6 filles dit son amie, je me demande ce que je vais faire...
- C'est vrai, je ne me plains pas, mon mari et ma belle-mère sont enfin satisfaits dans ce domaine !
- Nous, nous ne faisons que vivoter, aucun bras solide pour nous aider à remonter la pente.
Marthe quitta son amie. Discuter ainsi les soulageait toutes deux, mais il y avait un peu de rancoeur dans l'air parce que Marthe osait rompre les tabous et était dégourdie.
La compagnie des chemins de fer, par exemple, souhaitait faire passer une ligne par le village. Ce qui déclencha une animosité avec la commune voisine. Les villageois refusèrent d'abord le premier projet de faire bâtir la gare au village. Les gens du village voisin soulevaient le problème d'un trajet trop long et trop sinueux, donc illogique. A ce problème s'ajoute la contrariété des habitants. Certains, comme Pierre, se désolaient pour le bétail qui serait effrayé, d'autres ne voulaient pas connaître le morcellement de leurs champs ou de leurs bois et réclamaient pour être dédommagés des indemnités phénoménales. Enfin, le curé, les vieux et quelques pieuses prédisaient que la main d'œuvre attirée par le chantier dévergonderait la jeunesse. La peur toujours de l'étranger ! La pétition remporta un certain succès, mais, au sein même du Conseil Municipal, des clans se formèrent. Outre ceux qui pensaient aux débouchés des différents marchés, abondaient les familles qui cherchaient du travail pour leurs garçons . Or la construction de la voie ne manquerait pas de créer des emplois. ( L'aîné des garçons trouva d'ailleurs un emploi, dur pour son âge, mais bien payé.
Pour éviter tout risque d'insatisfaction, l'entreprise modifia le tracé initial et décida en accord avec les Ponts et Chaussées d'installer la station entre les deux bourgs. l'égoïsme, dans un premier mouvement, porta chacun à se féliciter d'avoir évité un désastre personnel. Le maire avait presque gagné et déjà des équipes de spécialistes jalonnaient l'emplacement du chantier. Si tout se passait bien, les travaux commenceraient avant la fin de l'année 1881.
Plus tard, Marthe fut dans les premières à utiliser le chemin de fer. Son mari allait bien à la foire, mais comme les voisins, à pied ou avec les mulets, les bœufs ou les chevaux... Elle avait le goût de l'aventure, de la découverte. Mais comment se retrouver dans une grande ville inconnue ? Où serait la marché, où serait la gare ? Par contre elle connaissait la gare de son village et avec son panier chargé, elle s'y dirigea. On lui avait bien dit que le train serait cher. Mais si elle vendait beaucoup et toucahit plus d'argent, elle s'y retrouverait dans ses comptes...
La gare était loin, à pied, mais encore familière et amie. Elle y avait vendu ses produits au temps du chantier. Bientôt le ciel gronda mais à travers cet horizon noir, elle continua sa marche au milieu des rafales de vent. Elle avait seulement peur d'abîmer ses souliers, la seule, modeste et bien grossière paire qu'elle possédait, dans la boue des sentiers. Elle prit place dans un train, en face d'inconnus qui la regardaient bizarrement, consciente de sa solitude et de la destination lointaine de ce train : Paris. Elle espérait bien ne pas aller si loin et ne pas manquer sa gare. Soudain le sifflet de la locomotive la tira de ses pensées. Trop tard pour faire demi-tour !
La pluie pénétrait cette fois de biais par la fenêtre que quelqu'un avait ouverte et qu'elle n'osait pas fermer, et avec elle un froid humide pénétrait, malgré la vitesse et l'heure avancée de la matinée. Parfois la machine ralentissait, s'arrêtait, et le silence subit faisait place aux rumeurs, aux voix, aux bousculades. Des gens montaient, d'autres se préparaient à descendre. Les conversations peu à peu prirent un autre accent plus ou moins compréhensible dans cette région déjà étrangère dirait-la grand-mère ! Que serait cette grande ville inconnue où le chemin de fer amenait Marthe? Elle arriva à la ville 4 heures plus tard, mouillée et bien fatiguée.
Dans la ville, elle se trouva comme abandonnée. Elle ne connaissait pas encore cette ville qui lui paraissait grande. Pour elle toutes les villes devaient être aussi vastes les unes que les autres et devaient nécessairement se ressembler. Un instant le sifflement strident de la vapeur couvrit le brouhaha. Des habitués pressés, chargés, circulaient cognant tout de leurs bagages ou de leurs ballots emportèrent Marthe étourdie ainsi que la foule pressée autour d'elle vers la sortie. Sur le quai un attroupement confus de parents, d'amis s'entassait, s'agglutinait près des rails. Elle fut même assaillie par des porteurs en blouse qui offraient leurs services d'une exhortation gutturale. Elle se demanda si elle n'était pas devenue folle comme le suggérait la grand-mère, de s'aventurer dans une entreprise aussi hasardeuse. Que deviendrait-elle si elle se perdait dans cette région où elle ne connaitrait personne et s'ils ne parlaient pas la même langue régionale ? Pourrait-elle leur vendre quelque chose ? Elle accédait au tragique.
Pourtant, elle retrouva comme dans son village les petits potins de foire sur fond d'odeur de truffes et de volailles mortes ! Elle fit tout de même la connaissance du tumulte des boulevards, de la cohue, des embarras de voitures... Les conducteurs s'apostrophaient, s'injuriaient, les pietons passaient avec vivacité sur les carrefours, dans les rues; sur les lieux de la foire, des chevaux se cabraient. Partout du monde affluait, grouillait, noircissait les trottoirs à l'infini.
Les oreilles encore bourdonnantes du roulement incessant du train, les pupilles irritées par la fraîcheur du matin et les lumières pas encore éteintes, elle s'apprêtait à chercher le placier au milieu de la foire. Elle longeait les baraques déjà installées ou montées et étourdie par l'entrain environnant, pensive, elle cherchait un personnage un peu autoritaire, un peu agité qui lui louerait un emplacement. Elle fut soudain familièrement abordée par une voix masculine taquine. Surprise, ignorant les subtilités des grandes villes, elle eut un réflexe des plus naïfs :
- Vous me reconnaissez ? s'étonna-t-elle.
Mais elle comprit bien vite le clin d'œil, le sens du regard précis et chaud. Elle poursuivit son chemin en haussant les épaules. Elle chercha un endroit moins obscur.
Au retour le calme avait, grâce à la fatigue de chacun, gagné les compartiments. Des voyageurs déployèrent et étalèrent leurs victuailles. Marthe mangea un peu de pain et de fromage. Puis peu à peu, comme elle avait cahoté au rythme de la foule bruyante une grande partie de la journée, bercée par le mouvement monotone du train, elle s'assoupit. A la tombée de la nuit un homme cria le nom de son village. La motrice du train, son régime au plus bas, rentrait en gare. Dans une dernière secousse, elle s'immobilisa. Elle arrivait. Elle se dressa, attrapa ses sacs, moins lourds puisqu'elle avait réussi à vendre une grande partie de son chargement et descendit. La locomotive pressée de repartir fit entendre son appel plaintif et lugubre. Des lumières brillaient trouant l'obscurité.
Pourtant, grâce aux petits apports des bergers et de ses ventes, aux dépenses moindres au cours des repas, Marthe arrivait à acheter des ballots de coton pour confectionner un costume pour chacun de ses petits, qui fiers de leur élégance ne refusaient plus d'assister à la messe le Dimanche. Le père travaillait, la grand-mère ronchonnait, mais les enfants s'en souviennent encore comme d'un heureux temps car c'était la mère, l'étrangère, qui sauvait la famille. Elle savait tout faire : les chemises, les tabliers. Elle tricotait, faisait à manger pour tous, savait économiser et tenait la misère à distance. Le soir, elle veillait encore pour tricoter au coin du feu, parfois des voisins restaient aussi et ils buvaient un chocolat chaud. Avant de se coucher elle songeait toujours à son petit village, à sa famille et les images qui lui revenaient étaient sans ses enfants qu'elle aimait bien sûr, mais toujours avec la nostalgie d'une certaine liberté. C'était la période où sa mère faisait tout et non elle.
La grand-mère qui régentait un peu son monde, inlassablement préparait ces enfants à devenir très croyants. Elle croyait ainsi les préparer à leur destin d'hommes, en les insérant dans son propre idéal. Mais ce n'était pas l'idéal de Marthe et l'influence de la mère se faisait sentir tout doucement. Georges, son aîné après la fille, par exemple, n'assista bientôt aux offices que pour gagner l'admiration des filles !
Chaque village restait fermé sur ses convictions, ses craintes, son orgueil. Le mot étranger n'a pas le même sens pour eux. Avait-il un sens d'ailleurs puisqu'il désignait même les habitants d'un autre commune ?
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