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Le temps d'un éclair

Le temps d'un éclair

 
Mercredi 17 septembre 1998, à midi et demi, selon son habitude, Fabien vint s'asseoir au salon pour se délasser et connaître les dernières informations. Le journal " The world ", qu'il achetait quelquefois, annonçait l'attentat à la bombe de la galerie  du centre ville... Les terroristes cherchaient une foule à pulvériser. Depuis le début de la saison, ils avaient choisi pour leurs forfaits, divers objectifs : la gare, la poste centrale...
- Je me demande ce qui pousse les gens à vivre dans ces quartiers comme au pied d'un volcan en activité s'alarma Fabien à haute voix. Nous sommes si bien dans les rues commerçantes!
Sandrine, devant ses fourneaux, l'entendit, mais ne répondit pas. Pour la première fois depuis son mariage, un malaise imprécis l'étreignait et elle se sentait légèrement agressive, prête à contrarier son mari... Si les habitants de sa ville aujourd'hui étaient presque tous des déracinés, les agriculteurs, nés sur les pentes des volcans, aimaient comme une personne la glèbe qu'ils cultivaient... Comment délaisser, des champs nourris de la sueur des générations?... Fabien était-il donc insensé de comparer ainsi des situations opposées? D'ailleurs ne vivaient-ils pas la fin d'une décennie, caractérisée justement par la peur? Terrorisme, pollution, cancer, sida... Existait-il un endroit pour se protéger ?
- En faisant les courses ce matin, dit-elle pour aborder un autre sujet, j'ai vu des promotions sur les DVD, à la FNAC Elles sont certainement très intéressantes car des files d'attente se formaient. Je suis persuadée que pour les fêtes de Noël, quelques musiques modernes plairaient à nos neveux.
- Si tu veux...

Fabien venait de partir au travail. Lasse du bruit solitaire de son cœur, Sandrine ouvrit le fenêtre, regarda le trottoir en bas, contempla la multitude qui s'agitait à côté de la grande poubelle. En face dans les galeries, des clientes se faufilaient entre les rayons bondés et assiégés. Le vent tournait, Sandrine attribua à ce changement son état dépressif.
- Peut-être qu'une ondée se prépare, songea-t-elle.
Pourtant, l'atmosphère dehors demeurait particulièrement calme, paisible, il n'y avait pas un nuage. A ses pieds, dans l'affluence qui bruissait, les passants dansaient, s'échangeaient, toujours plus nombreux, comme dans un quadrille.
Sandrine s'écarta de la croisée, la ferma le plus calmement possible et revint dans la cuisine pour terminer la vaisselle.
Tout un passé engourdi en elle et qu'elle croyait refoulé par son bien-être actuel, se ranima, foisonna dans sa mémoire. Pourquoi?... Elle se remémora sa famille, sa ville natale qui connaissait un renouveau des zones jugées insalubres. Des logements de qualité s'y construisaient... Ses parents venaient d'acheter dans le secteur rénové. La somme qqque cela leur avait coûté attendrit Sandrine, les prix changeaient là-bas aussi, mais appréciés de Paris ils lui paraissaient dérisoires aujourd'hui, d'autant qu'avec Fabien qui devait sa réussite à de brillantes études, elle parvenait à une vie aisée. Elle était si heureuse avec lui ! Mais alors d'où venait ce vertige soudain ?
Plus tard, de nouveau angoissée, Sandrine examina sa montre, mais elle était arrêtée. Pas loin de cinq heures sans doute, car elle entendit distinctement Cathy sa voisine, engager sa clef dans la serrure... Cathy travaillait dans la décoration publicitaire et, chargée de différents projets,
elle s'absentait ainsi chaque soir.
Les minutes s'écoulaient trop lentement pour Sandrine. Comme elle regrettait alors d'avoir abandonné son emploi de secrétaire !
- Pourquoi n'irai-je pas faire mes achats ? Je me rendrai ensuite à la rencontre de Fabien. Il sort exceptionnellement tôt quand il peut emporter des dossiers.
Elle s'emmitoufla rapidement et, peu après, soulagée, elle marchait à vive allure en direction de la F.. Elle apprécia tout de suite le mouvement de la cohue et les bouffées enivrantes d'air frais, fureta quelques instants, ainsi qu'elle adorait le faire, dans les différents étalages, puis se dirigea vers l'entreprise de Fabien.
Les bruyantes artères commençaient à s'alourdir de la population des travailleurs qui rentraient chez eux, et les avenues, véritables fourmilières, déferlaient par vagues aux couleurs de l'automne, dans un  chassé-croisé des plus pittoresques.

Content Fabien pressa le pas car il venait d'apercevoir la silhouette aimée : mais dans son for intérieur, une impression désagréable, indéfinissable, naquit, lui rappelant qu'il avait sûrement oublié un document important dans son bureau.
- Le temps d'un éclair, s'excusa-t-il, auprès de son épouse, après un baiser chaleureux. Mais les yeux d'un vert limpide, si doux d'habitude, parurent étonnés, démesurément tristes...
- C'est bizarre, pensa-t-il en s'éloignant...

Sandrine, déçue, attendit Fabien près de la bouche de métro, à quelques mètres de la grande poubelle, face au décor perma
nent  des boutiques aux enseignes clignotantes et aux colorations riches et attractives parce qu'elle ne voulait pas retourner seule dans l'appartement vide, témoin indiscret de son après-midi de détresse.
Soudain, elle fut tirée de sa rêverie par un rugissement menaçant, et une projection pareille à l'épanouissement d'un cratère jaillit. Les panaches volcaniques crachèrent des milliers de fragments lumineux qui rayèrent l'espace, se répandirent sur le sol et déchiquetèrent des vitrines ! Des paillettes incandescentes atterrirent à quelques centimètres de Sandrine... et son corps tremblant, surpris, écartelé, se lamenta...
Le désordre régna brusquement, mais pour Sandrine, le présent sembla cesser d'être et un sentiment de fatalité s'empara d'elle, dépassa sa mesure terrestre. Chose curieuse, sa profonde inquiétude évanouie, elle n'éprouvait maintenant aucune crainte, aucune révolte, grisée par la secousse, elle ne chercha pas à comprendre car au moment de la terrible explosion, une vibration étrange avait réveillé ses entrailles.
- J'ai enfin réalisé la cause de mon appréhension, réalisa-t-elle.
Et cette unique idée, comme une faible lueur, éclaira son désarroi.
- Pourvu que Fabien revienne vite !
Fabien tournait au premier angle du boulevard, quand le grondement semblable au bruit sourd et prolongé d'un train l'immobilisa. Il se retourna et fut brusquement déséquilibré par un éclair blanc. Il tenta de garder son aplomb mais trébucha, trahi par le rebord du caniveau et roula à terre avec la sensation de sombrer dans le cahot. Autour de lui, une horloge sonna 17 heures 30, des cables électriques jetèrent quelques étincelles et une odeur désagréable se répandit.
Quand Fabien se releva, un spectacle des plus affligeants apparut. A l'autre bout du pâté de maisons : les façades démolies, les voitures fracassées, les portes incurvées, vomissaient d'obscurs nuages en forme de champignons qui s'éparpillaient ensuite en bouffées de cendres... Une nuée de poussière flottait partout... Puis un gémissement humain collectif et rauque s'amplifia.
- Sandrine ! rugit Fabien.
Éperdu, il essaya de parcourir à contre-courant la chaussée qui était le théâtre de scènes de plus en plus déconcertantes car les habitants chassés de leur intimité se précipitaient en pantoufles, sans but, effarés, et s'agglutinaient dans la prolifération des piétons. Certains, épouvantés, tâchaient de fuir en sens inverse. Une atmosphère tragique soufflait sur le district.
- Sandrine ! appelait-il toujours. Mais personne ne répondait. Il progressait à la force des coudes, comme fou, vers il ne savait quoi au juste. Il croisa des hommes hirsutes, la figure tachée de points fuligineux et les cheveux roussis par la déflagration. Dans le carrefour déjà en pleine ébullition, des ambulances sillonnèrent les environs, et des agents repoussèrent le torrent humain, dans lequel Fabien hurlait toujours :
- J'ai perdu ma femme laissez-moi avancer !
Chaque individualité dissoute par l'incroyable catastrophe éprouvait dans ces circonstances une immense fraternité qui dispensait de longues phrases. la panique se lisait si bien sur les traits de Fabien, qu'on lui permit de passer et qu'il put atteindre le centre du désastre.
Un silence soudain pesant tomba, silence universel de toute destruction, coupé seulement par intervalles de bruits insolites. Une canalisation percée se déversait au milieu d'une architecture torturée. La grande poubelle n'était plus que débris, la grille d'aération se disloquait comme une bouche, prête à broyer des hommes. Dans un poussier nauséabond et oppressant, des secouristes inspectaient déjà les ruines, fouillaient les décombres car l'agonie du lieu n'était pas terminée : restait la vision atroce des os brisés, des lambeaux d'existences à demi-ensevelis qui agonisaient. De ces destinées fauchées, lacérées, disloquées, une clameur inhumaine s'efforçait parfois encore d'implorer de l'aide.
- Quels sont les sales types qui ont fait cela ! bougonna un infirmier.
- C'est déplorable ! affirma simplement un policier.
Fabien scruta plus intensément cet océan de gravats où par tant de plaies à nu, son cœur se répandit de souffrance :
- Sandrine !

Elle gisait par là, justement... Quand la vibration du monde s'immobilisa, une lumière grisâtre, par degrés, réapparut et Sandrine vit comme dans un brouillard, près d'elle, son amie Cathy, pantin désarticulé, les membres écrasés par les éclats miroitants de la devanture. Les yeux horrifiés des deux blessées se rencontrèrent. " Oh ! " s'affola Sandrine qui cria. Mais n'entendant pas même son hurlement, elle se crut sourde et se souleva sur un coude...
Fabien, l'air hagard, surgit alors. Il lui effleura tendrement, délicatement les doigts et le visage, afin de ne pas la briser davantage et pour lui communiquer la force de son amour.
- Sandrine, entendit-elle, comme un râle lointain et assourdi. Sandrine, tu avais deviné, comment as-tu fait ? Pourquoi n'ai-je pas compris tes signes d'alerte ?
- Deviné quoi ? répondit-elle dans un murmure métallique, ah, oui, je voulais te dire, j'étais si fière de t'apprendre que nous attendons un enfant...

La fumée ternissait le ciel, salissait un pâle soleil attardé, se délayait peu à peu dans le sillage de la bombe. L'automne pourtant égayait encore l'horizon qui ressemblait du côté opposé au noir-suie, à travers le voile tamisé, à un dernier sursaut d'incendie. Le doré du firmament de feu se frayait un chemin dans les remous du crépuscule, où, le temps d'une seconde, Fabien crut relire le récit de ses quelques mois de bonheur, qu'un éclair blanc effaça... Le beau regard d'un vert pâle limpide chavira dans l'inconnu. Fabien tenait toujours la main... inerte.

 

Date de création : 16/03/2012 • 21:11
Dernière modification : 20/05/2013 • 11:30
Catégorie : Contes et nouvelles
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