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La révolte d'Ayachi

La Révolte d'Ayachi

de Bernard Barokas

 

Ceci est un extrait ( adapté parfois ) de l'œuvre. Cet extrait nous avait servi pour faire un court film en super huit sur le Maroc.

Je m'appelle Ayachi. je suis Marocain. J'ai 18 ans. Mon histoire ressemble à celle de tous mes frères de race. Je suis né dans un pays très beau. Trop pauvre. l'injustice est partout flagrante, avouée, acceptée. Les enfants qui naissent pauvres n'ont pas conscience de leur misère.  Kader mon père est pêcheur. ma mère et mes sœurs travaillent en ville comme domestiques chez des français. Nous sommes pauvres mais ici ne l'est guère moins que nous. Et puis l'on peut très bien vivre de poissons et de fruits. Pour les poissons nous mangeons ceux que mon père n'arrive pas à vendre sur le port, quand aux fruits, il n'est pas besoin de marcher beaucoup pour en remplir nos paniers aux environs de la ville.
A Essaouira, nous habitons près du souk dans une ruelle blanche et tortueuse. Trois familles vivent là-dedans, dans moins de 10 pièces.
J'ai passé mon enfance à courir par les rues étroites de la vieille ville, libre comme un roi avec les garçons du voisinage. L'été nous allions nous baigner dans les vagues froides et brutales de l'océan. L'hiver on se réfugiait dans les dunes sur la côte d'Agadir. On jouait aux osselets avec les petits chevriers qui nous donnaient des fromages pour les vendre au marché.
A 10 ans j'avais eu la chance de faire un grand voyage dans le nord du Maroc. Mon père était allé en pèlerinage à Moulay Idriss la ville sainte et il m'avait permis de l'accompagner. Tandis qu'il sacrifiait aux exigences du culte, je courais dans la campagne jusqu'à Volubilis où avec les petits bergers de l'endroit, nous passions des journées entières à jouer à la guerre dans les ruines romaines. Je ne sais trop par quel caprice de ma naïveté ou de mon ignorance, je m'étais mis à imaginer la France comme la campagne verdoyante et fertile de cette région clémente et Paris, comme Volubilis parsemée de ruines antiques, peut-être parce que la France était pour moi un pays de cocagne et Paris la cité idyllique et qu'à Moulay Idriss j'avais été heureux.
Le dernier jour du pèlerinage, mon père voulut me faire un cadeau. Il avait décidé de m'amener à Tanger pour voir la Méditerranée. Le voyage en train de Fès à Tanger fut un enchantement. Mon père m'avait fait promettre de n'en rien dire chez nous car le voyage coûtait cher. Je découvris ainsi la fière cité du nord grouillante de vie. J'étais ivre de bruit et de joie.
Un soir mon père me montra quelques points lumineux presque imperceptibles dans l'horizon brumeux : Gibraltar, l'Espagne, l'Europe. Je n'en croyais pas mes yeux, je restais bouche bée, écrasé par la proximité de mon rêve.
A part ce bref voyage féérique jusqu'à mes 14 ans, ma vie suivit le cours des saisons. Désormais j'accompagnais mon père à la pêche tous les jours. ma sœur s'était mariée et vivait maintenant à Marrakech. c'était une bouche de moins à nourrir, mais c'était aussi un salaire qui disparaissait, si médiocre fut-il. Ma mère, de santé fragile ne travaillait que par périodes de plus en plus espacées. Et mon père se courbait chaque jour davantage sous le poids des soucis. je lui avais proposé de travailler comme apprentis chez un menuisier qui tenait échoppe sous les remparts mais il avait refusé. seul, il ne pouvait plus pêcher et le salaire d'un apprentis ne faisait pas vivre une famille.
C'est à ce moment-là qu'il commença à parler de partir travailler en France où l'un de ses frères était déjà établi. Manœuvre sur un chantier, il gagnait bien sa vie disait-il. Chaque mois il envoyait à sa famille l'équivalent de ce que mon père gagnait en un trimestre.
Mon père hésitait, mais l'idée lentement faisait son chemin. D'abord utopique, elle se précisa et un jour il me prit à part :
- Ayachi, voudrais-tu venir en France avec moi me demanda-t-il.
- Si tu veux répondis-je.
Et un matin d'été pour la dernière fois, je vis se lever le soleil sur ce pays qui allait devenir le symbole du bonheur et du paradis perdu.
Nous avons écourté les adieux. Ma mère en s'inclinant devant le chef de famille ne savait pas ce matin-là qu'elle ne le reverrait jamais. Il partait pour elle, elle le tuait un peu.
Elle suivit un moment le camion branlant en agitant les bras, puis elle s'arrêta figée comme un pantin désarticulé. Elle aussi sera seule.
Quand l'homme meurt, il ne reste plus aux femmes de chez nous qu'à vieillir et mourir à leur tour.
L' Afrique c'était fini. Un voyage en France m'apparaissait comme la réalisation d'un grand rêve. Les enfants de chez nous rêvent de l'Europe. Écrasés de soleil, ils voudraient voir tomber la neige sur le toit d'ardoises de vos grandes maisons grises. Quand je courais sur la longue plage blanche, j'aurais voulu me cacher dans vos forêts fraîches et profondes, boire à ces sources claires que représentaient un peu naïvement mes cahiers d'écolier. Chez moi où la pluie est un don du ciel, je vous imaginais privilégiés et supérieurs sous vos climats maussades. Bien sûr j'aime le soleil. Le soleil faisait partie de moi mais je n'y pensais pas. Il.avait fait ma peau brune, mes cheveux épais et frisés, mes yeux marron dilatés de lumière. C'est chez vous que j'ai compris le soleil.
Être à Paris, pour moi, c'était vraiment changer de vie. Mais n'est pas caméléon qui veut. Comment changer de langue, de mœurs, d'habitudes, de civilisation du jour au lendemain, sans préparation et personne pour nous aider, personne pour guider nos pas dans cet univers inconnu où nous avancions comme des aveugles. Un monde hostile, impénétrable dans lequel nous arrivions avec le bagage inutile de nos illusions et de nos espoirs. Nous étions des étrangers.
J'ai maintenant 18 ans et je me sens vieux de tristesse et d'espoirs déçus.
Mon père est mort en France dans un accident du travail. La solitude au sein de mes frères d'infortune, je l'ai apprise aussi. Je suis trop jeune et j'ai trop vécu, c'est la rançon de l'exil.
 

Date de création : 16/02/2012 • 20:46
Dernière modification : 03/02/2013 • 15:56
Catégorie : Récits étrangers
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