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Impacts de l'enfance

Impacts de l'enfance sur la vie

 
Ce ne sont encore que des ébauches qui prennent sens et forme peu à peu....
Leur ancêtre de  Gestiès était tisserand. Mais à Saurat, la famille vivaient de quelques pauvres terres.
La famille avait été si contente à la naissance de Louis. Un garçon dans une ferme, c'est tellement utile !
- Tant qu'il n'y a pas de guerre certainement !
Pourtant à Saurat ils vivotaient. Et encore plus à la naissance de Georgine. Il leur aurait fallu et vite des bras solides pour maintenir un assez bon niveau de vie.
A l'origine, le frère et la sœur vivaient dans les Pyrénées, plus exactement dans un village de l'Ariège. La famille était pauvre, les enfants gardaient les vaches. La mère avec ses cheveux châtains sévèrement tirés en un modeste chignon, s'habillait en  toute occasion d'une manière quasi monacale : longue jupe noire, bas noirs, chaussures plates noires...
Un rythme de vie particulier à ces montagnes s'était installé.
On jardinait le dernier petit enclos, pas trop loin. les grands prenaient soin des lapins, des poules, des vaches. Les bébés on les nourrissait au moyen de " mastégous ".  La maman mettait l'aliment dans sa bouche, le mastiquait pour le rendre plus onctueux, comme une bouillie, puis le retirait pour le donner à l'enfant. Plus tard, ils étaient tellement pauvres que le soir ils se partageaient un œuf.
Les bêtes ils s'y étaient attachés tout jeunes. Les veaux, Julie les trouvait doux, mais ils ne pouvaient pas garder les vaches toute leur vie. Couper le bois, ramasser les feuilles sèches pour la literie, tirer devant les vaches pour labourer tandis que leur mère tricotait ses combinaisons, faisait sa pâte pour les nouilles, le pain, pétrissait, roulait, étirait sans cesse avant de mettre dans le four ou de faire sécher pour mettre dans une boîte. Marie achetait du coton à Tarrascon et confectionnait les vêtements. Elle faisait aussi le savon aussi en rassemblant tous les gras qu'elle pouvait trouver, la pauvre : du suif de mouton, de bœuf, du gras de poule, et elle mettait le tout à fondre dans son chaudron, retirait les peaux, les restes de viande, ajoutait de la soude caustique en paillettes, achetée au marché noir et de la gomme arabique... Il fallait ensuite faire cuire à petit feu et remuer, tourner pendant deux heures d'affilée. Quand l'ensemble se solidifiait un peu, vite, elle mettait dans un moule. Elle démoulait une douzaine de jours plus tard et découpait la masse en cubes de savon. Elle rassemblait même les débris avec une goutte d'eau de Cologne qui servait à lier l'ensemble et à reformer un nouveau pain de savon. Le père faisait lui les bouteilles de piquette.
Les enfants travaillaient comme ils pouvaient sur les petites terres éparses. Parfois ils étaient bergers dans la montagne. Le dimanche, tout le monde assistait à la messe. La mère y tenait. Elle préparait ainsi inlassablement ses enfants à leur destin, celui de son propre idéal. Mais pour les enfants c'était tout de même une fête. Ils y rencontraient d'autres jeunes.
L'hiver, bien souvent les jeunes se retrouvaient enfouis sous la neige, riant aux éclats.  Mais l'été il fallait bêcher et ratisser le jardin avant les semis : carottes, radis, oignons, poireaux, pommes de terre... Le potager était immense et Louis et sa sœur Georgine se décourageaient parfois dans ces lignes dont on ne voyait jamais le bout.

Il y eut quelques  durs hivers autour des années suivantes. Les enfants affichaient des yeux fiévreux, un nez morveux et des joues caves. Le village s'engourdissait et le gel immobilisait le paysage.
Louis, nerveux se levait généralement tôt. Il fut le premier dehors ce matin-là. Un vent agressif et piquant s'était mis à souffler et, oh surprise ! faisait tourbillonner les flocons. La campagne déserte s'habillait de blanc. Le silence régnait sur l'horizon affligé. Le silence ? Oui, mais pas pour longtemps ! Car le coeur n'est pas nécessairement alarmé par cette tristesse. Il est des heures où la neige et la joie enfantine unissent leur douceur et leur exubérance.
- Venez voir hurla Louis à ses soeurs, montant 4 à 4 les marches de l'escalier. Sortez du lit, il a neigé !
Des frimousses ensommeillées présentèrent un oeil étonné. Julie plus âgée et plus vive avait déjà ouvert les deux yeux. Georgine la petite dormait encore à poings fermés.
- Allez debout ! ou je vous roule sur la terre gelée, paria Louis.
- Tu ne pourras pas ironisa Julie qui enfilait au plus vite ses vêtements.
- Chiche  !
- Julie n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Georgine s'étirait tout juste lorsque Louis la tira de dessous les couvertures. Des hurlements, des coups de pied prouvèrent que le garçon chargeait bel et bien le fragile fardeau sur son dos et le traînait dehors. Déjà, les deux aînés se vautraient dans le jardin. Georgine sanglotait de rage, de froid, se démenait pour échapper au supplice. Le frère et la grande soeur entouraient la petite.
- Allez Georigine, défends-toi ! vociféraient les autres, en martelant le sol de leurs sabots. Faisons-lui encore bouffer de la neige!
- Merde alors, elle a le diable dans le corps.
Tous trois hurlaient, pleuraient ou riaient. Le vent froid éparpillait les voix, jouait avec elles un instant et les lançait tellement loin qu'on devait les entendre à l'autre bout du bourg. Marie qui soignait les quelques bêtes de la maison, arriva affolée:
- Vous êtes fous, répata-t-elle. Vous allez lui faire attraper du mal !
La joie les avait gagnés. A bout de souffle, ils s'arrêtèrent pour sauter au cou de la mère. Puis le combat de boules durcies reprit. Louis se cachait, surgissait alors traîtreusement et attaquait dans le dos les filles et surtout Julie qui bouche ouverte essayait de proposer la construction d'un gigantesque bonhomme de neige. Tout cela était coutumier en hiver et de bonne guerre. Les filles ne protestaient presque pas et elles aidaient même Louis à rouler un gros ventre bien rond sur les pentes, puis une tête. Ce jour-là, ils utilisèrent  des cailloux pour représenter les yeux. Julie alla chercher une carotte en guise de nez. La mère prêta une écharpe et Louis tailla avec son couteau une jolie pipe, comme celle du père.

Il faut dire qu'en Haute Ariège, abandonner un champ, c'est le rendre à la forêt. En quelques années, le travail de plusieurs générations serait réduit à néant.
Le matin du mardi gras, louis fit de son mieux pour aider ses soeurs à se déguiser et à se grimer. Il fallait qu'elles soient affublées des vêtements les plus vieux et les plus délabrés, qu'elle aillent accompagnées de Lois, de porte en porte, le visage barbouillé de suie, quêter quelques friandises.
La salle de classe était installée dans une ancienne ferme achetée après la mort du dernier propriétaire. Dans le fond de la courette, la toiture de la vieille étable achevait de s'effondrer. Ses murs tombaient en ruines et elle exhalait des relents nauséabonds qui avouaient fortement à quel usage servait cet édifice délabré. Les jours de pluie les élèves devaient se calfeutrer dans un local plutôt exigu pour tant d'enfants. Quand Julie et son frère entraient dans la pièce, un murmure confus les accueillait, dominé bientôt par le bruit des pieds déplaçant les petits réchauds à braise, unique moyen de chauffage.
Georgine allait à l'école depuis peu. Peut-être son inconscient perpétuait-il, après le père, tout le passé de son hérédité inculte, et la voix des ancêtres, orgueilleuse, sauvage et pure, refusait à travers elle cette nouvelle insertion sociale. Sous la surveillance de louis et de Julie, elle ânnonait les syllabes inscrites sur son livre. mais la plus insignifiante parole, faisait comme un grand choc dans son coeur. Elle, toujours empreinte de gravité, sentait, sitôt qu'elle posait sur les arbesques sombres un regard anxieux, son étroite poitrine se serrer doucement. La répugnance à s'exprimer devant ses camarades et le maître trahissait un sentiment profond de pudeur et de repli sur sa solitude, aussi, à cette âge-là, avait-elle beau se concetrer, coller ses yeux sur sa page, elle marmonnait toute sortes de lettres fantaisistes. Son frère avec patience, la reprenait.
Les progrès restaient lents et difficiles. Mais Louis ne devait pas demeurer bien longtemps à la maison.
Eliacin suspendait la lampe à huile sous le manteau de la cheminée. Ils se chauffaient là, très longtemps. Les enfants pour une fois se taisaient, heureux dans cette ambiance tiède où la faible lueur, l'éclat du foyer et l'amour familial se fondaient Aucun d'eux n'aurait jamais songé, alors qu'ils travaillaient sans cesse dehors, à une réjouissance plus intense que cette modeste fête de Noël. Les braises crépitaient, les étincelles dansaient. Les dernières émanations avaient une telle tendresse !
C'était beau sentimentalement parlant, mais ce n'était pas une vie ! Ils avaient bien été à l'école, c'était eux qui écrivaient les lettres, les papiers pour le père.
Dans les marchés, bien que ceux-ci fussent leurs meilleurs moments, les moments où on leur donnait parfois une praline ou une crêpe, les moments où ils pouvaient admirer le geste précis des paysannes, debout ou accroupies à côté de leur panier, le foulard noir noué sous leur menton, qui suspendaient à leur pouce l'anneau de la balance, faisant glisser les encoches de l'axe à petits coups précis, ajoutant un fruit dans le plateau, donnant un élan du bout des doigts pour que l'équilibre s'établisse. Mais ils se désolaient encore et toujours car les vêtements, les chapeaux, la vaisselle étaient bien sur les étalages, mais inaccessibles pour leur pauvre bourse. Ils se promenaient dans les allées, tristes, un peu envieux. Ils écoutaient jaillir les premières notes de musique des forains qui accompagnaient les foires. le démon des chants barbares et attirant s'emparaient d'eux, les hantait, leur laissait entrevoir d'autres horizons. A part aider les parents, garder les moutons par tous les temps quand le gel les blessait, quand la pluie tombait persistante, froide, monotone, sans discontinuer...ou ces promenades finalement tristes, ils ne trouvaient jamais le moment de jouer. Les ventes qu'ils se permettaient en cachette car ils ne payaient pas la location, ne rapportaient presque rien. Tout était dans le village mortellement ennuyeux.
Le printemps avait rouvert la période des labours, des foins, des moissons... Le soleil mûrissait déjà les premières fraises des bois... Tout le souci de ses petites terres requérait Elyacin, de l'aube au crépuscule. Dès que venait l'obscurité, il soupait et, harrassé par les durs travaux, se couchait aussitôt et s'endormait d'un sommeil lourd. Il n'avait jamais eu le temps de se demander si son travail lui plaisait ou rapportait assez. Il ne gagnait pour ainsi dire rien, dépensait peu et tout le monde vivait mais pauvrement. Il ne soupçonnait même pas le règne de l'argent. Les quelques brebis donnaient un peu de laine pour filer, la basse cour fournissait les oeufs, la volaille pour les menus du dimanche, ils récoltaient quelques légumes et, il croyait que cela suffirait. Non! pour lui, l'homme ne devait pas chercher à s'élever au-dessus de sa condition ! Sa sagesse antique lui fournissait des modèles à suivre. Mais son fils aîné, lui, paraissait avoir perdu cette logique transmise par les ancêtres.
La veille de la st Jean, la coutume, image parfaite du mouvement dans la stabilité, voulait qu'un feu  fût allumé sur la grand place de l'église. Les trois petits étaient en effervescence et pensaient chaque année à cette veillée plusieurs jours avant. Elyacin, pour leur faire plasir préparait et ficelait quelques fagots. Chacun devait charger le sien  sur ses épaules; quand les flammes de l'énorme brasier s'élèveraient jusqu'au ciel, le curé les bénirait et tout le monde danserait jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Elyacin revenait de chez le charron. Il avait fallu faire réparer un des essieux de la charrette.
- Que disais-tu Louis ? Le train ne passera pas à Saurat. Dans le bourg, les gens pensaient qu'il y aurait une gare
- Je répétais les paroles du maître.
Ils ont peut-être changé de plan. C'est emmerdant tonna Elyacin. Certains avaient peur que les voies longent leurs terres effraient les animaux dans les champs.
- Je te disais que le renouveau apporterait des ennuis, précisa Marie. Et ils auraient pu traverser nos petites terres éparpillées dans les versants de la montagne.
- Et où doit-elle se trouver finalement cette gare ?
- A Tarrascon, ce sera la dernière pour nous. Il nous faudra aller à pied comme toujours pour le marché de Tarrason.
Chaque semaine, pour gagner un peu d'argent,  ils introduisaient une douzaine d'oeufs, un poulet, un canard, plumés et quelques légumes de saison. Ainsi chargés, ils enfilaient leurs pieds nus dans leurs sabots et partaine pour se rendre dans les marchés des environs et surtout à Tarascon.
Pourtant cette gare faisait rêver louis...
En famille, on parlait rarement d'aller vivre ailleurs. Les seules réjouissances en famille étaient la reccherche des champignons, la chasse et surtout le moment où ils sortaient le saucisson de la cendre ou le gateau de famille qui y était tenu bien au chaud, sous un torchon et qui embaumait. Mais elles manquaient de plus en plus d'entrain. Pour mardi gras ils faisaient quelques crèpes avec les oeufs de leurs poules. Mais le reste du temps, Julie et Louis se partageaient un oeuf pour leur souper sur quelques pommes de terre. Le besoin de louis, de connaître une vie plus féconde ne s'arrêtait pas à la prise de conscience d'un manque.
- D'un regard suppliant, ils regardaient avant de partir ce qu'il y aurait à manger le soir et:
- Mère s'il vous plaît, je voudrais bien un bout de gâteau avant de partir... Mère s'il vous plaît pouvez vous faire sauter une crêpe que nous partagerions ?.
Marie souriait, un gâteau des crêpes, c'était jour de fête ! et si rare !alors elle voulait bien couper un morceau et le partager aux enfants. Et ils mordaient à belles dents dans la minuscule portion dorée à point !
Après avoir suspendu le grand chaudron à la crémaillère comme chaque soir, Marie retira le gâteau simple mais bon et odorant. Elle le pos à côté, sur une assiette creuse réchauffée par la cendre, et monta aux chambres bassiner les lits.
- Tu les gâtes trop ces petits lui dit Pierre. Il faut les aguerrir pour la vie qui n'est ni drole, ni facile.
L'aîné se reposait un moment avant d'aller aux bêtes et après une dure journée. Il attaquait avec grand appétit le pain chaud de la fin de semaine en le trempant sur son demi oeuf. Il attendait avec impatience sa part de gâteau.
Marie ne répondait pas à son mari , elle n'en continuait pas moins son entreprise lorsqu'il s'agissait de faire un peu plaisir à ses enfants. Tous grandissaient trop vite. Hier encore, elle les consolait, les caressait, accrochés à elle ou instables sur leurs petits jambes. Hier, elle était jeune aussi ! Elle réalisait bien que la fraîcheur de pêche qui veloute un beau et jeune visage s'atténuait sur ses joues.
Le chemin de fer devint la conversation favorite des deux enfants.
- Bah, rien n'est encore construit, prétendit la mère interrompant le fil de leur rêverie et les pensées vagabondes de chacun.
- Oui, mais cela se fera comme ailleurs, les projets sont en cours, notre région ne peut pas rester isolée indéfiniment.
- Tu ne crois pas Louis que nous risquons des désagréments ?
- Mais non, je pense au contraire que la contrée en tirera profit. Les marchés éloignés seront plus accessibles. Je serai bien content de pouvoir aller vers les grandes villes, vers Foix, Pamiers et ... vers Marseille par exemple.
Leur village, il existait encore si l'on voulait. Mais ce n'était plus qu'une crèche figée, sans avenir, pleine de souvenirs. Louis pensait que ceux qui restaient là ne seraient bientôt plus que des santons d'argile qui n'attendraient même plus le petit Jésus. Ils ne croyaient plus à rien. Ils vivotaient par habitude.  Louis souhaitait autre chose... Et comme son tempéremment contrastait avec  celui de Julie, assise sagement, chaque jour, en face de lui, à table ! et l'époque où les nombreux projets de ligne de chemin de fer dont on parlait depuis longtemps se réalisaient, Il envisagea de partir. Sa région n'allait plus être isolée et les pensées vagabondes de louis s'affirmaient. Les parents sentaient venir les désagréments.
- Mais non disait Louis, même les marchés seront plus accessibles
- Mais non disait son père, il n'y aura jamais de train pour aller à Tarascon!
La mère faisait bien ce qu'elle pouvait pour que la famille puisse manger à sa faim. Elle trottinait à droite, à gauche, toujours chargée. Souvent, elle entendait derrière elle, la voix d'une voisine. Histoire de bavarder un instant, elle était contente de s'arrêter:
- Et où vas-tu comme cela ? demandait la voisine ? Alors, elle posait un instant son chargement dont l'anse s'incrustait déjà dans sa chair.
- Mon mari débite du bois vers la Cassagne, je le rejoins pour lui donner un coup de main. Je lui porte aussi de quoi manger un peu.
- Toujours à galoper ! Tu vends toujours quelques fromages ?
- Il faut bien! grâce à mes ventes diverses, nous avons du pain à chaque repas.
Elyacin revenait de chez le charron. Il avait fallu réparer un des essieux de la charrette.
- Que disais-tu louis? Le train restera à Tarascon ver Vicdessos? Pas vers chez nous ? Je m'en doutais, les gens parlent.
- Je répétais les paroles du maître. Le projet de «
 chemin de fer à voie étroite de Tarascon à Saurat » à l’étude depuis 1877, fut abandonné en 1884. Il a cependant été repris entre 1912 et 1919, mais ne connaîtra aucune réalisation.
- J'espère bien, j'espère qu'ils vont maintenir ce plan ! Tonna Elyacin. Si la voie longeait le village, les bêtes seraient effrayées.
- Je m'en doutais que cela créerait des ennuis, des inquiétudes, ce modernisme, précisa Marie, la mère. C'est tant mieux qu'ils ne traversent pas nos terres.
- Mais vous n'avez que très peu de terres et vos bêtes sont en nombre bien réduit osa s'insurger Louis. Vous auriez eu des compensations.
Un instant Elyacin rêveur Elyacin laissa résonner les 4 syllabes, il crut un instant découvrir un monde étrange où son propre profit pouvait varier. Mais il se secoua :
- Les compensations ne durent pas. Nos terres et nos bêtes nous font vivre. Je laisse le train à ceux qui en sont fiers et le convoitent. C'est sûrement leur intérêt !
Marie et Elyacin avaient toujours vécu dans la pauvreté et dans la misère des idées neuves, des images et des mots pour les exprimer. Le mot intérêt semblait dit et résonner comme s'il jaillissait pour la première fois.
Elyacin, ayant toujours vécu dans la misère même des images et du vocabulaire, se gratta le crâne, comme chaque fois qu'il rencontrait une difficulté. Le mot intérêt prononcé par son épouse semblait retentir à ses oreilles comme s'il l'entendait pour la première fois
- Moi je crois dit-il qu'ils pensent tous surtout à leurs intérêts. Inutile que j'en discute avec les voisins puisque ça ne se fera pas.
- Heureusement, le train restera à Tarascon.
Louis réalisait que dans sa famille, il n'y avait aucun avenir pour les enfants.  Ils n'avaient pas d'autre choix que de chercher à gagner leur vie ailleurs. Le père ne comprenait pas. Il était d'une famille de paysans et d'ouvriers. La terre avait nourri leurs ancêtres pendant des siècles. Pourtant louis lui faisait remarquer que maintenant, elle ne les nourrissait plus. C'était un mystère. C'est donc à sa mère qu'il en parla la première fois. Elle frissonna mais se ressaisit assez vite. Elle finit par donner son accord, consciente que le lendemain demeurerait identique à aujourd'hui. Louis échangea avec elle un regard traversé par une certaine complicité. Il recouvrait les fonctions de la vie, se détendait, confiant dans le pouvoir de sa mère, de l'épouse qui allait l'aider à briser la volonté desespérée du père.
- Merci maman de votre compréhension
- Mais nous n'avons pas de quoi payer votre voyage avec Julie.
- Je travaillerai d'abord dans les marchés de Tarrascon, puis sur la route nous trouverons des petits emplois.
Restait tout de même toujours la question de l'argent
- D'accord, mais il y aura les tickets de train et la nuit dans les hôtels.
- ne t'inquiète pas, ce n'est pas demain que nous serons à Marseille. Mais nous y arriverons un jour.
Dès 15 ans Louis avait décidé d'y aller à Marseille et Julie acceptait de le suivre. Georgine était encore bien jeune et elle partirait bien plus tard. Julie était partie non convaincue et persuadée de retourner au plus tôt à Saurat.
Déjà la nuit achevait d'ensevelir la vallée étroite de Saurat, à l'ombre des montagnes. Mère et fils retournèrent à la maison.
La famille se montra contrariée. Le père haussa les épaules, impuissant.
Le lendemain matin, Marie réveilla les enfants de bonne heure. Elle leur caressa le front de sa main magique qui avait longtemps oté les chagrins et qu'ils ne sentiraient plus sur leur peau d'enfants. Et elle, vivait-elle vraimebnt heureuse ? on ne sait rien ou si peu, de l'existence de ses parents.
-Allons, levez-vous. Vous avez de la route à faire et peut-être que vous finirez par trouver ce qui vous conviendra.. Elle les contempla avec indulgence et affection. Son grand garçon avait encore un peu besoin d'elle et elle réalisait que ce temps diminuait comme une peau de chagrin !
Je vous attends dit-elle pour le dernier petit déjeuner !
Les enfants se levèrent vivement et s'habillèrent. Dans l'autre lit, pas loin, encastré dans le mur, Julie se réveillait et Georgine dormait encore profondément.. Par la fenêtre, mal fermée, montaient déjà les bruits et les senteurs du village et de la montagne.
Quand les deux grands dégringolèrent les marches, prestement, Marie fourrait dans un cabas de larges tranches de pain, du ^pâté et des saucissons et une bouteille de vin de table.
- Je rapporterai davantage et vous serez contents, puisque vous avez de plus en plus de problèmes de revenus.
Elyacin se désolait. Qui s'occuperait de ses terres déjà bien morcelées lorsqu'il serait vieux ? Le curé, les vieux et les bigotes prédisaient que les jeunes qui partaient vers la ville seraient vite dévergondés. Un jeune homme devait savoir remplacer son père. Il s'occupait avec sa femme du jardin, ils avaient des légumes, des fleurs dont ils vendaient les bouquets parfois. Ils élevaient quelques bêtes, de la volaille, des lapins, un cochon. La cuisinière à bois servait encore pour les conserves.
Quant aux deux soeurs que feraient -elles ?
Georgine la petite était différente de Julie, elle ne ressemblait pas non plus à son frère Louis. Toute petite, sa vie était une série de révoltes tant contre les conditions de la société en général que contre la pauvreté de la famille. Expansive, taquine, elle aimait les jeux, le rire et tenait de leur mère. Julie, maigre lorsqu'elle était jeune, sèche,, la peau brune, était par sa silhouette et le sérieux de sa physionomie, le portrait du père.
Le père avait décidé d'atteler la charrette au vieux cheval pour les conduire au moins jusqu'à Tarascon sur Ariège.
- Mes petits dit Marie, le jour du départ, s'efforçant au calme.
Les jeunes gens saisirent les baluchons qui contenaient le linge de rechange, usagé, ravaudé, et les menus objets représentant leur avoir
en ce monde; ils ajoutèrent du pain, du fromage et jetèrent le tout sur leur épaule. Puis essayant de trouver la force morale de ne pas se retourner, ils partirent, ne songeant guère pour l'instant à l'avantage de fuir les souffrances de la misère. Sur le chemin encore blanchi de givre, les oisillons sautillaient, virevoltaient autour de la bête au trot. Le chemin descendait et turnait à gauche puis de nouveau à droite vers Bédeilhac. Fréquemment ils avaient parcouru cette distance. Ils savaient que quand ils atteindraient la dernière maison, après ce serait le virage et ce serait fini. La maison disparaîtrait avec les trois silhouettes minuscules qui restaient, réduites, figées. Plus rien jusqu'à quand ?
Devant eux la route s'ouvrait, poussiéreuse, infinie. Une dernière fois les deux adolescents lancèrent un regard en arrière pour dire adieu à leur enfance et à l'affection des leurs qui se frayait tout de même un chemin douloureux dans leur sensibilité, avant de s'engager vers des contrées de plus en plus ignorées en dehors de Tarrascon. Le premier arrachement fut ainsi surmonté. Bientôt le ciel gronda et à travers cet horizon noir ils continuèrent leur marche sous une averse, au milieu des rafales de vent. Ils avaiznt peur d'abîmer  grossiers qui remplaçaient les sabots habituels. Déjà bien fatigués et mouillés, se sentant déjà un peu perdus, Ils arrivèrent à Tarascon et prirent place dans un train à destination de l'aude. Que seraient les nouvelles villes inconnues où le chemin de fer les amenait ?
Ils croisèrent des carioles, des chars, des boeufs aux naseaux fumants. Chacun se taisait.
Ils  s'étaient éloignés sur le chemin encore blanchi de givre où les oisillons sautaient, virevoltaient autour d'eux. Tarrascon se trouvait pour l'instant envahi par une foule disparate de gens de diverses régions et même d'immigrants.
En effet les ouvriers pour la construction du chemin de fer étaient devenus si nombreux que les agriculteurs ne pouvaient suffire au ravitaillement de cette masse. Aussi, depuis un certain temps, un marché avait-il été créé vers Tarascon, il fonctionnait une fois par semaine. Il s'y écoulait même de petits meubles par l'intermédiaire de détaillants de seconde main. Les jeunes pouvaient y trouver du travail. Ces hommes bruyants, avides d'alcool et de bagarres sifflaient grossièrement, interpellaient femmes et filles, menaient grand tapage nocturne et certains vivaient même de rapines pour ramener de l'argent chez eux. 
Heureusement tant qu'ils travallaient à Tarascon le père pouvait venir les voir et parfois même la mère  car les marchés de Tarascon jouaient dans la vie des paysans de Saurat un rôle considérable. Il fallait se lever avant le lever du jour, boire une gorgée d'eau claire ou de lait qu'on puisait dans des seaux, charger sur la charrette tous les produits à écouler, atteler le mulet, même par temps couvert ou même si la pluie, le vent, la tempête s'en donnaient à coeur joie. Ils s'engageaient d'abord sur le chemin qui sortait du village, dans le frais, se frayaient un chemin dans le noir enveloppant de la nuit et se guidaient avec une lanterne. Le pas des bêtes soulevaient sur la route une traînée de poussière qui ne se distinguait pas encore, mais piquait les yeux et les narines. Des familles entières de Saurat se dirigeaient à pied vers la ville de Tarascon, la plus proche. Elles resemblaient, dans l'obscurité trouée par les lumières, à des ombres immatérielles que seuls rendaient réelles les bruits de toutes sortes: cahots des roues, meuglements de veaux tirés par le licol, grognements divers, cris, exclamations, jurons.
Peu à peu l'aube pointait à l'horizon, les silhouettes devenaient humaines au milieu du nuage gris, les kilomètres et le paysage défilaient uniformes. Mais parfois, la brume exhalait ses bouffées de tiédeur ou de fraîcheur. Les hameaux bourdonnaient déjà comme des ruches, dans les fumées et les odeurs matinales;  l'adolescent flairait le parfum substantiel, suspendu dans l'atmosphère, nourri de la vie secrète des habitantss, les aromes frêles, vivaces, persistants, en dépit de la progression de la charette.Puis, lorsque le brouillard se dissipait, le champ de foire n'était plus loin et se peuplait progressivement; l'odeur des animaux et des volailles mortes ou vivantes s'imposait. Des boeufs, des vaches s'alignaient d'un côté. Des hommes s'attablaient sur les terrasses ou dans les salles enfumées des bistrots. La place bourdonnait comme une ruche. Dans l'avenue principale de la bourgade qui leur parassait riche, célèbre en tout cas depuis Saurat pour ses marchés, les petits métiers se serraient, boutique contre boutique, au rez-de-chaussée des maisons. Georgine et Louis avaient l'intention de considérer la ville comme une première étape. Ils passèrent sous des portes à arcades et s'enfoncèrent vers le centre de la cité, du côté de l'horloge ou de l'hôtel de ville à la recherche de l'esplanade du marhé. La place s'agitait en ce jour de foire.
- Aidez- moi à décharger disait-il à sa femme et à Georgine, la plus jeune. Toi, Georgine, tu t'occuperas des poulets, des oeufs. Tâche de bien compter! Ta mère vendra ses fromages et moi les cochonnets.
La famille heureuse se redécouvrait: Julie avouait que la semaine loin de Saurat lui paraissait longue.
Petit à petit, les marchands de bestiaux s'affairaient, les acheteurs déambulaient dans les allées, devant les étalages de vêtements, de chapeaux, de vaisselle qui s'étaient rapidement dressés. Les baraques colorées des forains s'ajoutaient parfois et laissaient jaillir leds premières notes de musique. Quand la pluie se mêlait à la fête, les ventes s'atténuaient et la journée, mortellement ennuyeuse, ne rapportait presque rien.
Quant à Louis, il était de plus en plus convaincu qu'il lui fallait s'éloigner de cette région.
Les samedis soirs, les jeunes du village n'osaient plus se rendre au bal des auberges où les cavaliers aux conversations louches, pleines de sous entendus, avaient perdu leurs visages d'enfants. Ceux qui s'y hasardaient, timidement provoquaient les commérages sur les placettes. Les joueurs de vielle, de cabrette, rabroués abandonnaient peu à peu les musiques du sud ouest, les danses traditionnelles et des musiques venues d'ailleurs remplaçaient la bourrée. Louis avait peur pour Julie. Il savait que malgré la possibilité de trouver du travail les parents ne leur auraient pas permis de rester à Tarrascon dans une telle ambiance. . Il leur fallait se diriger plus loin, de plus en plus loin... Ils avaient été pris par des carrioles, des chars, des b
œufs aux naseaux fumants que prenaient la même direction. Louis savait où il allait, il connaissait sa géographie. Ils avaient même pris le train, avec leurs économies à Tarascon sur Ariège.
Soudain le sifflete de la locomotive les avait tirés de leurs pensées. Trop tard pour faire demi-tour! Il rencontra alors le regard à la fois craintif et  confiant de Julie et la rassura d'un signe d'entente.    Ils observaient pleins de rêves le paysage qui défilait, les voyageurs qui allaient et venaient dans l'étroit couloir, la vie dans les gares. Peu de temps après, désespéré, il écrivait à ses parents :
- Je me crève à scier et transporter des planches et je suis sans cesse bousculé par un ignoble personnage qui n'aime que son autorité et sa gloire"
Et lorsqu'il rentrait à Saurat il bougonnait tout en caressant la chienne de son enfance, Rita. La chienne fidèle aux yeux implorants et humides le calmait.
- Pour lui, je mange trop et je ne fournis pas le travail d'un adulte et Julie est malmenée par ces gars grossiers.
Le père répondait :
- tu seras peut-être ravi, quand la voie sera terminée, de pouvoir de déplacer, de Tarrascon sur Ariège, vers les grandes villes du Sud. Beaucoup de jeunes de ton âge te suivront et toi, tu seras fier d'avoir participé à sa construction.
Louis était persuadé qu'un port où grouillait la foule offrirait des possibilités d'embauche. Il fallait voir le long de la côte quitte à aller jusqu'à Marseille. Le jour où Julie et lui partirent pour de bon, tôt le matin, les ménagères étaient déjà au travail, on les voyait à travers les fenêtres ouvertes.  Leur père acceptait de les accompagner au moins jusqu'à Tarrascon sur Ariège avec la charrette. La voiture  cahotait. les arômes du bourg les poursuivirent encore longtemps, construisant l'édifice de leur mémoire affective. Ensuite la route descendait sinueuse vers Bédéllac, puis Tarrascon.
Ils n'avaient pas assez d'argent pour faire tout le voyage en train. Sur le parcours ils avaient dû travailler. Lui était apprenti maçon et savait travailler dans une petite ferme. Après un cours séjour à Tarascon qu'ils connassaient bien, ils eurent quelques économies. Ils se dirigèrent alors vers la gare neuve de Tarascon pour s'éloigner d'un lieu encore familier et ami.
Mais un jour, ils purent prendre le train jusqu'à Narbonne. La brume voilait  un paysage aux teintes brumeuses. Ils traversèrent tour à tour Foix, Pamiers,  Carcassonne. Des visions charmantes et surprenantes pour de jeunes curieux, malgré la pluie qui pénétrait de biais par la fenêtre qu'un passager avait ouverte  et avec elle, un froid glacial, de la fumée aussi. Mais ils n'osaient rien dire. Le froid durait, malgré l'heure avancée de la matinée.Parfois, la machine ralentissait, s'arrêtait, et le silence subit faisait place aux rumeurs, aux voix, aux bousculades. Des gens montaient, d'autres se levaient et se préparaient à descendre au prochain arrêt. Les conversations peu à peu devenaient incompréhensibles à ces deux enfants, dans ces régions déjà étrangères par l'accent et le vocabilaire d'un patois différent. Le calme gagnait de nouveau le compatiment. Dès midi, des voyageurs déployaient et étalaient leurs victuailes. Louis et sa soeur se partageaient le pain et le fromage de la maiso, puis peu à peu, bercés par le mouvement monotone s'assoupirent. Ils cahotèrent longemps au rythme du convoi. Un homme en uniforme, à un moment ouvrit la porte et annonça enfin qu'on atteignait Narbonne. Des passagers se dressèrent, Louis et Juliefirent comme eux. Ils attrapèrent leurs sacs dans les filets. La locomotive fit entendre son appel plaintif et triste. La motrice du train, son régime au plus bas, rentrait en gare. Dans une dernière secousse, elle s'immobilisa.
Quand ils arrivèrent, ils cherchèrent de nouveau du travail avant de poursuivre. Ils obtinrent enfin une adresse. Il s'agissait d'un fermier qui cherchait des journaliers. Un très modeste salaire leur fut proposé, c'est sans doute pour cela que la place étéit enore libre
- Pour les moissons et pour la cueillette des fruits, des jeunes en effet ne seraient pas de refus. Dites-moi, savez-vous manier une faux pour commencer ?
- Oui, bien sûr
- Vous commencerez par les pentes un peu raides et au pied des arbres. Plus personne ne veut le faire ici. Ces espaces sont comme à l'abandon.
- Ce sera comme chez nous !
- Venez voir.
Les enfants suivirent le fermier jusqu'au hangar d'abord.
- Quelles belles et grande faux ! s'écria Louis. Jamais je n'en ai vues de si propres et aiguisées. Vous permettez que j'essaie tout de suite ?
Bien sûr faites voir comment vous savez travailler.
Louis serra le manche, se dirigea vers les grands arbres entourrés de hautes herbes, pesa sur l'outil et se mit à l'ouvrage, reins courbés. Ses bras se balancèrent selon un rythme cadencé, les jambes légèrement écartées pour couvrir sans déplacement une large suface.. Le fermier sourit:
- C'est bien je pourrai même te confier un champ de blé !
- Alors, comme ça, vous dîtes que vous savez construire et labourer ? questionna le fermier, un peu perlexe, auquel ils avaient demandé de l'aide.
- Evidemment !
- Et bien montrez-moi ! Commencez par remonter ce cabanon démoli par un orage !
Louis devinait tout de suite comme un piège, une forme de sélection, aussi s'appliqua-t-il pour payer le droit de poursuivre son voyage. S'il s'y prenait mal, ils ne pourraient même pas dormir à l'abri la nuit suivante.
Beau de force et de souplesse, il n'hésita pas. Il remonta avec aisance le mur effondré du cabanon. Il avait compris tout de suite que pour avoir un travail saisonnier, il ne fallait pas mentir sur ses capacités.
- c'est bien dit le fermier. Mais il y a aussi le travail des champs. Demain, tu viendras labourer avec moi les parcelles destinées aux pommes de terre, aux betteraves et au maïs.. Tu ne seras pas de trop ordonna son nouvel employeur. Ma propriété ne donne pas son rendement maximum. Je sais qu'il y a partout du gaspillage. Je me fais vieux et je ne peux  plus travailler comme autrefois. C'est trop vaste et la plupart des journaliers font preuve de paresse. Mon fils aîné, à peu près de votre âge, malheureusement est mort.
L'émotion le laissa quelques instants sans voix. Louis respecta son silence.
- Je sais juger les hommes poursuivit le propriétaire, même jeunes. Louis, vous êtes un garçon honnête et solide. Vous aimez la terre, cela se voit car vous lui apportez un soin méticuleux. Vous avez déjà amélioré la marche de mon exploitation. Je vous estime déjà pour cela. Pour cette saison je compte beaucoup sur vous. Je suis certain désormais que je peux vous faire confiance et à la petite aussi dans la maison.
Le lendemain, la pluie tombait, fine, mais elle cessa bientôt. Louis se montra bien vit habile à manipuler tous les outis. Julie l'aidait à lier les gerbes. Autour d'eux, d'autres ouvriers coupaient, liaient, mettaient en javelles, empilaient au fur et à mesure. Les mains, les bras, les épaules ramassaient, ceignaient et balançaient sur le gerbiee.Le bourg au loin luisait encore. Un vigoureux vent sec s'apprêta à emporter les dernières gouttes d'humidité. Louis suivit son maître dans les lopins cultivables. Pas question de protester, bien qu'à 16 ans il se crût déjà devenu adulte. Assez grand, solide malgré le rationnement dû à sa vie et surtout fier de devoir se raser. Il réalisait bien que les gamines du fermier lui lançaient des coups d'oeil de plus en plus aguichants. Il prenait alors un air un peu ridicule qui se voulait sûr de lui., proche de la candeur comme de l'inconscience.Ce propriétaire trouvait dans Louis le jeune homme animé par une ambition honnête qui lui convenait. Il pensait y voir une de ces âmes faibles troublée par la souffrance d'une enfance vécue dans la pauvreté et honnorée par la chance que lui tendait un plus riche.
Le lendemain le fermier lui confia ses outils et son magnifique atelage. Louis enfonça avec aisance le soc et commença le premier sillon. Il sut tout de suite que , malgré la lutte puissante qu'exigeait la terre avant de s'avouer vaincue, il ferait merveille. C'était un plaisir de retourner cette terre plus féconde que dans l'Ariège, riche, sans cailloux, qui s'ouvrait parfaitement rectiligne, un vrai bonheur de retrouver ses gestes, ses habitudes, la technique de cultivatuer enseignée par son père.
Le fermier admira la longue tranchée. Il accepta Louis et sa soeur et les respecta. Il leur fit peu à peu découvrir la propriété. Ils avaient admiré les belles rangées de jeunes plans, les arbres fruitiers. Ici les terres plus plates que dans l'Ariège, à peine auréolées à l'horizon par les derniers contreforts lointains de leurs montagnes. Ici les champs étaient aptes aux labours. Et les vastes étendues ne ressemblaient en rien à la petite mosaïque de la vallée de Saurat. La jeune fille aiderait sa femme, elle soignerait les poules et les lapins. Louis serait un bon maçon et un bon ouvrier agricole. La saine fatigue qui, le soir, poussait les jeunes gens vers le lit, leur laissait une pointe de fierté. Les dernières couleurs du couchant couronnaient les collines du côte de l'Herault, les champs de vigne, les arbres fruitiers, c'était un spectacle évanescent car trop fatigué il n'avait pas trop le loisir de jouir de la beauté de la campagne et des charmes de la vie rustique... Julie quitta son frère. Elle entra dans la cuisine avec l'épouse du fermier et discuter avec cette dame lui fit du bien. Elle se sentait enfin soulagée d'avoir quitté les parents et la petite soeur.
Empoignant le chaudron que lui avait tendu la patronne, elle alla rejoindre les hommes dans les layons.
Elle entreprit aussi d'aider à cuisiner. A cette époque-là les gens mangeaient surtout des légumes bouillis. Julie régalait les fermiers et les journaliers en faisant rissoler les pommes de terre dans la graisse de canard comme on faisait chez elle pour accommoder les cèpes.
Ils gagnèrent cette semaine-là, pas mal d'argent et se promirent d'en dépenser une partie pour leur voyage vers Marseille et l'autre pour s'habiller correctement. Plus tard, l'adolescent fut jardinier dans une maison de campagne de riche. une grande bâtisse avec des balcons ciselés, un perron à colonnades, des fleurs sur le rebord des fenêtres. La demeure regorgeait de domestiques. Louis qui avait toujours vécu en accord profond avec le rythme silencieux de la nature était content. Tout enfant, il aimait se blottir dans les fourrés et les herbes, goûter le plaisir des breaux jours, découvrir mille agréments secrets et rêver. Comment gagner avec une honnête ambition  et une piètre fortune ne serait-ce que le port d'embarquement ?

Au début, ils avaient erré même lorsque la pluie tombait à seaux. Après avoir longé des bassins où sommeillaient de vieux bateaux, ils parvinrent aux premiers entrepôts. Lorsqu'il pleuvait, pour ne pas être davantage mouillés, ils pénétrèrent dans l'un d'eux par la large ouverture. Dans l'immense local s'entassaient des milliers de caisses superposées. Ils se trouvaient au centre des ateliers du port en pleine activité. On réparait des navires. Des barques amarrées bougeaient doucement, oscillaient harmonieusement, soulevées par les remous souples.
- Pourquoi ai-je tant désiré cela ? se demandait Julie debout devant le quai.
C'était l'heure la plus chaude, à presque midi, à la fin d'un été exténuant et prometteur. Ils allèrent s'assoir sur un banc, non loin, conscients de keur solitude. Louis, se demandait s'il n'était pas devenu fou pour s'aventurer dans une entreprise aussi hasadeuse. Que deviendraient-ils si lui ou sa soeur tombaient malades dans cette région lointaine où ils ne connaissaient personne. Pourraient-ils trouver du travail? Il accédait au tragique, naissait au monde des adultes.
Les bruits du port et des chantiers de construction navale s'estompaient. Mais Georgine ne percevait  pas vraiment ce qui l'entourait. Elle se sentait seule, elle était soudain saisie d'une subite angoisse devant la vue de la mer, tant espérée et pourtant trop infinie.. Mais après le travail Louis la rejoignait et un jour il lui avait même offert un petit bijou qu'elle avait reçue émue
- Tu vois, à Marseille, le travail permet des dépenses inhabituelles.
A la tombée de la nuit ils avaient affaire à des hommes bruyants, avides d'alcool et de bagarres qui sifflaient grossièrement, interpellaient Georgine que Louis protégeait de son mieux. Il leur arrivait même d'assister à des tapages nocturnes ou d'assister à des rapines.
Les samedis soirs, les deux jeunes osaient rarement se rendre aux bals des auberges où les cavaliers aux conversations louches, pleines de sous entendus, avaient perdu bien avant eux leur visage d'enfants. A S. Les parents ne le leur aurait pas permis mais cela leur permettait de connaître des gens, d'avoir des coups de pouce pour trouver un travail ou même un repas chaud de temps en temps. Au début ils s'y hasardèrent timidement provoquant les commérages à cause de leur jeune âge.Ici ce n'était plus comme au pays des joueurs de vielle du Sud Ouest, des musiciens de cabrettes, de danses traditionnelles de l'Ariège. Des musiques venues d'ailleurs remplaçaient les bourrées
Quand il faisait beau, les deux enfants se dirigeaient vers les quais lorsque le port s'activait, tout grouillant d'hommes en mouvement. Dans la masse des voyageurs, au milieu de la bruyante main-d'œuvre, aux abords des grues près desquelles s'amoncelaient des marchandises diverses, louis et Georgine cherchaient toujours à se renseigner sur un éventuel emploi. Bientôt ils n'auraient plus d'argent... Les personnes auxquelles ils s'étaient adressées jusqu'alors, par malchance, n'étaient pas des employeurs. Enfin, Louis avisa un gars portant une casquette bleue à visière, comme beaucoup, encore un marin c'était sûr !
Le personnage, bourru, haussa les épaules avec humeur.
-Trouver un emploi ? s'étonna-t-il en bougonnant. Moi, je ne veux surtout pas perdre le mien et je ne sais pas si en vous aidant, je me rendrai service ! Ici, c'est un grand port ! Il y a surement du boulot pour toi le gars, tu as l'air solide, tu peux rendre bien des services, mais ta s
œur n'a rien à faire ici. Pour elle c'est plutôt en direction des bureaux et des ménages, qu'il vous faut aller...
Louis et Georgine semblaient consternés par ce simple renseignement, depuis qu'ils tournaient dans ce port ! Renseignement qui d'ailleurs ne leur apprenait pas où se trouvaient les bureaux !

Le vieux marin, moins rude finalement qu'il ne le paraissait les regarda surpris et comprit qu'ils cherchaient la direction des bureaux. Il les aida un moment avant de reprendre son travail. Louis et  Georgine s'étaient engagés à nettoyer des bureaux et des entrepôts. Puisqu'il le fallait ils feraient leur boulot sans trop rechigner. Pourtant ils devinaient bien que personne ne leur épargnerait les vexations, les insultes, les punitions injustes ou même les coups de pied : c'était le sort traditionnel des enfants misérables !

L'avantage aussi fut qu'ils trouvèrent assez vite un logement bien à eux. Leur chambre, sorte de mansarde éclairée par une lucarne, présentait des murs unis et bien dénudés, mais julie ajouta quelques dcorations, souvenirs ramenés de l'Ariège, objets en bois confectionnés par Louis et Elyacin firent leur apparition pendus à un clou et la rendirent plus gaie. la porte se fermait mal car elle frottait sur les lames du plancher assez rudimentaire.
Les enfants mangeaient par ci, par là une tranche de jambon, des oeufs, un morceau de pain, du fromage. Les rares fois où ils allaient au restaurant, ils choisissaient parmi les plats cuisinés, tout ce qu'il y a de plus ordinaire et de pas cher.

- Je vais retourner à Saurat dit Julie brusquement
Louis ce jour-là:
- Définitivement ?
Je ne sais pas. J'ai envie de revoir les parents, M. Grand notre voisins.
- Je comprends, tu me laisses tomber.

Julie n'était pas restée longtemps à Marseille et elle avait été remplacée par la petite soeur Georgine. Julie en avait eu assez de cette vie loin de la famille et elle se demandait pourquoi Louis semblait de plus en plus rebelle aux leçons de l'église plus encore qu'Elyacin à Saurat.Georgine l'avait remplacée et avec Louis ils s'étaient installés dans un quartier pauvre près du vieux port. Ce n'était pas vraiment un quartier mal famé, mais un peu électrique et fréquenté par de rudes gaillards.

Louis et Georgine semblaient consternés par ce simple renseignement, depuis qu'ils tournaient dans ce port ! Renseignement qui d'ailleurs ne leur apprenait pas où se trouvaient les bureaux ! mais plutôt les dortoirs !
Le lendemain pour la première fois, ils sortirent du dortoir et se retrouvèrent dehors. Il y avait du vent, un vent qui venait de la mer et déposait un peu de sel sur les lèvres. Les enfants passèrent leur langue sur leurs lèvres pour y prendre le goût du sel et de l'énergie. Il avaient revêtu les vêtements que la femme du dortoir leur
avait donnés.!
 

Pour le réveillon de Noël, le frère et la soeur avec leurs quelques économies s'étaient offert un repas chez un restaurateur pas trop cher. Ils ne pouvaient entrer à la maison. Ils s'étaient offert ce petit luxe.
- Joyeux Noël se dirent-ils. Nous allons y arriver !
Le garçon déposa au centre de la table la volaille et les voyant si jeunes entreprit de la leur découper tandis que la musique jouait en sourdine. Les enfants revirent en un éclair l'image de leur cousine Angèle qui venait de mourir dans son couvent

Plus tard, ils avaient remarqué les regards des filles et des garçons. Ils s'étaient fait des amis. Louis, très flatté de l'intérêt que certaines filles lui portaient avait sagement demandé à rencontrer les parents..
- Asseyez-vous avait on dit poliment à Louis, je vais demander à ma femme qu'elle apporte une boisson chaude.
Un mmoment après,devant le mutisme du jeune homme qui ne savait comment aborder la conversation, il ajouta :
- Vous voulez me causer de ma fille ?
Comment s'en sortir ? La jeune fille avait manifestement pour son père toutes les qualités...
- Désolé, je n'ai pas encore de métier assuré mais je suis volontaire et très travailleur.
- A votre âge, je ne possédais rien moi-même et je vivais d'expédients. L'aisance vous l'obtiendrez petit à petit. Marseille vous offrira cela.Je vous apprécie, cherchez à développer vos qualité, ensuite nous aviserons...
Tout compte fait, Louis, gauche et embarrasé se tut puis il demanda à partir pour changer d'emploi. Il avait été employé dans les environs de Marseille comme ouvrier agricole. Il préféra porter ailleurs ses compétences. Mais il resta en contact avec le personnel. Il y avait aussi en pls de Paméla, Emilie et sa soeur.

Emilie lui portait beaucoup d'attention, il la trouvait pour sa part bien charmante, courageuse mais un peu grande, un peu âgée pour lui et très protectrice, voire dominatrice. C'est une autre amie qui lui avait assuré qu'avec Emilie il serait heureux.
Plus tard aussi Georgine avait connu son futur mari :
- Comment tu t'appelles ?
 Moi c'est Emmanuel
- Enchantée, moi, c'est Georgine.
- Tu viens d'où ?

- Oh ! Tu n'as sans doute jamais entendu parler de mon coin perdu ! C'est en Ariège.
Il s'arrêta net de marcher et lui demanda :

- Et toi, tu connais Villars le terroir ? C'est en Suisse :
Il était Suisse mais il venait de fêter sa double nationalité.
- Tu es vraiment mignonne finit-il par dire un soir.
Georgine se mit à rire.
- Les hommes disent tous cela et ne sont pas nécessairement de bonne foi.
Emmanuel, piqué par la jalousie considérait déjà toute l'existence de Georgine comme un dû. Il répondit :
- Parce qu'il y en a déjà beaucoup qui te l'ont dit ?
- Quelques uns fit-elle ambigûe. Et comme je sais que je ne suis pas si jolie que ça !!
- Mais moi, je te l'avoue du fond du coeur.
Cette franchise était elle vraiment franche ? Pourtant, pour une fois le gars lui parut sincère, loyal. Elle tenta cependant:
- Les autres aussi se disaient sincères!
Désemparé Emmanuel tenta encore. C'était comme attraper une amarre:
 - Je n'ai aucune facheuse intention, je ne veux pas être séparé de toi, je t'aime tout simplement dit-il dans un souffle.
Selon une récente habitude, Georgine était tout sourire. Les compliments sur ses robes la touchaient. Le regard d'Emmanuel brûlaient d'une ardeur preque folle. IL n'était pas comme les autres, des voyous. Ses yeux ne glissaient pas furtivement et moqueusement  vers l'échancrure de son corsage. Peu à peu ele lui fit confiance. Elle tressaillait en le voyant, sa laissait caresser par cette voix chaude et ces mains douces


Maintenant Georgine, au contraire de Louis pliait et rangeait ses affaires avec soin au pied du lit de bois, pour garder ses vêtements corrects, avant de s'allonger. Elle travaillait moins et prenait un air de plus en plus distrait. Les affaires prospéraient, mais elle souhaitait plus d'argent.
Louis finit par lui proposer que chacun garde sa propre recette. Il commençait à trouver les filles trop dépensières. Julie avait voulu retourner en Ariège et le voyage avait coûté cher. Maintenant Georgine fréquentait son amoureux suisse ! Il lui fallait être belle et il n'approuvait pas sa façon de vivre, un peu exagérée pour leurs revenus. Elle se retournait plusieurs fois vers Emmanuel lorsqu'elle partait avec un grand sourire. Il lui envoyait un baiser avant de disparaître, emportant le souvenir agréable de son parfum.
A l'heure où le travail finissait, où Georgine allait retrouver Emmanuel, tandis que la foule s'engouffrait dans les bars, ils eurent une discussion. Chacun garderait l'argent qu'il obtenait par son travail et chacun vivrait de so côté. Elle devait se marier.

Il fallait retourner dans l'Ariège présenter les élus aux parents dans l'Ariège.
Après un long voyage, ils retrouvèrent les parents dans les champs.
Louis leva les yeux sur le ciel bas , menaçant. D'énormes nuages gris s'accumulaient au-dessus des montagnes et obscurcissaient la vallée. Puis tous allèrent rejoindre le père et la mère bien vieillis. Ils s'étreignirent maladroitement et se séparèrent gênés, devenus presque des étrangers amenant des inconnus. La mère, cependant très émue, resta un ong moment sans parler, puis les prit les uns après les autres contre elle.

Louis de son côté vivait maintenant avec Emilie, il la suivait des yeux, le soir ou le matin avant d'aller travailler, tandis qu'elle évoluait dans le petit appartement. Près de cette femme qu'il caressait et qui contentait sa chair il ressentait tout de même un peu la solitude du déracinement. Mais le patit appartement s'emplissait de l'odeur de son parfum tandis qu'elle préparait les repas. Elle lui ôtait des mains la cafetière :
- Tu es trop maladroit pour faire un bon café lui lançait-elle taquine et déjà maîtresse de maison...
Louis la regardait agir, émerveillé qu'une femme pût tout à coup donner à son logis l'animation qui lui manquait. Il admira la précision de ses gestes qui lui rappelaient ceux de sa mère Marie.

Un moment, elle s'accorda le plaisir doux amer d'évoquer l'image du bien-aimé disparu. Non pas celle des derniers instants, mais celle de leurs belles heures de passion, quand son mari rayonnait de tendresse et de force et qu'elle s'en grisait au point d'oublier ce qui n'était pas elle. Dieu qu'ils avaient été heureux ! Plus peut-être que s'ils avaient pu vivre ensemble le lent cheminement des jours où se révèlent les caractères profonds et où s'usent trop souvent les illusions. Ils n'avaient connu l'un de l'autre que le meilleur.. Bien souvent, Georgine avait essayé d'imaginer Elie vivant auprès d'elle sans y parvenir vraiment.

C'étaient tous des Méridionaux du Sud Ouest. Ils avaient le visage fin, des cheveux bruns, des yeux clairs au regard franc, l'accent du pays et une voix sonore. La bonne humeur était pour le moment de mise mais pas toujours. Ils avaient compris une théorie sur l'influence de l'enfance et des lieux de la première éducation sur les humains.  Ils reflétaient dans leur comportement les contrées pauvres de leur enfance. Mais cela leur donnait la vigueur aussi de chercher à s'en sortir.
Elle avait même souhaité une photo de son premier fils où on le voyait nu et souriant, assis sur un oreillé en dentelle. Il avait à peine six mois et il en paraissait 12, preuve incontestable de son héritage paternel Suisse et du bien-être revenu parès la guerre..
Son mari, le père de son bébé avait été transporté d'urgence à l'hôpital et opéré à chaud pour une appendicite aiguë. Malheureusement, la péritonite s'était déclarée et il  était mort en hurlant : " Je ne veux pas mourir "..

Après la mort de son père, sa mère était restée faible, bronchiteuse. L'accouchement et la naissance du second fils et de la fille, n'arrangea pas sa santé.
- Vous vous rétablirez avait dit le médecin et avec les années, vous apprendrez à oublier. Il vous reste vos fils. Pour eux, il faut que le souvenir de votre mari, je ne dis pas qu'il doit disparaitre, mais s'estomper peu à peu. Leur bonheur de petits garçons comme le vôtre d'ailleurs en dépend.
- La maison sans lui n'est plus qu'une coquille vide.

- De ce
père disparu, il vous faudra  apprendre à vos fils à en chérir le souvenir mais pas en faire un obstacle à leur épanouissement. Il leur faudrait un père, un père aimant et solide. Ils devront à ce nouveau père de ne pas avoir gardé de cicatrices de la mort du leur.

Et  quelqu'un pouvait-il comprendre ce que c'était qu'être seule responsable de tout, avec deux enfants et trimer tous les jours.

Roger s'était attaché à l'image de ce père trop tôt disparu. Et ainsi à mesure que grandissait en lui la silhouette de ce père au visage de plus en plus flou, se développait un besoin de s'identifier à ce souvenir. Leur mère avant de sombrer dans l'alcool et de mourir d'une affection des poumons les avait en quelque sorte négligés, délaissés et avait refait sa vie. Que savait-elle de cet homme lorsqu'elle l'épousa ?  Trop malheureuse et trop promptement séduite, elle n'avait pas cherché à en savoir bien long. Elle était seule avec deux fils, déjà lasse, assez misérable...Mais cet homme avait un passé déjà lourd. Il avait trop bu, querellé... Très rapidement Georgine dut se résigner et elle sombra vite dans la mélancolie.

Mais elle ne disait pas tout, cet homme qui devait la sauver de la misère croissante, gagnait finalement peu d'argent. C'était comme disait l'oncle :
- un picolo qu'on pourrait suivre à la trace par vent contraire, une brèle finie, le genre qui se casserait les deux bras  de crainte d'en faire trop. Il n'y a qu'un outil qui ne le fatigue pas, c'est la bouteille.De plus il accaparait tout ce qui était à elle, et le peu qu'il gagnait lui-même, il le dépensait en alcool,  l'entrainant peu à peu, dans ses dérives.

Avec ce genre d'oiseau rare, la mère fragilisée par une toux tenace et par ses grossesses avait dû se mettre au travail. Elle servait ou faisait la plonge dans des restaurants.
- Autrefois, quand je l'ai connu, il ne buvait qu'un verre disait-elle en baissant la tête, puis il a pris l'habitude de boire plus, de se rendre aux bars du quartier dès l'ouverture, maintenant lorsqu'il rentre il est passablement éméché..


Le beau père non seulement était ivrogne, peu travailleur et malgré cela d'un orgueil frisant l'arrogance et il avait un caractère vindicatif. Elle ne supportait plus les menaces de saisie, la misère qui s'incrustait, les querelles de voisinage à cause de l'ivrogne. Ses yeux froids fixaient la mère de façon hautaine et ne faisaient qu'effleurer les deux garçons avec insolence comme s'ils n'étaient que des objets sans importance.
Elle avait essayé de diminuer les provisions de vin et d'alcool à la fois pour économiser et pour diminuer les beuveries. Toujours est-il qu'il avait réussi à boire ses réserves, à boire ce qu'ils avaient gagné autrefois avec le père et même à vendre pour boire. Les scènes de ménage se multipliaient et les deux garçons n'aimaient pas se trouver au milieu d'elles.  Certaines personnes arrivent à être contrariées si l'on ne boit pas autant qu'elles. Elles se sentent accusées parce qu'elles boivent trop ! La mère, dans son nouveau foyer, avait fini par boire à son tour un peu, puis un peu trop. Mais elle avait cela de bon, elle n'avait jamais dit un mot contre leur beau-père, mais on voyait bien qu'elle souffrait. Les enfants de leur côté avaient compris qu'en parler serait comme mettre lourdement les doigts sur une blessure.
R avait dès l'enfance assisté à de nombreux témoignages de la cruauté humaine. Son père adoptif lui semblait un monstre sans cœur ni entrailles. Il manipulait sans soin des objets que leur vrai père avait chéris. La vie de sa mère, depuis la mort de son père était devenue un enfer et R. l'aîné en était bouleversé.  Il ne disait rien, mais par son comportement, il appelait " au secours ". Mais dans ces temps de misère, personne n'entendait ! Une urgence chasse l'autre. Pour sa mère il n'en était pas une. C'est près de son oncle et de sa tante qu'il trouvait parfois refuge. Ils n'avaient pas d'enfant. Quand Roger venait les voir, il lui expliquait le comportement des plantes, de certaines espèces frêles qui exigeaient des soins méticuleux et naissaient avec l'aurore, soulevant de leur tête délicate le tapis craquant de l'écorce terrestre.

L'oncle Louis vivait désormais dans une villa. Il travaillait pour l'octroi et possédait un jardin tel qu'il l'avait longtemps rêvé. Pour eux il était comme un jouet, un moment agréable comme les réussites qu'ils faisaient le soir sur la table de la cuisine avant d'aller se coucher.
Elle ne faisait jamais la moindre allusion au nouvel enfant attendu devant les garçons. Elle savait trop ce que coûtait à son aîné, souvent révolté et souvent maltraité par son beau père, de la savoir enceinte de lui. Mais avait-elle jamais cherché à savoir ce qui se cachait sous le front de ses enfants ?
En effet, avant de mourir, elle avait eu en plus de R. et de C., deux autres enfants, un garçon et une fille dont cet ivrogne était le père.  Le dernier bébé lui, pleurait souvent dans son coin.

Quand son beau père lui adressait la parole il aurait suffi de voir la bizarre flamme que l'enfant avait dans les yeux et qui ressemblait au feu qui sort d’une carabine, quand elle tire pour comprendre qu'il ne le supportait plus ! Il devenait insupportable.
- Pourquoi as-tu mis du désordre, pourquoi as-tu dévasté la cuisine ?
-  Nous nous sommes amusés. Nous avons le droit de jouer.
- La gifle retentissante faillit étourdir le garçon.
- Tu n'as aucun droit dans la cuisine et même dans la maison, uniquement des devoirs. Tu manques de respect même envers ta mère. Pour jouer, allez dans la rue.
Les larmes que Roger n'avait pas versées étaient demeurées enfouies au profond de lui-même, d'où elles devaient rejaillir, transfigurées par une mystérieuse opération alchimique en une rage féroce qui devait déferler périodiquement, telle une coulée de lave, sur ses proches, dans l'avenir. Garçon hargneux, les choses allèrent en empirant à mesure qu’il grandissait. Son animosité devenait presque palpable
. Il partait avec son frère vers le port pour atténuer sa colère dans la foule et le rêve. L'enfant rêvait devant les paquebots qui s'évadaient  partant chaque semaine à la même heure vers la Corse ou ailleurs. Il ne connaissait pas encore son destin et combien il haïrait plus tard la mer et les bateaux. Il observait le travail sur les digues d'accostage. Il admirait les bateaux amarrés, immobilisés parmi les gréements qui se balançaient au rythme de la légère houle, arboraient des pavillons différents, des drapeaux de différents pays, lesquels flottaient, se détachant nettement parfois sur l'ampleur d'un ciel bleu mais aux colorations changeantes en fonction de l'heure,  parfois sur un ciel nuageux à l'architecture cotonneuse mobile.
 Elle vivait malade et recluse dans leur nouvelle maison misérable. Tout le monde la bousculait jusqu'à l'injurier. Son mari buvait, les grands garçons  lui reprochaient de s'être remariée. Et elle qui avait été si douce, devenait acariâtre. Elle aussi avait déjà tant souffert. Elle endurait maintenant en plus de leurs traitements cette tuberculose qui l'alitait souvent et la déchirait.
Elle avait adoré ses enfants du temps de son premier mari. Maintenant,  malade, elle n'arrivait plus à se dévouer, à donner tout son être sans même envisager qu'un jour cela lui soit rendu. La pauvreté, l'incertitude du lendemain lui ôtaient le plus clair de sa force, ne lui laissant de cœur que ce qu'il faut pour s'occuper des deux petits, Émilie et sa sœur. Elle chérissait encore naturellement son aîné, mais elle ne pouvait plus s'en occuper. Elle parvenait encore en épuisant ses réserves à trouver en elle juste un peu d'instinct maternel pour ces deux plus petits. Mais Casimir, l'enfant né après la mort du père n'avait jamais eu sa place dans un cœur que le malheur avait rétréci. .Elle fut de plus en plus indifférente au sort des deux plus grands. Roger et son frère erraient longuement dans les rues de Marseille et ne revenaient à la maison qu'à la tombée de la nuit, pour avaler quelque chose et dormir sans avoir prononcé plus de dix paroles. Ils couraient à l'heure de rentrer par crainte des coups de baguettes qui s'abattraient tout à l'heure sur leurs épaules  et dont tous deux avaient une expérience suffisante, si les parents n'étaient pas assez soûl pour ne se rendre compte de rien. Tous étaient devenus taciturnes et personne ne réagissait, chaque adulte étant plongé égoïstement dans ses propres problèmes.

Les visites à l'oncle et la tante étaient par contraste des moments extrêmement doux que l’enfant gardait au fond du cœur précieusement pour les savourer lorsqu’il se trouvait seul. Il les imaginait dans la cuisine, le lieu selon lui le plus douillet et le plus accueillant du monde. Il n'existait pas de meilleur endroit. Les plus agréables souvenirs de sa tendre enfance avaient pris place dans cette pièce où il aimait jouer en écoutant les adultes, cependant que sa grand tante vaquait à ses occupations. L'atmosphère embaumait toujours les fines herbes et les épices pour relever ragoûts et fritures. Elle faisait comme personne les tomates à la Provençale.
L'oncle et la tante étaient de ces gens rares qui bien qu'il sachent ce que souffrir signifiait, ne cédaient jamais face à l'adversité.


Cette tante aimait déjà R comme son fils. Mais avait du mal à apprécier Casimir...C'est une injustice blessante lorsque dans une famille une mère ou une tante admettent qu'elles ont de tout temps préféré l'un des enfants.

- Entends-tu les cigales dit Casimir?
- Oui, elles se réveillent
alors que nous nous endormons ! Quelle belle obstination que la leur n'est-ce pas ?
- Casimir le regarda étonné. Roger poursuivit :
- Savent-elles seulement pourquoi elles produisent ce chant  ! Les cigales ne résistent pas à leur sort. Je n'ai pas envie de leur ressembler.
Casimir je vais fuir. veux-tu venir avec moi ?
Casimir semblait effondré par la révélation de son frère. Il avait un peu son caractère bougon, revêche, mais là, c'était trop différent.

Son beau-père tirait de ses poches un mouchoir dans lequel il émettait un bruit semblable à la trompette du jugement dernier et sa montre qui lui servait uniquement d'alibi pour s'éclipser. Il la regardait avec une brusque inquiétude bien simulée, avant de tourner vers la mère un œil navré. R. qui suivait avec habitude ce manège comprenait.

Il avait saisi une conversation sur la misère du couple. Il était petit mais il comprenait à demi-mots. Ils allaient se séparer des deux enfants les plus grands, Casimir et lui. Sans un regret ?  Quel homme était son beau père ? Quelle mère était-elle donc cette femme qu'il ne pouvait s'empêcher d'aimer ?
-  Je n'ai pas choisi d'être le père de ces deux enfants. Tu me les as imposés. Aucun forçat n'aime son boulet et en plus je n'ai pas de travail.

La brutalité des paroles frappa le petit garçon. Voilà tout ce qu'ils représentaient pour ce couple ? Jamais encore Roger ne s'était senti aussi seul, aussi misérablement abandonné. Une larme se noua dans  sa gorge contre laquelle il lutta... Il ne voulait pas pleurer
  On peut mourir de faim ou de froid, mais si l'on en réchappe, on oublie son mal. Mais quand on aurait souffert qu'un seul jour de la honte, on en meurt toute sa vie. Ces paroles de son beau-père, certaines gifles, les regards méprisants devaient le brûler toute sa vie et la brûlure se  réveiller à chaque nouvelle humiliation. R. déjà attaché à sa tante n’accepta jamais celui qui demeura pour lui un intrus. Il préféra renier sa famille.
Un jour il en eut assez de servir de matériel de frappe pour défouler son beau-père. Il ferma la porte à l'espérance d'une amélioration de leurs rapports. Peut-être aussi parce que sa mère lui refusait l'affection dont, comme tous les enfants, il avait un besoin vital,  peut-être parce qu'il vivait désormais ente une mère toujours malade, un père brutal deux frères et une sœur à peu près sauvages, il avait fait une fugue, traversé tout Marseille à l'âge de 6 ans pour rejoindre sa tante et son oncle. Que se passe-t-il dans la tête d'un enfant révolté de 6 ans ? Peut-être avait-il fui volontairement pour ne plus voir sa mère souffrir, se dégrader et oublier son père dans les bras d'un autre qui ne l'aimait pas vraiment ? Peur-être cette fuite était-elle une preuve d'amour envers sa mère ?
Aucun membre de la famille n'était heureux. Georgine regrettait la vie simple de Saurat dans une famille normale, unie, celle qu'elle avait connue enfant.  Elle avait trop l'impression de vivre une vie prêtée par son nouveau mari.

- Tante, je veux rester avec toi.
La tante, en contemplant ce tout petit personnage devant la porte avait eu après coup une grande peur. Émilie  eut la sensation que quelque chose s'agitait en elle, quelque chose qui
avait des ailes et qui cherchait à se libérer. C'était comme si une naissance s'était préparée à son insu dans le secret, née d'une conspiration entre son cœur et son esprit, une force inattendue qui se levait et qui ne lui demandait pas si cela convenait. Avec une espèce d'appréhension, elle avança un doigt précautionneux et, tout doucement, avec la légèreté d'un papillon, si inattendue de la part de cette femme costaude, elle toucha l'une des petites mains. C'était un geste timide qui n'osait pas encore s'avouer caresse possessive…. Mais brusquement la menotte s'anima, écarquilla ses petits doigts et les referma sur celui de sa nouvelle mère, qu'elle retint prisonnière avec fermeté.
Alors quelque chose craqua en Émilie, elle qui n'avait pas pu avoir d'enfant. C'était comme une fenêtre brutalement
ouverte par un vent de tempête et la chose qui se débattait en elle prit son  vol l'inondant d'une joie presque douloureuse à force d'intensité… Des larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à couler le long de ses joues, petit ruisseau rafraîchissant. Qu'importait maintenant la manière dont cet enfant avait pris possession de sa vie et dont, minuscule et impitoyable tyran, il avait exigé son amour ? Elle découvrait avec une stupeur émerveillée qu'il était sien, et qu'elle le reconnaissait pour tel.

-Tu as été très imprudent. Comment n'as-tu pas compris que c'était dangereux ? Qu'est-ce qui a bien pu te passer par la tête ?
- Quand maman est à la maison, ce qui est rare, elle a toujours quelque chose à faire avant d'aller se coucher :  vêtements vaisselle où alors  elle est malade...Le beau père lui va au bar, revient saoul et va se coucher...


Ce soir-là, debout de chaque côté du l'oncle et la tante retenaient leur respiration et s'interdisaient le moindre mouvement, regardant seulement s'accomplir sous leurs yeux ce miracle de l'amour qui s'éveillait en eux.
Il était resté alors que son frère était envoyé à l'orphelinat et était devenu sombre, muet et fermé..
Dans sa nouvelle famille, on discutait tranquillement des travaux de leur maison, des nouvelles apprises le matin dans l'impasse. Une bonne odeur pleine d'affection, s'élevait des marmites où mijotait à feu doux le repas.
Chez sa mère, la soupe était comme l'air de la ville qu'il respiré près des bateaux. Elle n'avait pas vraiment d'odeur, pas vraiment de goût. Il n'y reconnaissait rien. Il n'y trouvait pas le délicieux picotement du pistou, la douceur ds légumes frais, parfois, la suavité des tripes cuites. La soupe entre dans sa bouche et dans son corps, et c'est soudain tout l'inconnu de sa vie nouvelle qui entre en lui.

Dans cette zone de bien-être, le garçon vivait uni à l'âme du foyer que des mains attentives entretenaient et continuèrent à entretenir jusqu'à son adolescence. La tante était bavarde comme une pie mais l'oncle quoique affable comme les gens de la campagne, se montrait plus taciturne. L'expérience de la misère dans son enfance lui avait enseigné la réserve comme une vertu indispensable.
Il avait tiré un rideau opaque sur son passé. Parfois il s'entrouvrait et avec un peu de tristesse, les remous de sa vie passée surgissaient, mais aussitôt il les faisait reculer derrière le rideau, dans les brumes du souvenir, loin, très loin, dans l'espoir qu'il fût impossible de s'en souvenir. Souvent, la mère se contentait d'envoyer de ses nouvelles à ses premiers enfants. Son nouvel homme gagnait sa vie et celle de sa nouvelle famille. Cependant, peu de temps après, sa mère très malade le fit savoir à l'oncle, son frère. Il lui sembla que la mourante dont il n'avait guère connu que les moments avec son beau père et la maladie,  avait tout de même besoin de la présence de son fils. Son frère qu'il avait revu à l'enterrement était resté un écorché vif.

Au-dehors, les arbres du cimetière avaient encore un aspect hivernal et surtout des rafales de mistral  sifflaient et hurlaient entre les branches sombres des cyprès; Les enfants encore bien petits, ensevelis sous leurs vêtements de deuil semblaient ratatinés comme sous le poids d'un fardeau trop lourd. Pourtant tous gardaient cachée sous leur tête baissée, la même expression d'angoisse.
Pour Roger cette tristesse était ambigüe. Il ne se sentait pas son fils. C'étaient les bras de la tante qui l'avaient bercé tout enfant. Si Roger était triste, c'était juste aux premiers souvenirs de sa tendre enfance avec une mère non encore aigrie. Casimir de son côté était plutôt révolté. Il était le moins favorisé par le sort. Les deux plus petits pleuraient et avaient avaient peur; une peur voisine de la terreur à l'idée de rejoindre Casimir à l'orphelinat.
Tandis que le prêtre disposait les menus objets nécessaires à l'office et entamait les prières, Roger donnait machinalement les répons.
La famille se dispersa et, seul Roger resta chez sa tante, cette nouvelle mère dont il n'était pas le fils mais qui faisait de son mieux.
 
Pourtant, il eut auprès de son oncle et de sa tante une enfance paisible. Son oncle lui trouvait plus de raisonnement qu'on en a ordinairement à cet âge et il était aimé. Il n'était pas pourtant un enfant gâté.
La mort de sa mère n'arrangea pas le caractère de Roger. A l'école il distrayait ses camarades et répondait parfois de manière insolente.
Les rares fois où il revoyait son frère qui sortait rarement de l'orphelinat, c'était pour reprendre le cours de leurs sottises. Ils avaient pris l'habitude de cacher des cigarettes dans les haies de  certains jardins. Casimir fourrait une main dans les arbustes ou les buissons, fouillait un moment, puis en ressortait un paquet de cigarettes enveloppé dans une toile plastifiée.. Bien que légèrement humides, elles ne prenaient pas vraiment l'eau.. Après plusieurs ratés, et de nombreuses allumettes gâchées, ils allumaient une cigarette, non parce qu'ils aimaient fumer mais parce que c'était s'opposer aux adultes et fumaient une ou deux bouffées en toussant, puis replaçaient leurs trésors.
. On obtenait tout de lui par le raisonnement et la douceur mais il n'était pas naturellement docile et sa nature comportait toujours un fond de rébellion que le développement de son corps ou l'usage de l'autorité sans raison réveillait..
- Il faut lui infliger de sévères punitions.
- Soit, mais il me rit au nez et puis c'est un orphelin qui a été malheureux.
- Je m'occuperai moi-même de le remettre dans le droit chemin, à la maison, affirma l'oncle, mais j'exige qu'il respecte ses professeurs et travaille correctement.

Avec l'adolescence, ses songes devinrent brutaux. Sa virilité naissante l'emportait dans des abîmes insoupçonnés d'où il émergeait au réveil, haletant, inondé de sueur et le cœur cognant lourdement dans sa poitrine. Ces malheureux rêves le laissaient plein d'angoisse et de honte. Comment en parler à un oncle et une tante pour lesquels il n'était plus le petit garçon blondinet plein d'espoir et qui avait besoin d'affection ?
Quand au plus profond de la nuit, Roger quitta la maison de fille, il se sentait les jambes molles et le corps las mais l'esprit extraordinairement clair et libre. Il ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison l'église faisait un crime d'une chose aussi simple, aussi naturelle et aussi délicieuse que l'amour. Et il éprouvait pour celle qui venait de le lui révéler, une reconnaissance bien proche de la tendresse. Tout était silencieux et le froid mordait plus vif. Il se mit à courir pour se réchauffer. mais où aller? Pas chez l'oncle et la tante à cette heure-ci...
Il avait son diplôme de chaudronnier sur cuivre. Mais porteurs de grosses pièces, chefs d'équipe, ouvriers costauds et bruyants le bousculaient, lui l'adolescent débutant, sans cesse. On lui faisait faire surtout les corvées, charger, décharger d'énorme charrettes tractées par un cheval blanc, pas toujours facile à faire obéir. De plus, il fallait souder, enlever les copeaux et les déblais, tout entasser manuellement sur les fardiers. Lorsqu'il prenait du retard, il se faisait joliment secouer !
Quand j'aurais quelques économies pensait-il, je pourrai changer de travail. Je ne veux plus être le serviteur des autres.
Sa tante l'exhortait au calme.
- C'est comme ça, désolé, je n'apprécie pas de bosser pour des salopards.
De plus il commençait à sortir sans dire où il allait
- Tout de même, à mon âge, s'emportait Roger! Je n'ai pas à leur rendre des comptes !
-Si tu travaillais, mais tu n'as pas encore d'employer régulier !
- Je ne sors pas souvent !
- Je n'aime pas non plus le répertoire que tu es en train d'acquérir. Tu jures trop souvent. Rien ne va plus !. Y a-t-il une fille qui t'intéresse vraiment ?
Roger ne protestait pas. Il en était conscient tout ce qui portait robe ou cheveux longs lui semblait digne d'intérêt.
Tandis que la vieille tante s'indignait du langage de plus en plus imagé de Roger
- Et si je m'engageais comme le conseille mon oncle ?
La tante ne dit rien. Roger s'assombrit. Il avait pourtant atteint, selon lui, cette période plus stable de l'amour. Il eût voulu que le passé s'efface aux yeux de sa tante. Il eût voulu s'assagir, mais la guerre était proche, la vie était courte, aussi convoitait-il les jeunes filles.
Il était encore bien jeune, il se sentait intimidé, farouche en face d'une jeune fille. Au début même, l'idée qu'il éprouvait des sentiments identiques pour plusieurs lui fut odieuse, l'une se superposait à l'autre et révélait déjà la croyancee inculquée sur l'idée de fidélité/ Puis, refusant de se blâmer, pensant à la vie, à la guerre proche, il en conclut que la passion avait le droit de germer en lui et varier selon les saisons de sa pensée.
Mais toutes les filles ne réagissaient pas de la même manière. Attiré par des physionomies rieuses, à l'apparence douce, il croyait pouvoir étreindre ces demoiselles. Mais il y en avait qui le repoussaient fermement et le sourire bouleversant, chaleureux même, se transformait en un rictus froid.

- A l'armée, tu seras un serviteur aussi, répondit celui-ci et cela peut durer indéfiniment. Mais au moins tu auras un boulot et je ne veux pas te revoir trainer sans rien faire.

Comme un voyageur qui explore l'état de ses bagages et le fond de sa poche avant de se lancer sur les chemins, Roger, assis les coudes aux genoux passa la revue de ses connaissances et de ses possibilités. Sa culture, était honnête quoique sans éclat. Il avait bien un métier mais très pénible et dont le diplôme avait été choisi sur un coup de tête. Certes il possédait de la vigueur, une vigueur au-dessus de la moyenne, mais il ignorait encore tant de choses. Il était temps de changer de direction. Urgent même compte tenu de l'ultimatum de son oncle et de sa tante.
Le mariage à cet instant lui parut essentiel comme l'exitence elle-même. Décidément son oncle avait raison de lui rappeler le droit chemin. La pensée qu'il gaspillait sa jeunesse l'attrista, une compagne fidèle lui apporterait sans doute plus de bonheur ou des joies non encore éprouvées. .

Dans le grand désordre du printemps où les nuages charriaient sans arrêt des orages alternant avec un soleil radieux, Roger, se posait toujours des questions. Il avait alors la satisfaction de gagner de l'argent, d'avoir un maitre exigeant mais qui éprouvait pour lui de l'amitié. Ce n'était pas une étape si malheureuse. Difficile, oui... Et en plus, l'inquiétaient les premiers émois devant de belles et fougueuses filles.
Les traits étaient nets et fiers. Les maxillaires avaient de la puissance et sous les sourcils broussailleux, les yeux verts avaient parfois des reflets glacés. Tout dans ce garçon à l'allure nonchalante proclamait cependant  l'ardeur, la vitalité et la séduction d'un être difficile à discipliner.
Il frappa à la porte. Le battant de chêne noirci par le temps, s'ouvrit en grinçant. Un homme assis derrière le bureau, écrivait. A l'entrée du jeune homme il releva des yeux fatigués derrière de grosses lunettes de fer, ébaucha un sourire puis sans cesser son travail, murmura :
- Asseyez-vous, jeune homme ! Je suis à vous dans un instant.

Roger, accablé par ce qu'il considérait comme sa condamnation, baissa la tête et, sans avoir le courage de saluer, quitta le cabinet.

A 16 ans, il dut s'engager comme mousse sur un cargo. Il apprit quelques rudiments des armes... Comme la plupart des jeunes de l'époque, dans son enfance, il s'était vu épargner les corvées du ménage grâce au labeur incessant de sa tante, toile de fond de toute sa jeunesse depuis l'âge de 6 ans. Chose qu'il n'avait pourtant jamais vraiment remarquée. Ce ne fut qu'au cours de son service militaire qu'il s'aperçut que son lit ne se faisait pas tout seul chaque matin, et que s'il laissait un lavabo sale, il le restait. Il espéra trouver une femme qui trouverait assez de temps pour s'occuper de certaines tâches.

Il essaya de s'envelopper plus étroitement dans sa pèlerine. Des travailleurs de tous pays, étaient entassés dans l'entrepont comme des marchandises. C'était un lieu où les conditions sanitaires étaient déplorables. Des ouvriers en blouse stationnaient dans la cambuse, un joueur de harpe en guenilles se reposait accoudé sur son instrument. Ceux qui s'approchaient du bastingage s'emmitoufflaient frileusement dans des châles. Roger pour une fois abandonna sans plus attendre l'ouvrage entrerpris, ils approchaient du port.



La guerre était proche. Puis elle était vraiment venue. Il s'était engagé trop tôt  pour  le service militaire et il allait être appelé, mobilisé par la suite. Il n'avait pas été une recrue exemplaire et s'était montré au fil des années tour à tour révolté et imaginatif dès qu'il rêvait de fuir cette prison qu'était la vie de soldat à l'approche de la guerre et en temps de guerre. En cumulant service militaire et guerre il allait faire 5 ans. Il avait eu tout le jour l'impression d'une catastrophe imminente. Il avait même sangloté, un long moment, désespéré. Puis  courageusement, il avait essuyé ses yeux rougis par les ultimes larmes de l'enfance. Il était prisonnier de sombres pensées qui l'empêchaient de dormir et que la guerre serait loin de guérir ! Las de se tourner et de se retourner dans son lit, il avait enfilé des pantoufles et une robe de chambre pour descendre dans l'intention de faire un  tour un jardin. Il n'avait personne sur la tête de qui s'appuyer, pas de parents assez chaleureux, même si l'oncle et la tante avaient été de bons parents, ils ne seraient jamais ses vrais parents. Demain il partait au combat il était si jeune par le fait de s'être engagé et d'être né un 31 Décembre. Il aurait aimé une tendre épaule maternelle et pouvoir lui dire tendrement, la nuit est si belle, viens me rendre mes forces et mon courage.
Il descendit jusqu'au port et demeura émerveillé par la splendeur du spectacle : hautes murailles de bois rouge, bleu ou chamois, poupes aux vitres constellées de reflets, les vaisseaux de guerre avec leurs figures de proue colorées et leurs pavillons chamarrés ressemblaient à des palais de rêve. Et puis d'un seul coup il vit le navire qu'il cherchait Il  était là  à quelques encablures. Des marins aux pieds nus larguaient les voiles basses ou hissaient les voiles hautes. Il entendit alors le cri des mouettes...Les mouettes, on en voyait souvent.  R.. aimait les regarder. Il prenait plaisir à suivre leur vol, restant de longues minutes à contempler ces filles de la mer et du vent. Les blanches voyageuses possédaient le pouvoir de le ramener au temps de sa petite enfance, sans qu'il pût opposer la moindre défense à ce souvenir douloureux, aux heures passées sur le port... à les observer ou à leur jeter un peu de nourriture. Il vit que le temps était gris, C'était pour lui un mauvais présage. ...

Mais quels rêves ? Ils allaient tous embarquer sur les superbes navires qui partaient fous d'honneur mais craignaient l'humiliation : allaient-ils mourir, déchoir ? Tous semblaient si pressés d' arriver sur le pont. Pressés d'aller où, je vous le demande ! Là où on ira tous un jour, mais ce devrait être le plus tard possible à leur âge ! Ils allaient presque tous allègrement vers le lieu indiqué par le capitaine, c'est-à-dire presque tous à la mort et inconsciemment. Il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser lorsqu'il voyait ses camarades si insouciants.
Il tâta ses poches, il sentit le paquet de cigarettes qu'il avait réussi à y glisser et cela le rassura un peu. Il ne fumait pas, mais une cigarette pouvait permettre d'accéder à quelques faveurs. C'est ce qu'il imaginait.
Dès l'embarquement terminé, les canons de départ sonnèrent. Les habitants, avec un bel ensemble se précipitaient vers le port, vers les meilleurs postes d'observation pour voir s'ébranler la flotte et son pesant convoi. Sous les mugissements des porte-voix, on halait les lourdes ancres. 


Le jour vint. Mauve d'abord puis rose tendre et il se chargea d'or et de pourpre à mesure que montait le soleil encore invisible. R. frissonna parce que cette aurore-là ressemblait à un couchant sanglant qu'il imagina comme une prémonition. Le vent se levait mais ce n'était pas le mistral, il venait de la mer et déposait un peu de sel sur les lèvres. Le jeune homme passa sa langue sur ses lèvres pour y vérifier le goût du sel.
- Que nous gouttions cet instant ne changera rien au sort de ceux qui vont courir des dangers.
- D'ailleurs il se peut que nous le soyons nous-mêmes en danger bientôt. Alors profitons autant que nous le pourrons de ces derniers moments de bien-être et de liberté.
Une heure plus tard la couleur du monde avait changé. Un paysage immense s'étalait maintenant sous ses yeux, sans plus de limites que celles du paquebot,  la mer infinie et monotone... Enfermé dans le navire, livré à l'incertitude des routes maritimes, prisonnier de son propre engagement, il scruta l'horizon où la brume marine effaçait les dernières images du port et par conséquent de la France qui s'estompait dans le lointain, et même de la paix... Il portait encore fièrement le berret au pompon rouge ! Il n'y eut plus que le grand souffle du vent et les proues plongeant dans la longue houle. Pourtant dans cet horizon mobile et instable où des hommes se battaient, il s'imaginait encore en héros de la liberté. mais cela ne dura pas non plus. L'océan se creusait de plus en plus, basculait au-dessous d'eux. Le bateau roulait, tanguait, se balançait. Les jeunes recrues qui vomissaient sans retenue semblaient se multiplier maintenant. Ils ne prenaient même pas le temps de courir jusqu'aux rambardes ou aux toilettes.


En arrivant sur le pont lorsqu'on l'exigeait de lui, il sentait la force du vent qui soufflait à l'arrière; la première fois il fut surpris. Son écharpe nouée négligemment s'envolait et ses longues mèches blondes tournoyaient autour de lui comme des lianes. Le pont désert s'élevait, puis redescendait. Après la chaleur des machines, il recevait le vent de plein fouet. Le navire fuyait devant les grains. Les vagues blanchissaient et, autour de lui, les cordages chantaient tandis que, dans le claquement des voiles, s'élevaient des murmures. Sur la dunette, qui communiquait avec le tillac par quelques marches raides, presque des échelons, il voyait l'homme de barre, bien planté sur ses jambes écartées, ses mains fermement accrochées à la roue du gouvernail. Enveloppé d'un caban de forte toile, il semblait faire corps avec le navire, et cela révoltait Roger.

Roger ne faisait que commencer à connaître ses premières souffrances d'adulte et de soldat. Le métier de matelot n'était pas de tout repos et le capitaine ne tolérait aucune désobéissance et leur menait la vie dure. Les pauvres " engagés étaient bien deux cents sur ce bateau : ouvriers ou paysans sans crédit. Ils devaient servir comme on disait. Il fallait tantôt être dans la chaleur des machines, tantôt sur le pont. Derrière eux, il y avait bien le spectacle du sillage écumeux où flottaient des déchets et des débris rejetés par le bateaux. Quelques mouettes, des goélands s'abattaient sur ces restes, puis aussitôt s'envolaient en poussant un cri perçant. Mais à cette période de l'année, sur l'océan, le vent dominait. Sur les ponts qu'il fallait lessiver, il faisait frisquet, parfois aussi très froid. Les vêtements des jeunes gens de corvée gardaient longtemps l'humidité  de l'assaut des vagues et des seaux d'eau par-dessus la transpiration due à leur séjour près des machines.

Le lendemain pour la première fois, Roger, ne se sentant pas très bien, refusa de passer de la chaleur des machines au vent froid et vif qui balayait le pont. Il dut faire un séjour en prison, dans les cales du navire. C'était l'époque où en France les jeunes filles dans les écoles tricotaient pour les soldats.

- Hé Louis. Ils ont débarqué
Louis, l'oncle de Roger suspendit son geste, posa son arrosoir.
- Ils ont débarqué, reprit plus fort la voix de son voisin.
- Où ça ?
- En Normandie, va écouter la radio, ils en parlent.
- J'y vais, mais ça va pas tarder à chauffer, prophétisa Louis.
- Le sang coule déjà là-bas, je te le garantis.

- Pourtant, c'est sans doute le salut qu'ils apportent.
- A quel prix ?
Chacun devant sa TSF y allait de son commentaire...
La guerre a de surprenants hasards. Celui de R avait été non d'être blessé, mais d'attraper une pleurésie. Cela durcit encore plus son caractère et il réussit à ne jamais rougir de ses écarts. La vie était dure, il serait dur avec elle.
Dans cette humeur, le retour en France ne fut pas ce que sa famille et lui-même avaient souhaité. Pouvait-il, au reste avouer à son oncle et sa tante que la maison, le quartier, la famille même qu'il avait si fort regrettés pendant ces années passées le plus souvent loin d'eux, décevaient ses souvenirs et ses attentes. Il avait conservé la mémoire de lieux verdoyants comme le jardin de son oncle, d'une maison claire, de  parents encore jeunes pleins d'entrain et attentionnés. Tout lui parut plus froid, plus sombre, plus revêche. Les femmes dans les quartiers des boutiques faisaient la queue munies de tickets de rationnement. Les filles ? Il n'aurait eu qu'à sourire vers chacune car il était beau comme un astre ! Il était pour l'instant tellement perturbé que ça ne l'intéressait pas, jusqu'au jour où il rencontra la jeune fille qui allait devenir sa femme. Ils s'aimèrent tout de suite, posèrent à touts moments chez les proches des questions sur l'enfance , l'adolescence de l'autre, sollicitant d'infimes détails, avec cette curiosité avide des amoureux. RM s'inquiéta de sa santé fragilisée depuis la guerre, mais elle restait persuadée de la sauver par la seule force de son amour et de ses prières..

Avec un frémissement de joie, il sentit contre sa joue la douceur de la joue de la jeune fille, la soie de ses cheveux contre son cou. Alors il osa la serrer davantage contre lui et elle ne protesta pas.
- Te revoir m'a donné un immense désir de refaire ta connaissance. Nous avons grandi, nous avons souffert et je crois... Oui, je crois bien que je t'aime.

Le phrase était sortie toute simple, aussi naturelle qu'un chant d'oiseau et Roger s'étonna que l'aveu qu'il faisait pour la première fois malgré ses aventures  eût été si facile. Elle posa sur ses épaules une main frémissante, se serra plus étroitement contre lui tandis que leurs bouches s'unissaient. Pendant une seconde l'univers bascula...
Ce fut elle qui se reprit la première. S'arrachant brusquement à leur étreinte fraîche et douce, elle couru jusqu'au portail de sa maison.

Par bonheur elle avait su résister, déjouer toutes les chausse-trapes ouvertes devant elle. Son sens de la vertu et la conscience de sa dignité ne l'abandonnaient pas.
La douceur de son foyer, n'avait pas atténué son caractère parfois vif. Il y avait eu peu de stabilité dans sa vie. Son parcours se résumait en une succession d'épisodes sans liens mais malheureux et dont le seul point commun était d'avoir laissé des souvenirs désagréables.
Le pays longtemps paralysé par l'occupant, manquait de ressort économique. Il fallait attendre des jours meilleurs pour voir poindre des emplois.
Les soldats revenus de la guerre, les enfants malmenés dès l'enfance par l'abandon et la misère restent longtemps comme des adolescents coupables envers leurs parents. Ils s'enfoncent dans la révolte contre tout et tous et surtout contre la société. Ils sont provocateurs à outrance pour n'avoir pas l'air de faiblir à leurs propres yeux. Les rudesses de la vie antérieure changent parfois même la rébellion en haine, alors qu'un mot de pardon pourrait amener jusqu'aux larmes. C'est peut-être sa fille que R. a le plus aimée, mais il n'a pas supporté de la voir plus tard s'éloigner.
- Tu as perdu ta fille avait-il dit à son épouse lorsque cette jeune femme avait connu son futur mari !
Pourtant peut-on dire qu'il s'était montré aimable avec elle. Ambigüe ! Car autour d'elle, envers ses amis, il a créé une atmosphère de rejet !


- Des escargots ? Comment peut-on manger des choses qui sont pour certains répugnantes.
- Il faut avoir eu faim.

Une gerbe d'eau lui coupa la parole. Elle fut d'abord trempée des pieds à la tête puis soudain recouverte d'eau. Sans la vigueur de la poigne de sa mère, elle n'aurait pas pu se relever.

Il était pris d'une véritable frénésie de savoir, achetait quantité de livres de toutes sortes : histoire, sciences, afin de combler le vide laissé par le fait qu'il avait arrêté ses études assez tôt et à cause de la guerre.

La vieille tante était toujours très belle, très digne, très fière mais ses cheveux étaient blancs. A la mort de son mari elle avait été désespérée et désormais son visage portait les traces de ses chagrins. Plus tard, elle était venue vivre chez eux. RM lui donnait son bain, l'aidait à s'habiller, la coiffait et la nuit écoutait parfois, dans la chambre voisine   dont la porte demeurait entrouverte, au cas où elle appellerait, prête à répondre au moindre appel.
Il aimait comme dans son enfance les plats de viande, les ragoûts aux arômes de tomate et de laurier, les tripes...
R. se targuait de ne pas être machiste mais il savait se montrer despotique et parfois cruel en famille. Il proférait des idées où il affirmait que bientôt les femmes domineraient... Mais au font de lui cela lui paraissait ridicule et il était bien machiste dans ses comportements. C'était un nomade de la vie qui abandonnait brusquement son travail. Il se disait malade, mais cela ne l'empêchait pas de courir après les femmes.Ce n'est qu'en présence de sa fille  ou de ses rares connaissances qu'il se stabilisait, se montrait compréhensif ou aimable. Sa fille était sans doute le seul être qu'il aimât vraiment et elle fut la seule à recueillir, à l'âge mur, quelques confidences..
Fidèle ? Rose-Marie n'en eût pas mis la main au feu. D'ailleurs en était-ce moins douloureux d'assister à son manège  ? Moins humiliant de voir se rengorger les femmes à ses sottes prouesses. Elle devinait les chuchotements, comprenait sans le montrer les insinuations, les plaisanteries, les racontars...
Pour lui, tromper sa femme... était-ce si grave ? C'est si peu de chose. Ces hommes forgés par la guerre se donnaient toutes les excuses.  Bien qu'il aimât sa femme, R. s'estimait contrainte et forcé par sa nature. Qu'est-ce qu'une étreinte rapide  de deux créatures un peu perdues dans la vie ? Sauf qu'il ajoutait parfois une grande amitié, un besoin de protéger, de se faire admirer, à ces relations et de l'exotisme ! Ils ont souffert, ils souffrent encore, l'amour du couple ne comble pas le besoin infini et deux créatures se réchauffent à leur propres souffles, se reconnaissent pour une seule nuit, peut-être deux... C'est comme de boire lorsqu'on a soif. Il n'y a pas de quoi faire de si grands drames ! Une poussée de désir, une fringale. Si peu de chose en vérité.
Il ne tenait plus que par un lobe de poumon. Il toussait, crachait, avait de l'emphysème et une bonne dose d'amertume et pourtant il durait et prenait soin de lui. Toute sa vie il dut veiller à ne pas prendre froid depuis sa pleurésie mal soignée. Même à l'époque des restrictions, à cause de sa fragilité, ils allumaient très souvent le poêle à charbon et il passait presque sa vie en manteau surmonté d'une écharpe..
  On aime toujours ce qui s'attache aux souvenirs d'enfance lorsqu'ils sont jolis..
La vieillesse est triste quand on est seul. Il en vint à l'âge où l'homme a besoin d'aide ou de tendresse pour faire l'amour, puis d'aide et de tendresse tout simplement. Il revint vers sa femme sans se poser de questions sur son attitude passée. Ses soins étaient un dû. Il était même persuadé que sa fille devait se consacrer à sa vieillesse et cette idée il l'avait bien ancrée dans la pensée de son épouse.
- Le malheur quand on devient vieux, c'est que personne ne vous respecte plus, on vous traite comme des gosses capricieux, vos enfants vous abandonnent...
Elle l'entourait pourtant des soins attentifs que demandait son état.

- C'est grave ?
- Oui, madame, Un abcès s'est formé...
- Est-ce guérissable ?
- Non, pas vraiment, on peut l'opérer. Cela peut durer
l avait mis de temps, des années... ce mal qui datait de la guerre. Il s'en allait de la poitrine.
 Roger était pour sa femme sa propre faiblesse. Elle se voyait seule dans le noir, elle ne voyait qu'une vieille femme lasse, si lasse... Elle était prête à tout. Rien ne le lui arracherait.
L'atmosphère de la chambre était étouffante. Il voulait tellement de chaleur. Des draps montait une odeur aigre.
Roger commença à tousser : sa quinte de 3 heures. Celle qui le faisait se lever errer dans la maison et crier :
- - les mouchoirs propres ! Marie ! Les mouchoirs où sont-ils ? Ils ne sont pas à leur place !
Ils y étaient, sous le livre qu'il avait déposé dessus !

Sa bronchite devenait chronique. Il regardait cette maladie comme une humiliation qui continuait de lui imposer sa déchéance. Lui, qui avait été sportif, costaud...
Roger réalisait que deux hommes en lui, se partageaient son être moral.  Deux hommes se partageaient son corps. Il y avait en lui la haine enfouie pour son beau-père. Ensuite la guerre et la maladie lui avaient inoculé sa laideur, ses marques de violence, son estampille, sa tentative d'immortalité. Tant qu'il serait en vie, il porterait cette méduse, ce nénuphar, comme l'héroïne malade de Boris Vian, dans sa poitrine. Il songeait chaque fois que son mariage lui apporterait la paix, que la naissance de son enfant également.  Mais il ne le serait pas. Cela ne marche pas de cette façon-là. Une fois que cette laideur vous a été inoculée, elle devient partie intégrante de votre être. elle bat dans votre cœur et sort en salissant tout. Cette laideur ne s'en va jamais. Il ne vous reste qu'à la contenir, la contrôler. Face à sa petite famille, ses veines charriaient ensemble la haine et l'amour. Il se sentait capable de les saisir par les cheveux, de leur cracher des mots cruels, de les humilier... alors qu'il les aimait. Il en demeurait humilié, secoué de fureur contre elles et contre lui-même. Pourtant lorsqu'il se retrouvait seul l'éducation de son oncle et de sa tante le rappelait à l'ordre. Il réalisait qu'il restait attaché aux enseignements de l'enfance et qu'en retrouvant son calme la crainte des choses apprises le réveillait.
Lorsqu'ils revenaient à Saurat, ils constataient que la friche et les ronces avaient envahi les vergers, les sillons et les prés. peu d'anciennes fermes survivaient encore
- Peut-être aimeriez-vous rester seule pendant quelques minutes avec votre père.
Elle tourna un regard hésitant vers la porte de la chambre, prise entre un sentiment d'obligation et une sensation très forte de mal-être, de gêne.
 Il lui prit le tricot qu’il posa sur la table. Tu vas faire filer mes mailles. Sûrement pas ! ma mère tricote aussi et j’ai appris à respecter son ouvrage.


Date de création : 12/12/2011 • 08:16
Dernière modification : 09/04/2015 • 07:29
Catégorie : Ecrire des romans
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