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Sur les Iles ( suite )

Sur les Iles ( suite )

Ce ne sont encore que des ébauches qui prennent sens et forme peu à peu....
 

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Écriture - Sur les îles
Manon se savait enceinte désormais. La nouvelle quand elle en eut conscience l'assomma. Son amour pour René, elle avait essayé de l'étouffer au plus profond de son cœur sous une couche de rancune. Et voilà qu'un rameau vivace poussait de cet amour qu'elle voulait anéantir. D'ailleurs pouvait-on parler d'amour après un tel acte barbare, si brusque et sans son consentement ! Elle alla jusqu'à une longue et étroite glace devant laquelle elle laissa tomber sa chemise et examina son corps avec l'idée que peut-être elle y trouverait un quelconque changement, mais sa taille était toujours aussi mince, son ventre aussi plat et ses seins exactement semblables à ce qu'ils étaient la veille.  Il est trop tôt songea-t-elle.
Il avait pâli affreusement lorsqu'elle lui avait annoncé sa grossesse. Ses yeux bleus très clairs étaient devenus durs comme de l'acier. Très lancé dans le monde, le jeune homme savait qu'il avait dès le début produit une vive sensation par son charme, sa tournure et son élégance, mais aussi par la finesse et la grâce de son visage. Il savait pertinemment qu'il n'était pas à sa place dans ce milieu des cafés concerts. Très vite après ce viol que Manon n'osa pas dénoncer, non seulement on le vit plus rarement mais encore, on le vit jeter des coups d'œil méprisants aux pièces et aux meubles assez délabrés alors qu'il les ignorait totalement avant la conquête de Manon. Il avait eu de la conversation, il avait fait montre du raffinement hérité de sa famille. Mais comme tous ses semblables de l'époque, léger, passionné et inconstant, il s'était montré incapable d'aimer fidèlement et surtout hors de la noblesse. Le cercle fermé de son milieu formait en principe le fond et le décor de sa vie.

Le comte réfléchissait depuis l'annonce par Manon de sa grossesse et il se demandait comment tout cela pouvait finir. Agacé, il était parti chasser dans les environs. Massacrer ses proies lui soulageait les nerfs et lui rendait la lucidité dont il avait le plus grand besoin pour d'éventuelles explications avec Manon. Il possédait également le plaisir de tuer. Maître de la vie et de la mort, il aimait foudroyer de sa toute puissance des créatures terrorisées. C'était le même plaisir pour lui que dominer de jeunes femmes. Si peu de temps il songea à la jeune fille, à son malheur ou à l'enfant ! Il espaça ses relations et demanda l'avis de son oncle et tuteur, à la recherche d'un soutien.
- Cette jeune femme ne comprendra jamais que je ne l'aime plus ! lui avoua-t-il.
- C'est sûrement la chose que les femmes ont le plus de peine à comprendre, sourit l'oncle. Laissez-là à sa mauvaise humeur, à son orgueil de fille vexée et jouez le jeu que vous impose son jeune âge ! On réclame des filles de ce genre pour peupler les îles. Là-bas sur l'île de la Réunion par exemple, ils manquent de femmes blanches. Ils ne doivent pas être très difficiles sur leur choix. Si un des hommes d'un village veut d'elle et s'occuper de l'enfant, nous n'en entendrons plus parler. Donnez-lui de quoi louer une paillote et de quoi survivre un certain temps avec son enfant. Après, elle se débrouillera. Après tout, ce ne sera pas la première foi que nous agissons ainsi.
- C'est vrai, mais elle était si jeune, si pure.
- Ce n'est pas aujourd'hui qu'il fallait le réaliser dit  sèchement son oncle.

Un mois après, la jeune femme vêtue de noir, la couleur du deuil de son cœur, pas encore résignée cependant, s'était arrêtée devant le grand manoir de René. Elle n'en connaissait même pas l'adresse. Il lui avait fallu se renseigner, faire des recherches... Construit en vieilles pierres polies par le temps, la résidence avait un grand toit d'ardoises. Le parc était recueilli, profond et mystérieux tandis que des bruits confus arrivaient de Paris, pareils aux notes bourdonnantes d'un orgue éloigné.
Elle fixait d’un regard triste la masse grise du grand bâtiment qui dressait non loin dans l’azur, l’orgueil menaçant de ses murs. Elle ne ferait jamais partie d'un tel château. Si elle l'avait vu avant, elle aurait compris et n'aurait pas donné possibilité de subir cet affront car elle se serait méfiée. Elle s'engagea sous la voûte des vieux tilleuls aux rameaux déjà verdis par les bourgeons du printemps. Le limon qui en composait le sol, depuis un certain temps gorgé d'eau, mélangé à de la terre était admirable de fécondité. De merveilleux arbres fruitiers poussaient derrière les arbustes de l'allée : poiriers, pêchers... Les rayons de soleil n'étaient pas au déclin et le vent en colère comme elle, s'écrasait contre les hauts murs du parc et des bois au loin. Elle marcha à pas lents sur la mousse des allées, entourées de parterres de fleurs, le long d'une pièce d'eau rectangulaire lançant dans les airs des jets d'eau, où la lumière jouait sur les gouttes et les rides du bassin. Elle se perdit au milieu de ce spectacle dans une grave rêverie riche d'angoisse.
Elle gagna l'entrée principale du château où un soudain regain du souffle violent fit voltiger le rideau de mousseline qui masquait la grande entrée. Elle vit qu'au rez de chaussée se trouvait le salon, très sombre pour l'heure, la salle à manger, un grand cabinet de travail entouré de bibliothèques aux rayons élevés, enfin, une immense cuisine au plafond voûté. Au fond, elle put admirer l'escalier à double révolution, aux rampes arrondies et aux marches de marbre. Dans chaque pièce, elle apercevait par les portes ouvertes un feu que par cette soirée de printemps, on avait commandé d'allumer et qui pétillait, crépitait dans les larges cheminées de granit rose. Celui du hall faisait par le mouvement de ses flammes, danser de grandes clartés au plafond.
Elle aperçut à l'étage, à travers la rampe, une enfilade de pièces aux meubles dorés, aux tentures lourdes et chatoyantes, aux riches statues, consoles, lambris... Partout ce n'étaient que superbes armoires, superbes buffets. Aux plafonds pendaient des lustres éblouissants qui éclairaient la richesse et l'opulence des rideaux et, les murs de l'entrée recouverts de glaces, les renvoyaient à l'infini.
 Manon était accablée. Sa tête tournait, elle ne fixa véritablement son regard sur rien de précis. Suis-je devenue complètement folle de me présenter ici ? Quel affront, cette humiliation supplémentaire, pour sa douleur, sa souffrance, sa misère... Elle qui avait longtemps vécu affamée, supportant froid, coups reçus et éternelle indifférence du père et des riches, elle s'apercevait qu'elle avait de la fierté.
Elle osa frapper à la porte. Un serviteur stylé vint ouvrir.
Une vieille dame, aux lèvres pincées, la reçut devant la cheminée de son boudoir, sans l'inviter à s'asseoir. Elle-même avait tiré son fauteuil pour s'installer au plus près du feu, exposant à la flamme deux petits pieds chaussés de souliers en satin noir. Tout en cette patricienne offensait et froissait la jeune fille : l'élégance de sa taille, la blancheur de ses mains, la riche simplicité de son costume,  son salut hautain et dédaigneux. Bref, l'hostilité de la vieille dame n'échappait pas à Manon. Si les regards pouvaient tuer, elle fût tombée morte ! Manon dut étouffer, avant même de s'expliquer, ses dernières illusions. Lorsqu'elle fut sure de la trahison du comte, elle demeura immobile, n'osant plus faire entendre sa voix dont elle redoutait l'altération. La flamme des lampes avait baissé, la lueur des flammes allait bientôt s'amenuiser comme celle de son amour naïf.

Elle était sortie de l'entrevue dans un état second mais tout de même en proie à une rage sourde. Elle mesurait seulement maintenant la distance qui existait entre René et elle et avec un profond désespoir, elle se reprocha d'avoir été assez folle pour lever les yeux plus haut que le rang que la société lui avait accordé. Dans ce milieu, elle en était consciente désormais, elle ne pouvait que rencontrer des visages hostiles.
Elle gardait peu de souvenirs de ce qui s'était passé ensuite...
Elle avait revu René fugitivement. Il semblait même agacé par sa présence en ces lieux
- Ne m'accompagnerez-vous pas dans cette île dont m'a parlé votre maman ?
- J'aurais pu,  mais il aurait fallu alors vivre près de toi sur ce vaisseau,  presque contre toi,  dans un espace réduit et cela pendant pas mal de jours ! Tu aurais réussi à me rendre fou et mon milieu ne me le permet pas, ton âge et ton besoin surprenant d'honnêteté, non plus. Ce n'est pas toi qui endurerait l'enfer, je te l'assure ! Avait-il osé lui dire. Je fournirai les tickets de train, ceux du bateau et un logement provisoire lorsque tu arriveras là-bas.
Ce corps superbe, ce visage angélique, cette tête ravissante n'étaient-ils qu'une apparence, l'éblouissante façade d'un corps vide et creux comme une maison inhabitée.

Aujourd’hui elle avait recherché le visage familier de la ville qu’elle aimait. Elle avait regardé ce Paris coutumier, et la très jeune femme sentit alors son cœur se serrer. Peut-être ses regrets avaient-ils trop idéalisé le berceau de sa naissance. Peut-être ces mois de souffrance avaient-ils fait mûrir Manon très vite et lui avaient-ils appris à regarder et donc à regretter. Tout, autour d'elle, prenait l'aspect fragile et menacé des choses que l'on va quitter.
Un de ses frères, le plus grand, celui qu'elle aimait tant, l'observait; voyant une larme perler à ses cils, il lui dit:
- Tu regrettes de partir ?
- J'ai surtout peur de l'inconnu et peur de ne plus vous revoir.
- Nos racines et celles de tous les nôtres sont ici, mais elles n'ont jamais été tellement heureuses !
- C'est vrai, mais je vous ai aimés et j'ai aimé notre mère si réservée... J'ai même aimé ce René !
- Elles sont certainement nombreuses les parisiennes qui rêvent de lui.
- Je sais, j'ai été naïve, mais je l'ai aimé comme on aime la première fois et lui m'a déjà oubliée.
- Tu l'oublieras.
- Difficilement car il m'a profondément blessée, et pour le moment, il me semble que ce ne sera jamais car il m'avait permis d'oublier notre misère, j'avais sur des bases fausses, repris goût à la vie. Pourtant ma colère contre lui, contre sa famille et leur décision de m'exiler, font que je rejette ma faiblesse et, par conséquent, ma haine l'oublie déjà. Mais la souffrance  reste.
- Tu te contredis.
- Il m'est parfois difficile de me comprendre moi-même. Mais je sais qu'il m'a enlevé tout espoir, tout avenir. Désormais, c'est comme si deux femmes vivaient en moi.
- Loin de Paris, tu n'y penseras plus.
- Oui, peut-être, mais je redoute tellement ce qui m'attend là-bas. La vie, le climat, les gens... tout sera différent.
- Quand tu seras là-bas, tu devrais seulement penser à être enfin heureuse car tu vois, nul n'est sûr du lendemain.
- Je trouve que tu as mûri, toi aussi... dit-elle étonnée par son raisonnement.
- Pas plus que toi, mais je suis blindé, je refuse de souffrir et j'ai perdu déjà l'habitude de prêter aux gens les sentiments que j'éprouve. Je l'ai appris rien qu'en observant l'égoïsme de notre père. Alors, je le répète, dis-toi que l'île est belle et que dans cette belle île, tu trouveras la paix.
Pour la dernière nuit, ce ne fut pas Manon qui le coucha pour le bercer comme autrefois dans ses bras. C'est lui qui la borda tendrement.
- Tu avais dans la famille une véritable auréole de lumière, elle émanait de toi. Tu as contribué aux seules joies de notre enfance. Tu aurais dû pouvoir ignorer cette vie. Je te souhaite tellement d'être heureuse.
- Moi aussi, murmura-t-elle pour la dernière fois.
La vie éphémère de la chanteuse Manon allait s'évanouir mais pour faire place à quoi ? René, au milieu de ses valets, souriant à sa nouvelle maîtresse à qui il disait sans doute, en ce moment, qu'elle était " unique ", ne songeait certainement même plus à la petite Manon, la délaissée qui maintenant, au prix de sa honte, s'en allait vers l'inconnu, pour assurer à son enfant le droit de vivre la tête haute. Elle partait pour une île qui ne la connaissait pas, qu'elle ne connaissait pas et qui en avait vu d'autres ! Ce nouveau monde, ce monde étranger pour elle, serait-il agréable ou menaçant ?


Quand la calèche démarra pour rejoindre l'océan et le port, elle sentit combien ce départ allait la couper des derniers liens d'affection. Ceux si discrets de sa mère, ceux si douloureux, si affamés de tendresse de ses frères trop souvent maltraités ou délaissés... et son cœur se serra.  Elle garderait de sa mère l'image d'une femme habillée de noir, debout, immobile et solitaire, le visage tourné vers sa calèche, entourée de tous ses garçons tristes ou en larmes.
Elle jeta un dernier coup d'œil derrière elle pour observer les immeubles grisâtres de la banlieue pétrie de sueur et d'humanité, Babel rampante dont les racines s'agglutinaient encore sur le sol des versants campagnards. L'immensité de Paris qu'elle avait aimé et qu'elle abandonnait, l'émut. L'île de la Réunion serait-elle un désert stérile, peuplé d'inconnus étranges, au milieu d'un immense océan rugissant, cruel et sauvage ? Elle avait vécu ces derniers jours comme dans un cauchemar dans lequel elle apercevait sans cesse le regard inquiet de ses frères, les larmes de sa mère et elle-même hagarde face à l'imprévu. De son père? Elle retenait quelques cris grossiers la rendant responsable de ce qui lui arrivait, la fureur de perdre son revenu et pour le reste... un vide, une absence prolongée elle aussi comme un désert. Qui guidait la calèche, qui tirait les ficelles de son avenir, elle n'en savait plus rien. Elle ne suivait qu'un serviteur guindé, impersonnel.
Quand elle sembla se réveiller, elle distingua vaguement de l'eau, des barques amarrées auxquelles les remous souples imprimaient des oscillations harmonieuses. Une brume, - était-elle réelle ou venait-elle de son cerveau fatigué ? -, voilait ce paysage aux teintes douces. Vision charmante pour une personne curieuse, mais Manon se sentait mal dans son être. Et puis d'un seul coup elle avait vu un navire devant son horizon, au beau milieu d'un port... Les matelots de temps en temps lançaient des jurons d'une voix forte.
La taille des navires allait en augmentant, les coques se faisaient déjà parfois en fer ou en acier. Les hélices remplaçaient les roues à aubes, certaines voiles auxiliaires avaient fini leur carrière mais les principales avaient encore de l'avenir... Les paquebots, énormes, robustes, rapides bouleversaient les voyages au long cours. Mais il fallait bien encore plusieurs semaines pour atteindre les îles.

A quelques encablures, des bateaux rangés près de la terre étaient remorqués par des barques et des équipes de rameurs qui souquaient ferme sur les avirons,  viraient gracieusement sur l'eau calme, tandis que dans les haubans, des marins aux pieds nus larguaient les voiles basses ou hissaient les voiles hautes. Un bref instant Manon aperçut le beau profil de la sirène de proue et derrière elle, celui de René présent malgré tout, mais absolument indifférent à sa présence ou à son départ.
- Tiens, se dit Manon, il est là celui-là ?
Il vérifia un moment le chargement du maigre bagage par son personnel, voulant être sûr du départ de cette importune et de son enfant. Pourtant, en homme habitué, il ne regarda pas l'appareillage et ne dut entendre que de très loin le canon qui servait de signal aux derniers passagers pour qu'ils montent à bord. Il était pressé de retourner à ses affaires et parmi tous les gens qui hier encore la saluaient, l'acclamaient même, aucun bien sûr n'avait fait le voyage, aucun n'était là sur le quai pour lui souhaiter un bon voyage. Son départ ne ternirait même pas la fierté de celui qu’elle venait de quitter avec tant de souffrance. Elle avait conscience d’abandonner un peu d’elle-–même sur cette terre qu’elle ne reverrait certainement pas.
Soudain les quais déversèrent dans l'entrepont une foule incroyable. Manon se sentit poussée malgré elle.
Dans ce temps-là, les maîtres de navire ne proportionnaient pas le nombre de passagers à la grandeur des vaisseaux. Près de trois cents passagers s'engouffraient, tant hommes que femmes, de tous âges, de toutes conditions. Le vaisseau en outre était rempli de marchandises de toutes sortes et il y aurait peu de place pour se coucher chez les plus pauvres, si ce n'est tout au long des tonneaux de sel et des ballots. Certains un peu mieux lotis logeraient dans l'entrepont sur des nattes ou des hamacs.
Un dernier charroi s'éloignait. Le silence revint, entrecoupé de grincements de coques ou de mâtures, des criaillements d'oiseaux ou de rires de marins... Le bateau ronronnait déjà. Lorsqu'elle arriva sur le pont, la force du vent, qui soufflait à l'arrière, la surprit. Elle jeta un dernier regard vers René qui avait été retardé par un homme et bavardait avec lui, sinon, il se serait déjà éloigné ! Elle aurait bien eu envie de lui crier une dernière parole, peut-être de haine, mais le vent très fort aurait chassé ses mots et rendu dérisoire sa tentative. A l'heure du départ, elle aperçut partout des bâtiments à l'ancre, des steamers, des remorqueurs poursuivis par de longs rubans de fumée noire. Que de bateaux agitant dans l'air tranquille leurs drapeaux !
Ces bannières claquaient au vent. Les voiles étaient prêtes à se gonfler. Les vergues étaient garnies  de matelots sur le qui vive. Dès les cordages relâchés, les toiles se bombèrent, éclatantes de blancheur sur le ciel bleu.
L'écharpe de Manon, nouée négligemment, battit de l'aile et ses longues mèches  châtain clair tournoyèrent autour d'elle comme des lianes.
Soudain le bateau bougea. La vapeur, principale force du navire malgré les voiles, laissa échapper quelques flocons, blancs d'abord, puis une abondante nuée. Une sirène résonna, les machines grondèrent plus sourdement, des amarres tombèrent à l'eau, étalant à la surface de l'abîme des auréoles concentriques. Elle entendit le tourbillon des marins dans les pavillons, le clapotement contre les flancs. L'énorme coque s'inclina, un mouvement de tangage se produisit. Le temps s'immobilisa un instant. On était en route et la ville se mit à reculer. Très peu d’abord, puis un peu plus à chaque instant.
Manon réalisa ce qu'étaient le roulis et le tangage... En effet, l'horizon s'abaissait déjà, se relevait doucement, puis tout à coup de violents coups de vagues vinrent frapper le revêtement extérieur de la colossale charpente... A peine avaient-ils franchi les limites du port qu'elle dut courir, secouée par la nausée, due à la fois à sa grossesse et au mouvement. Elle s'appuya sur le rebord du bastingage. Pauvre enfant ! Comme elle fut malade... Le mal de mer, l'angoisse de l'avenir, sa grossesse en ses débuts lui contractaient le ventre. Quelle rude épreuve pour une si jeune fille abandonnée par tous, en route vers une île lointaine et inconnue. La sensibilité de son corps rendait plus amère encore et plus consciente sa détresse.
L'équilibre s'établit pourtant momentanément et c'est plus tard de la collision entre l'intrusion humaine de nombreux inconnus plus ou moins moqueurs et des éléments trop souvent déchaînés qu'elle souffrit.
- Qu'est-ce que ce sera quand nos affronterons la houle du grand large, ricana un marin, devant la pâleur et le désarroi de la jeune femme.
- A ce rythme, elle va s'affaiblir gronda le capitaine.
Un jeune homme qui semblait être le second du navire, pris de pitié à la vue de la si jeune femme chétive qui ne pouvait compter que sur elle-même, ajouta à l'attention des deux autres :
- Au lieu de gronder ou de ricaner, nous ferions mieux de surveiller qu'elle mange ! Sinon, d'ici une quinzaine de jours, à ce régime et au milieu de cette foule à tout venant, elle s'affaiblira et attrapera une maladie et si c'est une maladie contagieuse, tout le monde en pâtira. Elle ne serait pas la première à créer des problèmes durant la traversée et vous qui faites tant les forts, vous ne seriez pas épargnés.
Il avait décidé de surveiller l'enfant et de la protéger. Il préférait se montrer hargneux envers ses hommes qui risquaient de passer à ses dépends, la période de nostalgie toujours renouvelée, de la traversée. Le  début du voyage en mer passé, grâce à  ce jeune marin sérieux, discret, lein de sollicitude; avait donc mis un peu de baume sur les plaies vives de Manon. Il était bien le second du bateau, il se montra par la suite toujours agréable, toujours serviable et même parfois amusant. Enfin, grâce aussi à un vent frais constant qu'elle jugea revivifiant, elle préféra les ponts. Elle vogua presque un mois au milieu de voyageurs sans fortune. Tournée vers la dunette, elle reçut le vent de plein fouet
et prit vite froid. Bref, elle fut en permanence malade, scrutant l'océan d'un regard si farouche  qu'elle finit par y voir le fond pourtant insondable de sa propre détresse. La fatigue extrême, seule, l'empêcha de se précipiter par-dessus bord...
Puis, tout aussi soudainement,  et pendant plusieurs jours interminables, un violent coup de chien les avait secoués au large. Le vent grossissait toujours, le ciel était aussi sombre qu'à Paris la semaine précédente.  Le pont presque déserté, occupé seulement par les affaiblis qui ne savaient où se trainer, s'élevait si haut puis redescendait si soudainement que même certains ricaneurs du début furent malades.  Le navire fuyait au-devant d'un grain, fuyait sans cesse et paraissait pourchassé. Les vagues blanchissaient et, autour de Manon, les cordages chantaient, tandis que dans le claquement des voiles s'élevaient des murmures. Sur la dunette qui communiquait avec le tillac par quelques marches raides, presque des échelons, elle vit l'homme de barre et le second, dans la tourmente, ils n'avaient plus le temps de s'occuper d'elle. Enveloppés d'un caban de forte toile, ils semblaient faire corps avec le navire, lutter sans cesse. Bien plantés sur ses jambes écartées, le second avait les mains fermement accrochées à la roue d'un gouvernail devenu fou. Ce fut le dernier souvenir de Manon. Elle s'était évanouie et avait fini son voyage dans un semi coma.
Le voyage avait duré depuis la France en passant par le Cap de bonne espérance avec un bateau qui possédait encore de grandes voiles, finalement 90 jours. Elle était partie enceinte de 2 mois. Elle l'était aujourd'hui de 5 mois, mais si maigre, que cela se voyait à peine.
Plus tard le même voyage par Suez pourrait se faire en 26 jours.

Pour l'exilée, le voyage était terminé et l'heure était venue de prendre enfin pied sur la terre ferme de l'île mais il lui fallait encore sortir de sa torpeur et franchir l'espace d'eau jusqu'aux quais, puis le petit bourg de pêcheurs et enfin une grande partie de l'agglomération. Le second qui s'appelait Michel, qui l'avait aidée à se nourrir sans qu'elle s'en aperçoive vraiment, donna des ordres pour qu'on l'aidât et décida d'accompagner lui-même la jeune femme vers son destin. Elle était toujours pratiquement inconsciente, amaigrie et seule. Dès qu'il aurait fini avec sa part de manœuvres pour faire accoster le navire et vider les cales, il la rejondrait là où elle restait prostrée. Il savait que les cases  réservées aux nouveaux arrivants se trouvaient assez loin du port et il voulait être certain de trouver quelqu'un de sérieux pour s'occuper d'elle..
De la traversée elle ne garda qu'un tourbillon de mousses, de matelots et de garçons en livrée qui se croisaient dans un bouillonnement de verres en cristal qui ne lui étaient pas destinés et se dirigeaient vers la cabine du capitaine ou  vers celles des privilégiés.
Ce seul personnage, ce Michel, la marqua par sa silhouette. Le second du navire était grand, beaucoup plus que ceux qu'il bousculait sans ménagements, assez rude et pas très beau mais il paraissait honnête et des plus attachants parmi les hommes de mer.
Il avait aussi de larges épaules, un regard sombre, des traits fiers et des cheveux noirs toujours en désordre dans la bise.
Il avait longtemps observé la jeune femme, tout le temps qu'elle était restée sur le bateau. Elle semblait plus malade, plus marquée que par les simples traces que laissent d'habitude les nausées du mal de mer. Non seulement malade, mais  indifférente à tout ce qui l'entourait; elle était très belle, très jeune et elle l'intriguait. Les événements de la traversée, les dauphins, les albatros, tous ces spectacles fascinants pour les autres et qui s'étaient déroulés chaque jour, elle ne les avait pas vus, pas plus que la monotonie de l'eau, de l'infini qui était la vision la plus habituelle. Et il s'était bien vite rendu compte qu'en réalité, elle ne voyait rien, même lorsqu'elle était debout; avant qu'elle ne tombe dans un quasi coma; elle demeurait le regard vague portant plus haut que celui des autres, passant au-dessus de la farandole des marins et le tenant attaché à l'horizon, à l'immensité bleue, comme à une bouée. Il lui arrivait même de s'égarer dans des zones interdites du bateau comme une somnambule.
Une passerelle n'est pas la place d'une femme. Ramenez cette dame dans son entrepont criait-il alors à un mousse !
-  Avec tous les honneurs dus à une femme confiée par Messieurs les nobles ?
- Avec tous les honneurs dus à une honnête femme.
- Nous savons tous pourtant ce que veut dire ce voyage pour elle !.
- Bien sûr, encore une qui est enceinte d'un Bois Bessan ou d'un autre et qu'on envoie sur l'île pour mettre au monde le fruit d'un amour coupable. Avant c'était après les fredaines du père, maintenant ce doit être après celles du fils.
- Je ne vous permets pas ! grogna le second furieux. Regardez, c'est une enfant.
Les autres un peu honteux de la leçon s'étaient tus. Avaient-ils enfin compris ?
Aussi avait-il fait tous ses efforts pour protéger la jeune femme qui ne lui semblait pas du tout une personne de mauvaise vie et qui était si jeune, si belle, si discrète.

 Elle avait ignoré les remarques de ceux qui la côtoyaient, s'était tournée sans répondre vers les hublots cerclés de cuivre des escaliers, sur les marches desquels elle s'était réfugiée depuis qu'elle était malade et où elle s'évadait par la pensée, si souvent.  Elle semblait composer et recomposer  dans sa tête des souvenirs tristes, dérangeants, qu'elle revivait. Pourtant, ce qui le frappait, c'était la lumière de ses yeux, les rares fois qu'il pouvait la saisir. Il y devinait de la pénétration, de la lucidité et une profonde tristesse. Ce froid mystère le toucha à vif, lui qui avait un tempérament brûlant. Sa surprise fut grande lorsqu'il découvrit que même un orage suivi d'une de ces violentes colères de l'océan la laissa bien que nauséeuse, impassible et froide. Il comprit alors qu'elle était perdue dans cette vie, totalement désorientée.
Ce n'était pas seulement une mer parfois hargneuse qui l'avait jetée, plus que déposée, sur ce port tumultueux, c'était une tempête intérieure.
Dépourvue  de havre naturel, l'île adopta plusieurs points pour permettre aux navires d'accoster avant d'être plus fréquentée. On débarquait parfois encore  à St Paul. Dans l'après-midi, ils avaient donc atteint le Port. La ville appelée " Le Port " qui était en même temps et surtout un bourg n'était pas encore complètement construite à la Pointe des Galets, au passage  du chemin de fer de La Réunion. La ville naissait à peine d'immenses travaux et ne fut complètement édifiée qu'à la fin du XIXe siècle. Pour cette raison, alors qu'il était environ midi à Paris, et 15 h 32 sur l'île, après un voyage très long, ils avaient plutôt débarqué à St Paul, la baie considérée longtemps comme celle du meilleur ancrage !
 La chevelure agitée par une brise tiède, les yeux toujours vagues, Manon avait été l'une des premières à être portée dans la barque toujours
plus ou moins inconsciente. Drainée par le courant, ballottée, poussée, heurtée, seule au milieu de ce bruit et de ce mouvement, des cris, des interjections, Manon s'était sentie soudain réveillée, mais si maladroite qu'elle s'était affalée au pied d'une bitte d'amarrage du quai, sur le sol enfin stable de l'île.
De son côté, le second, songeait : " 
Comment aider quelqu'un dont le regard indifférent semble vous traverser sans vous voir ? "
Il revint vers le moment présent. Son instinct de marin, habitué dès l'enfance à regarder le ciel et les étoiles, lui soufflait qu'après la tempête venait le calme et que pour la jeune femme, il en serait de même. Le soleil et le bonheur ne pouvaient que revenir. Et ce jour-là il faudrait qu'il ne se trouve pas trop loin d'elle. Il voyageait sans cesse, oui, mais il n'est si longue route dont on ne voit la fin, ni si longue nuit qui ne se dissipe avec le jour.

Le navire avait stoppé ses machines depuis un moment et les passagers descendus le long d'une passerelle s'étaient éparpillés.
Avec une force irrésistible, dès le bateau, il avait fendu la foule des marins qui s'apprêtait à descendre à son tour pour la rejoindre. Et maintenant ils se fondaient tous deux dans la foule du port, aussi aisément que l'étrave du navire fendait les flots pour lui mais Manon qui, à son arrivée avait vaguement repris ses esprits n'arrivait pas à le suivre et replongeait dans une brume salvatrice.
A flanc de colline où s'accrochaient des bicoques multicolores, un entrelacs de ruelles zigzagantes, le linge étendu en plein air, une luxuriante végétation dans toute la gamme des verts furent ses premières impressions. L'air vibrait de boniments et d'appels, pas toujours compréhensibles pour Manon,
de chants de femmes, de rires d'enfants et de cris de perroquets. Y planaient toutes sortes d'odeurs. Elle s'était soudain de nouveau arrêtée et affalée dans la moiteur, parmi le tohu-bohu des porteurs, des matelots, des passagers, au milieu des ballots, des malles, des camelots et des badauds, suivant la silhouette de Michel d'un regard  à la fois vide, résigné et désespéré. 
Ahurie, Manon l'était pour deux raisons, par le long voyage et par le spectacle autour d'elle. Tout était contraste par rapport à ses habitudes, fouillis organisé. Des malabars, des chinois chargés de produits d'épicerie de chez eux, flânaient dans la foule avec l'espoir de vendre à ceux qui descendaient d'un bateau de l'ancien continent. D'un autre côté, les pêcheurs nettoyaient des filets et des parfums de géranium ou de distillerie ambulante emplissaient l'atmosphère.
Il s'éloignait car il cherchait avant tout un moyen de transport pour elle, si faible, avant de l'aider à rejoindre son quartier. Bien qu'il portât son maigre bagage, elle  avait déjà dû faire de gros efforts pour ne pas le perdre de vue dans le dédale que lui connaissait parfaitement.
Mais là, sous le vent, le soleil, l'animation de cette terre ferme, elle n'en pouvait plus.
 Sur les quais, la foule bigarrée, les peaux sombres des habitants, le soleil lumineux, de tout cela si elle avait en fait tout vu, elle n'avait rien enregistré. Dans sa semi-conscience, elle se réveillait par instants, elle nota que beaucoup de travailleurs portaient sur leur dos les marques de coups de fouet qu'ils avaient reçus. Cela éveilla un instant sa compassion. Elle devina plus loin des bassins, de grands mâts, et aussi surtout ce qui semblait être des cages, peut-être étaient-elles destinées à des animaux qui partaient pour la métropole. Cela lui rappela soudain son sort, sa vie. N'était-elle pas dans une immense cage, sans barreaux ni gardien, et d'où elle ne pourrait  plus jamais sortir ? De plus, en posant le pied sur terre après cette longue navigation, après maints vomissements et sans doute aussi à cause de sa grossesse, elle sentait que sa tête lui tournait. Elle continua en même temps à éprouver si fort cette étrange impression d'être ballottée par la mer et d'être prisonnière d'un destin froid et impitoyable qui ne lui laissait qu'une espèce de dégoût, une lassitude profonde, qu'elle s'évanouit de nouveau pour de bon.
  Le second du bateau s'en aperçut de loin car il la surveillait sans cesse. Il avait trouvé du renfort, Il se précipita pour l'aider à reprendre ses esprits et à se relever.
Il avait réussi tant bien que mal à la soulever et à l'entraîner dans ces va-et-vient de ceux qui partaient, de ceux qui revenaient, de ceux enfin qui gardaient la force de vouloir, le désir de changer de vie sur cette île ou de s'enrichir pour ceux qui repartaient cales pleines.
 Dès son arrivée sur l'île, elle devait être dirigée sur les conseils de la famille de René et aidée du second, vers un logement provisoire.
La sentant vacillante et sachant combien elle avait souffert pendant tout le voyage, les deux hommes l'avaient finalement prise dans leurs bras et l'avaient conduite vers un gars qui avait une carriole attelée et qui voulut bien la prêter. Le second décida alors de profiter de son long séjour de repos à terre pour s'attacher aux pas de la jeune femme pour l'aider dans ses débuts et pour mieux la connaître. Il savait où on devait la conduire, il avait des consignes. Elle venait pour la première fois sur l'île, on avait beaucoup à lui apprendre pour bien s'intégrer. Malgré son évanouissement, la jeune femme flaira les parfums frêles, vivaces, persistants en dépit de la progression de la carriole sur laquelle avait fini par la déposer le marin. Il se dirigèrent vers la zone pauvre des paillotes. Les matelots, les pêcheurs, les femmes de marins étaient toujours au travail.  La voiture ralentit pour prendre un tournant au milieu des maisons du port et la bête attelée monta au pas une côte. Les arômes les poursuivaient et firent ouvrir les yeux à Manon. Ils construisaient l'édifice de sa mémoire olfactive. 
– Elle a ouvert les yeux entendit-elle, vite il faut accélérer car elle a besoin de soins. Il faut lui redonner des forces disait Michel au propriétaire de la carriole.
- Où me menez-vous ? Que sont ces parfums ? demanda-t-elle.
- C'est votre premier apprentissage de l'île, apprendre à connaître de nouvelles odeurs. Il y a beaucoup de choses que vous aurez à apprendre.
- Quelles choses par exemple dit-elle ?
- D'abord ne pas juger les  indigènes autochtones selon les principes du continent. Leur existence est établie sur des critères qui n'ont rien à voir avec ceux fortifiés par notre ancien cadre social. Et la question n'est pas d'en discuter.
C'est ce qu'il lui expliquerait encore et encore plus en détail, plus tard, car il était persuadé de la revoir...
Après, la route redescendait sinueuse vers l'ensemble des paillotes. Ils allèrent vite parce qu'il savait qu'elle n'était pas bien. De plus le vent était assez violent et une tornade menaçait. Les passants aussi fuyaient et le bourg tout à l'heure animé se calmait peu à peu. Le soir allait tomber. Des marchands, des poissonniers, fermaient leurs étals. Dans ces quartiers fréquentés par les marins, les tavernes se multipliaient, les piétons s'y engouffraient et les gens sur le seuil hélaient amicalement Michel et son étrange cortège. Par les portes entrebâillées parvenaient des rires, des chants, et s'exhalait une atmosphère lourde, imprégnée d'alcool et de fumée.
Ainsi par les bruits, les odeurs, les idées qu'ils drainaient, la souffrance de Manon venait de ressusciter. Les conseils de l'homme l'agacèrent. La supériorité des hommes, leur vanité, leur politique... la poursuivaient encore et s'acharnaient alors même qu'elle avait quitté le lieu de ses premières expériences et qu'elle avait renoncé à jouer le moindre rôle dans la société, même sur cette île ! Elle était devenue d'une nature presque agressive, craignant tous les comportements.
Il y avait peu de temps qu'elle était revenue à elle et il lui sembla flotter à travers une brume légère. Son corps n’existait plus.
- Que me voulez-vous,  reprit-elle
? Pourquoi me suivez-vous ? J'ai une adresse chez qui me rendre et j'attends quelqu'un mentit-elle pour se défendre..
- Dès vos premiers pas
sur l'île, vous vous étiez évanouie.
- Il vous a littéralement arrachée des bras des sauveteurs accourus, portée jusqu'à ma charrette à bras, pour vous éloigner, vous soustraire à la curiosité sympathique mais envahissante des habitants. Encore n'a-t-il consenti à laisser démarrer la voiture que lorsqu'il fut rassuré. Lorsqu'il a vu que vous repreniez quelques couleurs et que par conséquent votre malaise serait vite stoppé il n'a songé qu'à rejoindre
une personne qu'il connait bien et en laquelle il a confiance pour les premiers soins dit le cocher charmé et plein d'enthousiasme pour ce noble marin qu'il connaissait depuis longtemps. .
- Qu'on me laisse tranquille. Où suis-je ?
- Voilà, nous arrivons à la paillote qui vous est attribuée par M. de Bois Bessan. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle se trouvait là dans cet ensemble de paillottes, au milieu de tous ces inconnus dont elle devinait la curiosité féroce et l'avidité. Pour eux qu'était-elle venu chercher ? Un triomphe mondain ? Elle devinait qu'on avait dû clabauder à satiété sur son étrange histoire. Des yeux cherchaient à percer le secret qu'elle représentait. Mais que représentait-elle ?  Elle donnait l'image d'une fille descendue jusqu'à offrir le spactacle de son corps, de ses chants, qui avait déjà connu l'amour.
Quelqu'un lui présenta une tasse avec un liquide chaud et sucré qu'elle avala avec un visible plaisir fermant les yeux à la manière d'un chat qui boit du lait. Et puis il y avait toujours ce jeune homme.

Qu'est-ce qui avait poussé ce jeune homme à la suivre ? Pour lui, ce ne semblait être ni la curiosité, ni l'appât d'un gain, d'une récompense, peut-être cette vieille solidarité qui caractérise les gens de mer habitués à côtoyer le danger ? Et sans doute aussi la douceur, la beauté de la jeune femme, mais Manon ne réalisait pas encore qu'elle était très belle..
En réalité, ce marin encore jeune se sentait intimidé, farouche en face de Manon qui ne lui semblait pas comme beaucoup de ces femmes envoyées avant elle, pour finir leur vie sur l'île. Quand il la vit installée sommairement, il appela une voisine infirmière et lui fit promettre de s'occuper de la jeune femme.
- C'est une amie dit-il à Manon. On peut lui faire confiance. Elle a des enfants de votre âge.
 Ce bon jeune homme n'avait pu s'empêcher, dans son for intérieur, de vouer ce noble responsable de la situation de la jeune femme, à tous les diables car à cette heure il eut donné cher pour pouvoir l'extirper de l'esprit malade de Manon. Son bateau démarrait dans quelques jours seulement, mais très tôt le matin. Le capitaine permettait à tous de dormir à bord puisqu'ils devaient dès les premières lueurs du jour aider à nettoyer et charger le navire. Le jeune homme s'installa de son mieux à l'abri d'un amas de caisses qui le protègerait un peu de la brise du port, assez humide et froide, la nuit. Mais il ne put s'empêcher de songer à Manon. La journée, il travaillait. Le soir, il prenait un moment pour venir voir Manon.
Finalement vint le jour où le paquebot dût s'animer bien avant l'aube pour préparer son départ. Des pas précipités résonnaient sur le sol de planches. On descendait dans les cales les dernières volumineuses malles à la lumière de lanternes fuligineuses.  C'était fini pour plusieurs mois, il ne la reverrait pas peut-être. Serait-elle toujours au même endroit ? Il en doutait.


Épuisée, Manon, à peine entrée dans sa paillote s'était laissé tomber sur le lit pour y pleurer toutes les larmes de son corps. Comment survivrait-elle, elle, la réprouvée d'aujourd'hui, à peine sortie de l'enfance et qui n'avait vécu, avant ce jour, que dans le réseau des obligations tissé autour d'elle par sa mère, sa morale et ses convenances... et l'indifférence égoïste de son père. Les conseils de sa mère dans le milieu où l'avait précipité l'avidité de son père, qui avait décidé de son avenir, qui avait fait d'elle une vulgaire chanteuse de cabaret,  ne lui avaient pas servi à grand chose. D'ailleurs les jeunes ont du mal à accepter les conseils des adultes, ils doivent faire leurs propres expériences. Soignée par la jeune amie de Michel, elle dormit longtemps. Au réveil, elle ne savait pas quelle heure il était. le ciel était encore sombre et elle avait encore envie de dormir. l'infirmière avait dû lui donner un calmant. Manon se nourrit d'un vieux quignon de pain qui lui restait du bateau et sombra de nouveau dans un sommeil entrecoupé de cauchemars, jusqu'au lendemain matin.
La famille de Renée avait finalement envoyé la jeune femme à l'île de la Réunion, à la fois comme on paie une domestique qui a rendu des services et surtout pour se débarrasser d'une charge, voire d'un remord. Ces gens-là étaient-ils capables de remords ? Les pauvres pour eux étaient-ce des humains ? Le voyage, l'habitation d'ailleurs dérisoire, pour lui, n'étaient que pour compenser ses faveurs ! Manon eut tout à coup l'impression de n'être qu'un pion sur l'échiquier de joueurs habiles. N'était-ce pas elle qui finalement rapportait encore à cette famille en venant sur l'île ? Son père, et la misère de sa famille n'avait-il pas été poussé par un appât de gain ? Par où allait-elle se faire piéger ? Cette fois, elle devenait un jouet pas seulement pour son père, mais entre des mains puissantes et pour le soi-disant honneur de ces gens. Ils prenaient sur elle tous les pouvoirs. Elle n'était qu'une roturière éconduite avec une dédaigneuse froideur. Des images de son triste passé lui revenaient en mémoire. Des images de son avenir possible l'assaillaient dans ses nuits agitées.
Comme, dans son impatience à le voir, elle courait il n'y a pas si longtemps encore, au-devant de ce René dès qu'elle le voyait. Et dans son cerveau endolori et délirant, une voix persistante la fatiguait horriblement et répétait sans cesse  les paroles entendues. Elle l'entendait encore dire : " Je vous donne ma parole d'être tout à vous ". Mais il n'avait jamais précisé pour combien de temps !!  Il parlait de l'arracher à sa vie de chanteuse de café-concert, il prétendait tout lui offrir : splendeur, magnificence, gloire même. Il prétendait encore lui tracer d'avance une ligne d'avenir toute droite. Tout était prévu, calculé. Sa voix grave et dolente avait exercé sur elle, une véritable fascination.... "  Avec une beauté pareille à quoi ne pouvez-vous prétendre ? Les autres filles, depuis que je vous connais, je ne les vois pas. " Les idées brouillées de la jeune femme tournaient, confuses, dans sa tête. Pour cet aristocrate, elle n'était qu'une folle, ou pire, une femme à vendre. Elle ressassait littéralement.
- Oh, je le hais, je le hais, je hais tous les hommes ! Ils ne savent qu'imposer aveuglément leurs plus folles volontés, se battre, nous battre, faire des guerres idiotes où ils se ruent comme si c'étaient de merveilleuses parties de plaisir et sans s'occuper de ce qu'ils laissent derrière eux ! Ils ont besoin parfois d'un fils pour suivre le même chemin, ouvrir les mêmes perspectives ! Et c'est alors seulement qu'ils ont besoin des femmes. Elle ne voulait pas d'un fils. Pourtant un enfant était déjà dans son ventre. Cet enfant que serait-il ?
Elle avait perdu jusqu'à la notion de ses responsabilités, de ses charges, de son existence même. L'air marin sifflait dans ses oreilles par les interstices de la paillote et lorsqu'elle ouvrait les yeux, à cause de sa faiblesse, elle voyait tout depuis quelque temps à travers un brouillard.

Au réveil une surprise désagréable l'attendait. Deux dames frappaient à sa porte. La voisine recommandée par Michel, une jeune réunionnaise de souche assez sympathique, qui l'avait entendue pleurer la veille et avait essayé avec une grande douceur de la raisonner. L'autre dame, une femme claire de peau, si âgée qu'elle ne paraissait plus qu'un tas d'os couvert d'une peau parcheminée, et pourtant dynamique, était chargée par René de ses premiers jours sur l'île.
Elle se nommait Marie Anne Desbassayns,  et Manon le sut plus tard, elle était l'un des personnages les plus célèbres de l'histoire de La Réunion pour avoir été à la tête d'un grand domaine et, par conséquent, de l'une des plus grandes fortunes de l'île, en particulier après la mort de son mari Henri Paulin Panon Desbassayns.
Après la mort de son mari, survenue en 1800, elle gèra le patrimoine familial avec une remarquable habileté et fermeté et apparaît à cette occasion comme une femme de trempe à la santé de fer, travailleuse et organisée.
Son immense propriété, qui s'étendait sur plusieurs centaines d'hectares notamment à Saint-Gilles et au Bernica employait, en 1845, 406 esclaves. Ils travaillaient essentiellement à la culture du café et de la canne à sucre, la seconde se développant désormais plus vite que la première. Madame Desbassyns avait en outre acheté une glacière en altitude. Les esclaves, chez elle cassaient la glace en morceaux, puis transportaient les morceaux jusqu'à la Rivière des Pluies pour son fils. Lequel avec d'autres esclaves faisaient prospérer les biens et les terres. Ils développaient l'industrialisation de leurs cultures.

 D'une ferveur religieuse intense, cette dame se présentait comme une aide dans beaucoup de domaines pour les miséreux.  Elle avait même  fait construire, en 1842, une chapelle, non loin de sa maison de Saint-Gilles-les-Hauts, la chapelle Pointue destinée à sa famille, à ses esclaves et à ses amis..
Elle avait été  la première aussi à avoir ouvert sur ses terres un hôpital. Elle donnait assez facilement des rentes mais avec des contreparties. Au moyen de cette rente, elle signifiait à ceux pour lesquels elle était destinée, esclaves, pauvres sous sa protection, qu'ils avaient un contrepartie à offrir.
C'est ainsi, par cette célèbre bienfaitrice, d'ailleurs controversée car elle régentait tout jusqu'à broyer les êtres, que Manon apprit les démarches faites en son nom par le noble français.  Elle apprit que n'étant pas majeure encore, elle était prise en charge par cette dame qui possédait même à son grand étonnement une procuration écrite de la main de son père. Elle se sentit prise dans un piège. Elle n'avait aucun confiance ni en René, ni en son père. Elle décida qu'elle réussirait malgré son jeune âge à se prendre en charge ou à se trouver des amis fiables. Mais ses mains tremblèrent longtemps après le départ des personnes qu'elle avait assez mal reçues. Sa bouche restait aride, ses yeux cernés et la sombre meurtrissure morale épuisait jusqu'au plus profond d'elle-même l'étincelle de vie.
  En se réveillant face à cette voisine tour à tour mielleuse ou autoritaire,
dépêchée par René, dans cet espace clos, elle avait une conscience plus aigüe du fait justement qu'elle était seule avec ses rêves meurtris dans un monde impitoyable, s'efforçant encore, comme une mouette blessée, de considérer cette paillote comme le port où elle allait se cacher définitivement, et pourquoi pas comme le trou où mourir. Parfois elle se disait " et si c'était enfin un havre plein de calme ? Un endroit des plus obscurs où panser ses blessures avant de reprendre souffle " ? L'avenir le lui dirait.
Avant-elle parlé à haute voix ? La voisine se trouvait de nouveau là et seule cette fois. Avait-elle rabroué l'amie de Michel ?
- Vous voulez mourir, vous ? Avec ce beau visage, ces yeux ...

- De quoi parlez-vous ?
- C'est ce que vous répétez dans votre sommeil.
- Pourquoi m'espionnez-vous. J'avais déjà une amie. Et si vous me dîtes encore une fois que je suis belle, je hurle, cria la jeune femme hors d'elle.. Après avoir été avilie, livrée par mon père, détruite par un noble, déshonorée, exilée...je ne veux plus entendre ces mots.
- Ça va j'ai compris dit la dame compréhensive.
Mangez ce bouillon, il vous fera du bien.

Depuis quelques jours, la jeune femme s'enlisait lentement, inexorablement, avec une volonté suicidaire, une douleur morne, muette,  obsessionnelle, dans la torpeur ou le délire. Dans le brouillard de son esprit, elle ne reconnaissait peu à peu que des ombres aux accents surprenants, des bourdonnements d'insectes, le moindre bruit semblait un coup de marteau... La seule lueur au bout de son horizon fermé était l'enfant. 
La voisine blonde la quittait peu. Elle était belle. Elle s'asseyait souvent devant la coiffeuse, rectifiait l'ordonnace de ses boucles, se mettait un peu de poudre, avivait l'arc tendre de ses lèvres. Avec son visage ardent, son corps épanoui, voluptueux dans une robe d'été, la belle créole offrait l'image de la féminité  et de sa puissance. Mais Manon la trouvait trop autoritaire. Elle sentait qu'elle allait la régenter et elle ne voulait pas de ça ! Mais pour le moment, elle ne réagissait plus. Cette mer qui battait le bateau appaissait devant ses yeux fermés, verdâtre et bondissant avec de grands éclats neigeux lançant inlassablement dans sa tête ces blanches tornades en folie. Manon ouvrait les yeux après avoir reconnues ces violences qui l'avaient emportée pendant des mois, dans son tourbillon forcené. qui avaient battu la coque, malmené les hommes. C'est elle qui battait toujours ses tempes, frénétique, rusée, irascible et sournoise.  Le vent hurlait était-ce réél ou dans son imagination perturbée ?. Elle sentait à travers les minces intersticces de la paillote l'âpre senteur marine chargée de sel et d'algues.
 L'autre dame,  qui lui semblait moins mielleuse donc plus sympathique, venait parfois le soir, comme si elle évitait la présence d'une personne hautaine. Dès lors, Manon se secoua un peu pour se préparer à ce grand événement qu'est la naissance d'un premier enfant. Elle prit des nourritures  légères, mais reconstituantes, des laitages, des tisanes, trouva la force de confectionner un peu de layette. Elle ne se faisait plus coiffer comme à Paris et ses beaux cheveux simplement tressés formaient, comme dans son enfance, une épaisse natte qui glissait contre son long cou gracieux et lui donnait l'air d'une fillette.
Dans la solitude, lorsque les dames la quittaient, la douleur morale se faisait plus présente encore. Elle espérait parfois en un avortement spontané. D'autres fois, elle souhaitait intervenir sur la nature et détruire l'embryon. Mais la nature laisserait certainement le bébé s'épanouir, c'était trop tard désormais. Elle était enchaînée à cette petite créature. Et si elle  n'était enchaînée qu'à celle-ci ! Suivant le fil de ses pensées, elle vivait quelques jours paisibles, permettant à l'enfant de s'accrocher, de se développer en elle ou des heures atroces.
Un silence sinistre pesait sur la chambre de la paillote comme si un monde de ténèbres et de froid avait pénétré avec sa propre personne devenue une réprouvée.  Elle frissonnait et détestait le lieu. Mais là aussi comment changer ? Là aussi,  il était sans doute trop tard.
Chaque jour, quand le rose du soir virait au bleu de la nuit, elle passait par de courtes périodes de lucidité et de sagesse. Elle se promettait alors de réagir et de se libérer de la tutelle infâme. Mais comme la nuit sans sommeil l'épuisait, au matin, elle sombrait dans l'inconscience. Elle n'osa pas se confier à l'amie de Michel. Celle-ci était réservée, douce mais aussi surveillée par l'autre femme.
Un jour pourtant, Manon réclama des bougies et un feu rien que pour refouler les ombres spectrales et remplir l'obscurité de l'espace, d'un ruissellement d'or et d'étincelles. Elle réalisa que déjà plusieurs jours s'étaient écoulés dans ce lieu. Elle était arrivée si  épuisée de son long voyage qu'elle avait perdu toute notion du temps. Elle reprenait peu à peu des forces.
Peu à peu elle se leva pour s'intéresser au paysage alentour. Elle découvrit d'abord au loin l'océan et ses reflets parfois d'un bleu d'acier, parfois d'un gris turbulent, puis les  paillotes alentour, petites, mais dans lesquelles on tenait cependant debout.
Ces paillotes étaient les premières habitations des exilés et des colons. Mais elles étaient devenues, en ce lieu, l'habitation traditionnelle des populations pauvres. La plupart étaient de forme rectangulaire, avec plusieurs pans de toitures, à cause des vents qui nécessitent une meilleure  stabilité apportée par cette structure dite "en pavillon ". Faites de végétaux bruts ou tressés, elles étaient posées sur une plateforme qui n'était qu'un soubassement  de pierre éventuellement rehaussé en torchis. Les parois en bois brut révélaient de faibles sections. L'ensemble des paillotes était organisé en  village. Ce jour-là elle observa son village, vit qu'il y avait aussi des cases créoles bien décorées, de petites maisons caractéristiques,  avec varangue.
Pourtant, au milieu de ce village, et malgré les dames qui venaient régulièrement la voir, elle était si seule, si démunie que les journées étiraient lourdement leurs heures.
A d'autres moments elle se refermait de nouveau sur elle-même et refusait toujours de sortir... Lorsqu'il pleuvait, elle se recroquevillait écoutant la pluie qui tapait, tapait sur les parois, le toit, des objets.

Elle n'était pas seule pourtant. Dans ces maisons fragiles, les gémissements passent et attirent la bienveillance de ceux qui avaient déjà remarqué sa venue et sa solitude. Elle avait vu des visages sympathiques, des sourires sincères... Mais quel dédale de cases, de chemins étroits qui se ressemblaient tous et dans lesquels elle n'osait encore s'aventurer ! Les ombres s'étaient estompées et transformées en quelques voisins curieux et attentionnés qui lui apparurent enfin. Elle s'était vue entourée de visages originaux pour elle, de créoles hommes et femmes, de figures exotiques au teint brun parfois ordinaires, parfois extrêmement séduisants avec des cheveux noirs magnifiques, des dents très blanches, des lèvres très rouges. Ces êtres étaient revêtus d'une grâce insulaire que Manon découvrait. Les beautés brunes des filles des îles semblaient plus rares. L'île manquait de femmes. Et, cette histoire de très jeune française envoyée aux îles avait attiré le regard comme chaque fois. Chacun pensait que cela cachait une vie 'intéressante émouvante. Sinon pourquoi payer le voyage et offrir un logement même rustique à une si jeune femme ? Les gens jasaient, mais contrairement à ce que pensait Manon, sur les îles, on jasait gentiment. Un peuple aux prises avec l'esclavage, la colonisation, l'arrivée des Chinois, l'exil des uns et des autres, ne montrait jamais du doigt. On compatissait en silence et on s'entraidait.
Mais ces personnes s'éveillaient le matin et s'endormaient le soir dans la chaleur rassurante de la compagne ou du compagnon choisi, elles mettaient leurs enfants au monde dans la joie et la sérénité,
du moins Manon le croyait-elle; et, ces enfants, elles les avaient voulus, désirés, non subis comme une malédiction. Les femmes des environs étaient sans doute des femmes accomplies, pas des pièces d'échec ou des enjeux du hasard. Elles avaient des vies normales, pas des destins aberrants réglés par quelque démiurge fou qui semblait prendre un malin plaisir à tout défigurer. Malgré quelques sourires encourageants, elle ne se sentait pas encore prête à plonger dans ce nouveau monde, inconnu, peuplé de visages nouveaux, de voix aux accents surprenants et d'y plonger seule, terriblement, désespérément seule.
Peu à peu, elle reprenait donc contact avec la réalité dès le pas de sa porte, dans ces jardins tout en contrastes. Dans ces lieux où foisonnaient les senteurs diverses et inusitées pour elle, ces senteurs lui sautaient au visage et emplissaient ses narines comme si on lui avait jeté un bouquet parfumé. Le parfum et la lumière d'un flamboyant se mêlait à celui sucré du jasmin de Madagascar, la senteur des fraisiers des Indes, chargés de fruits à celle des roses trémières déjà fanées, des œillets de Chine, fleurs aux diverses couleurs et de bien d'autres odeurs encore indéfinissables pour elle.
Elle essaya de lutter contre le découragement, de trouver quelque chose, une parade, n'importe quoi....

Il fallait en effet réagir. C'est l'image floue comme perçue comme derrière un rideau fin, de sa mère, de ses frères, surtout du plus grand déjà si sage, si éveillé et qu'elle ne reverrait certainement plus, qui la secoua un peu.
Un jour, ne pouvant retenir ses larmes, elle se mit à sangloter. Ses nerfs se détendirent brusquement et les larmes après d'horribles sanglots finirent par ramener un peu de calme dans son cœur ulcéré.
Elle regarda de nouveau ses voisins, de loin. La fin de la journée avait tourné à l'orage et la soirée était chaude, sans un souffle d'air, ce qui était rare sur l'île. Aussi les paillotes et les cases étaient-elles largement ouvertes et les gens cherchaient la fraîcheur de la tombée de la nuit. Et si elle leur adressait enfin la parole ? Si par ce simple geste, elle trouvait le courage de lutter pour retrouver sa liberté. Mais ne serait-ce pas une liberté illusoire ? Tout dépendait des personnes entre les mains desquelles elle allait se blottir. En tous cas son amant détesté aujourd'hui, ne devait plus savoir où elle aurait disparu, si elle rencontrait de véritables amis. Il perdrait sa trace, ne pourrait plus la diriger. Car que complotait-il peut-être si loin dans la métropole ?
Ce jour-là, elle choisit de s'enfuir, elle fit un paquet de ses affaires, attendit d'être seule et abandonna sa paillote. Elle perdrait de vue l'amie du marin et l'amie de Renée et pour celle-ci, c'était tant mieux. Elle marcha au hasard, longtemps et s'effondra devant la case d'une famille modeste, mais au jardin riche de fleurs et accueillant.
On lui offrit à manger et, la dame compréhensive  qui avait une nombreuse famille ne pouvait la garder plus longtemps. Elle voulut bien l'accompagner chez une personne de sa connaissance, une petite vieille dame qui semblait seule et surtout gentille. Elle alla frapper à sa porte pour qu'elle vienne voir cette jeune femme abandonnée chez elle et qui appelait " au secours ".
- Cette jeune personne est seule, sans ressource, elle a été comme beaucoup abandonnée sur l'île. Cependant, elle fait pitié car elle a l'air discrète et bien éduquée. Vous qui avez tant pleuré votre fille...
La vieille femme à laquelle elle s'adressait était une personne rondelette, aux formes voluptueuses, au regard un peu triste mais qui ne suffisait pas à tempérer sa bonne humeur. Autrefois, elle avait dû être jolie.
Elle sourit à Manon et sans plus attendre, relevant sa robe trop longue, elle vint jusqu'à sa visiteuse, mit ses bras autour de son cou et l'embrassa avec une chaleur toute créole.
L'autre dame se retourna vers Manon.
- Je n'habite pas loin, j'ai des enfants. Vous pourrez parfois venir les garder ou simplement vous distraire avec eux. J'ai bien pensé un instant vous offrir l'hospitalité sans plus d'histoire, contre des petits travaux de ce genre, mais cette dame sera comme une maman pour vous. Vous êtes si jeune.
-. Merci à toutes deux. D'ailleurs, j'ai encore de quoi payer. Je gagnais assez bien ma vie en France et ensuite je vais chercher du travail. J'avais bien une paillote qui m'avait été offerte et je l'ai quittée car je ne veux plus dépendre de la personne qui me l'avait réservée.
Les deux dames se regardèrent. C'était entre elles comme un clin d'œil de connivence.
- Si vous saviez ajouta Manon, comment il m'a traitée, abandonnée enceinte, envoyée de force sur cette île, loin de mes frères que j'aimais ? Mon rêve maintenant est de posséder ma propre paillote, d'y vivre avec mon enfant et de trouver un travail.
 Soudain grave, la vieille dame lui dit :
- Je vais voir ce que je peux faire. Ce n'est jamais une chose facile à se procurer, une paillote, lorsqu'on a peu de temps et pas d'ouvrier disponible.
Manon sourit, un peu pâle.
Heureuse de la voir enfin détendue la dame n'ajouta rien.
- Pour l'instant, venez chez moi. Il y a plus urgent que la paillote. L'enfant ne sera pas long à venir !
Elle entoura de nouveau les épaules de Manon avec tendresse. Pour Manon, le geste d'affection de cette dame l'émouvait profondément. La vieille dame avec son instinct simple et profondément féminin avait compris sans hésiter que ce spontané geste d'accueil était ce qui pouvait le plus toucher la jeune femme solitaire et désespérée.

- Je suis épuisée, mais je suis certainement folle de vous demander l'hospitalité.
- Au contraire, vous êtes folle d'hésiter. Entrez, il faisait froid ce matin, 5°, aussi ai-je allumé un petit feu. Je vais vous faire une tisane. 
- Je suis désolée de vous déranger.
- Je vous offre l'hospitalité que vous m'avez demandée, où est le mal pour vous désoler ainsi ?
Mais entrez donc et faites comme chez vous dit la vieille dame encore debout devant sa maison.
L'autre personne avait disparu, sans doute qu'elle était rentrée chez elle. Sa nouvelle amie fit pénétrer Manon dans sa pièce principale et referma la porte derrière elle. Manon demeura un moment immobile dans l'entrée regardant cet intérieur coloré et chaleureux où crépitait un petit feu de bois protégé par un pare-feu.
- Je suis vieille et j'ai plus facilement froid, je suis obligée de faire parfois un peu de feu s'excusa-t-elle. Heureusement ici, la fraîcheur ne dure jamais.
Tirant un fauteuil vers la jeune femme, la propriétaire l'installa confortablement. Elle lui versa une boisson chaude.
- Cela ne vous paraît pas un peu trop sucré ? Comme toutes les créoles, j'adore le sucre fit la dame en riant.

Le soir, la dame avait  préparé un copieux repas et l'avait servie.
La soupe, ce fut comme l'air de la ville et des jardins qu'elle avait respirés dès la descente du bateau ou lorsqu'elle sortait sur le seuil des cases. C'était une odeur agréable, exotique et incomparable, un goût riche mais qu'elle ne reconnaissait pas. Peut-être le délicieux picotement de la citronnelle, la douceur de la coriandre fraîche, la suavité des  légumes cuits avec de la viande et des épices ? La soupe réveilla son attention et son énergie lorsqu'elle entra dans sa bouche et dans son corps, et ce fut soudain tout l'inconnu de sa vie nouvelle qui entra en elle, mais cet inconnu ne la révolta plus.
Mise en confiance Manon s'expliqua :
- Dans toute existence survient l'instant où un être humain, quel que soit son rang, doit prouver sa véritable valeur. Et la mienne est pour l'instant d'échapper au joug d'un homme dont je dépends sans en avoir les privilèges !
- Je suis heureuse de vous aider dit sa nouvelle amie. Je suis seule aussi, je serai votre famille et vous serez la mienne.
La vieille dame s'appelait Fortunée, de son côté elle trouvait émouvante cette nouvelle jeune femme, presque une enfant encore et si triste déjà. Aussi, pour elle, habituée depuis longtemps aux replis cachés des souffrances humaines, elle sentait qu'elle était déjà comme sa fille. Sans le savoir, Manon lui livra les clés de son cœur, de cette révolte hargneuse qui cachait un profond besoin d'amour, doublé d'un sombre rejet de l'homme quel qu'il soit.
- J'ai mal de cette situation, chuchota-t-elle.
- Vous en trouverez un autre de comte, il en vient par ici parfois, mais pas dans les paillotes !
- Je ne veux plus de comte, et encore moins de duc dit-elle en riant. Le regret du beau noble s'estompait mais Fortunée restait encore imùpuissante devant ce chagrin muet et ne savait que faire pour la consoler. A mesure que s'écoulaient les jours, elle se prenait à en vouloir un peu à la jeune femme de sa faiblesse, de ses malaises, de sa beauté momentanément enfuie pour laisser place à la femme enceinte épanouie.
- J'ai l'air d'un animal affamé qui auraiyt avalé un ballon ! se désolait manon quand il lui arrivait de jeter un regard dans un miroir.
Que voulait dire cette allusion, sur une île où les comtes et les ducs étaient rares... Manon n'avait pas parlé de la noblesse de cet homme. Était-elle au courant ?
Manon angoissée s'agita.
- Calmez-vous, vous ne parviendrez pas à refaire le monde. et vous vous rendez malade. Votre malheur n'est rien à côté de bien d'autres, ici, sur l'île, autour de vous. La venue d'un enfant est un bonheur à venir, sa naissance un acte naturel. L'enfant va naître bientôt. Il va juste vous falloir un peu de courage car c'est une première grossesse, c'est évident !
- Tout m'échappe à la fois, ma famille, mon passé, ma vie, mon pays, mon amour...Tout me trahit, tout m'afflige et m'ennuie, tout me manque,  hors ma sensibilité à fleur de peau, tout en moi, n'est que vide et douleur.
- Je vous guérirai dit tendrement la vieille dame. J'ai eu une fille, une très jeune femme comme vous qui n’avait pas 18 ans. Un être trop tôt meurtri aussi qui voulait parfois vivre pour son enfant, parfois le rejeter mais qui avait perdu tout courage et pensait aussi à la mort.
- A-t-elle guéri ?
- Non, je n'ai rien pu faire pour elle. Mais toi, dit-elle brusquement en passant au " tu ",  plus tendre, je t'aiderai en souvenir d'elle et parce que tu m'es sympathique. Ma principale lutte est en souvenir d'elle, et son but est la défense des jeunes femmes comme toi, décidées à rester honnêtes, surtout si cette jeune femme a été maltraitée, pour ainsi dire vendue.
- Du courage, je n'en ai plus, moi non plus, comme votre fille ! réussit à déclarer Manon.
Au fond de son marasme mental, Manon fut sensible à cette sollicitude bavarde et permanente. Cette dame lui rappelait sa mère par sa tendresse et sa sollicitude, sa grand-mère par son bavardage familier et incessant.
Elle était plus que charmante et sans enfant. Elle s'empressa auprès de la jeune Manon et une sorte de paix se fit en celle-ci, divinement reposante après les angoisses de l'année écoulée.
Elle se laissa soigner comme un enfant.
Le matin elle observait Félicité qui se débattait avec sa chevelure sauvage et indisciplinée. Elle en faisait une épaisse torsade qui se révoltait mais qui finissait par se lover, se tasser dans le chignon emprisonnée dans des peignes de corne ambrée. Tout en se coiffant, elle bavardait, piaillait comme un doux moineau pour apprivoiser la jeune femme. La journée pouvait commencer plus détendue, les deux femmes avaient déjà prélevé sur elle leur dime de tendre complicité.
 Depuis, les deux femmes ne s'étaient pas quittées, trouvant dans la vie commune un charme grandissant à mesure qu'elles se connaissaient mieux. Maintenant Fortunée remerciait le ciel de lui avoir donné une nouvelle fille, cependant que Manon s'habituait à voir en elle une seconde mère qui, par ses qualités d'énergie et de courage dépassait même sa vraie mère sans pour autant être autoritaire. Le solide sens de l'humour qu'elle avait conservé en faisait en plus une compagne des plus saines et des plus agréables.
Manon choisit de s'occuper le plus possible pour éviter de trop réfléchir car c'était ce qu'elle craignait le plus au monde. Elle était toujours un peu comme une naufragée qui, trop heureuse d'atteindre la terre ferme après les heures d'une lutte épuisante contre les vagues, savoure le bonheur égoïste d'être entière et bien vivante mais qui ressent encore le mouvement du bateau qui tangue et regrette au plus profond d'elle-même  la terre perdue. Elle craignait pardessus tout que cette nostalgie la rattrape un jour ou l'autre dans l'oisiveté.
Un matin en s'éveillant, elle entendit le cri des  pétrels, alla pieds nus ouvrir la porte et comme le temps était aussi gris qu'à Paris, le souvenir de ses frères, de sa mère, de ses amis l'envahit sans qu'elle pût y opposer la moindre défense. Pourtant elle prit plaisir à suivre le vol majestueux des oiseaux, restant de longues minutes à contempler  ces amis de l'air, du vent qui  avaient eu le pouvoir de la ramener au temps de son enfance.
 La grisaille ne durait jamais sur l'île. Fortunée avait ouvert toutes grandes les fenêtres pour mieux lui faire observer le paysage de sa nouvelle vie, pour le lui rendre familier. Au loin, les barques voguaient lentement, les cris rauques des oiseaux marins concurrençaient le tintement .mélancolique des cloches.. La première bouffée de joie depuis longtemps emplit le cœur.de Manon.
  - Il faut respirer l'air de l'océan et les parfums de la nature, maintenant lui dit Fortunée.
Manon s'élança dehors attirée par elle ne savait quelle joie soudaine. Elle traversa le minuscule jardin plein de bougainvilliers, de roses, de flamboyants et elle suivit l'air marin qui charriait des odeurs de poivre, de cannelle issues d'un navire prêt à partir avec sa cargaison.
A partir de ce moment,  se rendre au jardin fut chez elle une réaction naturelle, quand elle avait besoin d'oublier, de réfléchir ou de retrouver son calme. Petite fille, à Paris, elle courait vers le parc voisin pour se réfugier avec son frère chéri, là où l'ombre des arbres se faisait la plus dense, lorsque le père battait la mère ou un enfant plus petit, lorsque le père avait trop bu et qu'ils éprouvaient tous deux un de ces chagrins d'enfant trop lourd à porter ou même à partager. Les deux petits, soucieux et solitaires au milieu des adultes indifférents, venaient demander à la nature, une aide, une réponse à leurs problèmes pourtant insolubles ou tout au moins un instant de sérénité.

Durant des semaines, aidée par sa nouvelle amie, elle lutta contre son mal qui revenait à intervalles réguliers.
Fortunée  prit une place solide dans son cœur. Elle lui faisait découvrir ce que pouvait être une amitié, une véritable amitié. Les deux femmes babillaient comme si elles se connaissaient depuis longtemps. C'était surtout Fortunée qui faisait les frais de la conversation. Elle avait expliqué tout ce qu'elle possédait, pouvait ou savait sur l'île. Elle avait épanché peu à peu tout son cœur, tout son passé. Manon l'écoutait généralement en silence, parfois laissant échapper à son tour, une petite confidence. Mais toutes deux échangeaient souvent des regards affectueux et tendres.
Peu à peu, la vieille femme lui donna envie de se confier.
Elle parla de son refus parfois de considérer l'enfant comme sien. Ce rejet, ce mépris résonnait dans sa voix tendue. Sa compagne en eut conscience et se garda bien de l'interrompre. Elle comprenait le besoin forcené de Manon d'arracher de sa chair un fruit conçu dans des circonstances si affreuses pour une si jeune fille. Elle avait aimé René, mais comment ne pas appeler viol cet acte rapide, violent dans une calèche couverte. Elle refusait à ce bébé la qualité de devenir un enfant innocent, non responsable. C'était pour elle une chose monstrueuse, une espèce de cancer dévorant se repaissant à la fois de sa vitalité, ( d'ailleurs elle  en avait si peu depuis un certain temps ), et ayant déjà dévoré tous ses espoirs, toutes ses naïvetés, toutes ses croyances en un bonheur possible. La vieille dame tendait la main vers elle, pressait celle de Manon affectueusement mais gardait le silence exceptionnellement pour ne pas interrompre ses confidences. 
Ce silence pourtant accrut l'angoisse de Manon. De quel droit assommerait-elle cette dame attentive de ses révélations lourdes à porter mais personnelles. Ce serait d'une part de l'égoïsme, d'autre part un risque d'être moins appréciée.
- Mme, souffla-t-elle, je vous fais horreur n'est-ce pas ?
La main douce accentua la pression
- Me faire horreur ? Ma pauvre enfant ! Tu ne sais pas ce que tu dis. Des petites filles comme toi,  j'en ai vu d'autres repoussées comme des catins. J'ai vu, en plus de l'arrivée d'esclaves, des contingents de femmes françaises, débarquées à leur tour ici après avoir été recrutées dans les orphelinats ou dans les bas fonds des quartiers populaires et pour servir de femmes aux colons de l’Ile. Arrivées ici, elles n’ont guère la possibilité de s’imposer dans une société coloniale à domination masculine. Presque aucune n'y vient de son plein gré. Leur rôle est de servir de compagne, de donner de nombreux enfants  aux arrivants de toutes origines. Seul le mal que l’on accomplit volontairement peut souiller. C'est seulement pour ces quelques kilos de chair qui peuvent mûrir en elles qu'elles deviennent précieuses. On ne pratique guère l'avortement chez nous, il faut peupler, peupler. Notre île n'a pas assez de reproductrices. Seules les prostituées ont recours à l'avortement et encore en cachette. Toutes ne deviennent pas toujours épouses, ces hommes sont libres. Et je te fais grâce des conditions  dans lesquelles cela se passe. La vérité ajouta-t-elle est que j'ai peur pour toi, ma chérie. Ta beauté, ta jeunesse dont l'ardeur ne peut que renaître dès la naissance de l'enfant, va  attirer des hommes. C'est pourquoi je suis heureuse que tu aies accepté la protection d'une vieille femme. Tu es comme mon enfant maintenant et s'il t'arrivait malheur, ou simplement quelque chose contre ta volonté, je ne me le pardonnerai pas.

- Il y a quelques jours encore, j'étais très malheureuse mais à présent, moins... En parler de cette grossesse, face à vous, a contribué à rétablir mon équilibre et m'a à peine émue.  Je crois que mon amour était trop neuf, trop profond et un tel amour qui tombe de trop haut ne peut que se briser.
- L'aimes-tu encore cet homme ?
- Vous ne voudriez pas que j'aime encore cet homme-là ? Non, je ne l'aime plus et de cela j'en suis sûre. Je ne tenais déjà pas beaucoup de place dans ma famille et voilà qu'on m'a effacée. Et maintenant personne ne tient à moi... Je me demande même si ma mère m'a longtemps pleurée. Elle était si soumise en tout, à notre père, à Dieu, aux prêtres. Elle est restée sur sa notion de honte et non d'affection maternelle. Et puis, il lui reste tous ses garçons. Quant à mes frères, la plupart étaient trop jeunes. Pour eux, je n'existe plus, sauf pour l'aîné d'entre eux que je regrette tant. J'aimerais savoir comment il réagit ou ce qu'il deviendra ! Quant à moi, je me sens bien ici. Je ne souhaite plus qu'oublier.

Avait-elle vraiment hésité entre rejeter l'enfant, avorter, l'abandonner ? Elle souffrait, mais ne savait pas analyser sa réaction profonde. Était-ce un rejet total qu'elle avait souhaité ? Parfois, elle en doutait. Parfois dans sa solitude, elle était heureuse de cette prochaine naissance, de ce bébé auquel elle s'attacherait. peut-être comme à une bouée.
 
Le temps s'écoulait tranquillement sur l'île. Elle souhaitait vivre près de Fortunée qu'elle appréciait de plus en plus, mais chez elle, dans sa propre paillote.
Fortunée trouva quelques ouvriers qui
lui proposèrent d'abord une hutte provisoire. La hutte était un abri facile à construite avec les matériaux trouvés sur place. Elle pourrait se construire au fond du jardin de Fortunée.
Comme certaines des habitations de l'île, celle de Fortunée avait les pièces ouvertes sur une cour où croissait pour fournir de l'ombre, une végétation abondante composée de hautes fougères arborescentes, de palmiers et de quelques arbres fruitiers. Cet espace constituait le cœur du jardin, le passage obligé lorsqu'on sortait de chaque pièce. C'est dans cette vaste cour calme qui pacifiait chacun, qu'elle ferait élever sa paillote  Elle serait proche de son amie tout en étant indépendante. La forme triangulaire de la hutte lui permettrait de se protéger de la pluie et  du  vent. Ce genre d'abri rudimentaire, sur l'île, s'était pérennisé jusque dans les années 1950.
Les matériaux à utiliser : vacoa, latanier, vétiver et canne, taillables, transportables et résistants s'accumulèrent dans le terrain, ils serviraient  à la structure. Les  feuilles empilées ou les pailles mises en bottes protégeraient des rigueurs du climat sur les bords d'un océan parfois déchaîné.  La hutte ne servirait à Manon qu'à dormir, le repas des deux femmes continueraient à le préparer dans le " boucan ",  abri sommaire un peu éloigné de la case à cause des risques d'incendie..
En peu de temps ces hommes bâtirent une chambre confortable à Manon qu'elle put encore payer avec les petites économies de France qu'elle avait réussi à subtiliser à son père.
Dans sa nouvelle maison, elle se sentit davantage chez elle. Elle se libérait totalement de René et de ses offres condescendantes. Elle pourrait vivre non loin de l'océan qui lui permettait de voyager par la pensée et le souvenir. Elle aimait la vaste étendue turbulente d'un vert-brun brodé de blanc sous un ciel souvent sans limites. De ses nouvelles fenêtres qu'elle pouvait comme en métropole ouvrir et fermer, elle pouvait augmenter ou diminuer le faible grondement continu des vagues, semblable à un lointain tonnerre qui se ruait par les ouvertures, mué en un rugissement lorsqu'elle aérait.
Les deux femmes purent bientôt goûter, dans leurs deux logements conjoints la détente physique de moments de bonheur, le plaisir d'un soleil chaud sans être incommode sous les flamboyants, celui pour Manon de pouvoir enfin se laver dans un moment d'intimité retrouvé, de porter des vêtements propres, de préparer la naissance. La cour sentait bon la lessive, les fleurs et la nourriture saine et épicée, toutes ces petites choses de la vie courante qui prennent un prix extraordinaire après un séjour en enfer.
Manon découvrit une cuisine riche et savoureuse et elle décida de se former à ces nouveaux plats.

Les mets étaient disposés sur des assiettes et dans des bols. Il y avait parfois une soupe aux avocats parfumée au jus de citron, des crevettes sautées à l'ail, du crabe farci, d'autres fois, c'était simplement des nouilles aux légumes, du porc revenu avec des épices et posé sur du riz blanc qui était tout de même l'aliment de base. C'était pour Manon de véritables festins. Toutes ces nourritures répandaient autour des cases, des parfums délicieux mêlés de coriandre fraîche, de cannelle, de gingembre, de légumes, de caramel même.... 
Fortunée. encourageait son amie à goûter ces mets et elle-même se servait copieusement.

- Je ne pourrai bientôt plus entrer dans aucune de mes robes gémissait Manon presque chaque matin après sa toilette.
- Tu trouveras bien quelqu'un pour te procurer des tissus et je t'aiderai à en confectionner d'autres, répondait en riant sa compagne qui l'assurait alors qu'elle n'avait jamais eu si bonne mine depuis son arrivée sur l'île, que sa bonne cuisine lui avait donné un teint comme celui des camélias qui poussent seulement " dans les hauts " à la lumière d'un soleil moins chaud.
Depuis sa rencontre avec Fortunée, comme si son corps n'attendait que le calme de son esprit pour faire preuve de bonne volonté, elle se sentait mieux. Elle se releva peu à peu de sa déprime et les nausées qui l'avaient torturée depuis le début de sa grossesse, disparurent. Par contre, elle s'était mise à dévorer avec un appétit qui n'allait pas sans l'inquiéter sur ce que pourrait devenir son tour de taille, après la naissance de l'enfant. Mais la vieille dame resta longtemps encore la seule à pouvoir l'approcher.
Un jour pourtant, Manon osa porter une longue robe safran datant de son apparition sur les planches de la petite scène du café concert et qui commençait à la boudiner un peu, lorsqu'elle reparut dans les ruelles, le long du jardin de Fortunée. Pour la première fois, elle s'aventura un peu plus loin et elle recommença chaque jour cette courte promenade. Elle réapprit à saluer aimablement les gens.. :
Avec le temps, Manon s'habitua à distinguer autour d'elle les physionomies qui, les premiers temps lui paraissaient toutes semblables. Depuis les premières apparitions de la jeune femme épuisée, sur le pas de leur porte, les voisins qui lui avaient conseillé la maison de Fortunée, venaient parler avec elle et parlaient d'elle à leurs amis.
Au début, peu audacieux, ils bavardaient  entre eux.
- On ne sait pas à quoi elle occupe ses journées.
- Il semble exister entre les deux femmes une grande confiance. On sent que l'unique souci de la Fortunée est de la protéger.

Puis ils furent de plus en plus nombreux à lui adresser la parole.
- Vous allez voir, moi je vais la faire sortir de son trou narguait un monsieur...
Cet homme en particulier l'avait croisée dans les ruelles et s'était retourné à son passage. Depuis il rendait assez souvent visite aux deux femmes. Fortunée semblait le connaître, sans l'apprécier vraiment. Pourtant elle lui parlait froidement mais avec un certain respect. D'après Fortunée, c'était un vieil habitué des parages. Il aimait de plus en plus taquiner la jeune femme et bien qu'apparemment honnêtes, ses propos paraissaient un peu trop ambigus pour Manon déjà si méfiante.
- Bonjour, mademoiselle, lui disait-il chaque fois, alors qu'il ne pouvait manquer de voir son ventre s'arrondir !. Son répertoire variait peu.
- Eh bien, mais vous en faites une tête ! Il y a de la place pour toutes les femmes sur l'île, surtout pour les jolies femmes ! Et il sortait en riant aux éclats.

- Ce n'est pas de votre soupe qu'elle a besoin, disait-il à Fortunée, c'est d'affection et d'amour.
- Je l'aime déjà comme ma fille
- Je ne parlais pas du sentiment maternel ! Cette beauté ne peut rester une splendeur inutile et solitaire comme une statue de musée.
Après son départ, sa nouvelle amie lui proposa une vieille voilette de mousseline blanche qu'elle lui attacha devant le visage.
- C'est trop tard pour certains hommes qui t'ont déjà vue, mais cela vaut mieux pour l'avenir.
On pensera que tu te protèges du soleil.
Manon porta alors une main hésitante et interrogatrice à son visage :
- Les anciens usages sont bien commodes sur notre île ajouta Fortunée. Ils nous protègent du soleil, des intempéries et des regards concupiscents. En sortant ainsi protégée, tu seras moins remarquée.
- Peu de personne ne me connaissent ici, je ne crains pas grand chose.
- Détrompe-toi, les hommes sont plus nombreux que les femmes ici et toi qui souhaites éviter une nouvelle aventure, tu dois de plus en plus te méfier. Ton statut " d'envoyée de France ", ta place au rang des femmes offertes et nécessaires à la reproduction. C'est l'actualité de l'île.
- Moi qui avais eu en entrant chez vous l'impression délicieuse de me trouver à l'abri non seulement du continent, mais aussi de la méchanceté des hommes !!!
Certains aventuriers des îles, de l'époque, indifférents aux paysages n'étaient que des pèlerins de misère, des espèces de caméléons à rebours qui charriaient ailleurs leur pauvreté, leur insolence, leur révolte pour déteindre sur des mirages trompeurs, celui des îles. Ils n'avaient jamais mis les pieds dans une école. Avides, ils s'attaquaient à la vie et à tout ce qu'elle pouvait encore leur offrir.
Manon essaya d'éviter ce jeune homme. En vain cependant.
Ce prédateur à qui les bavards racontaient les angoisses de Manon à propos de sa ligne, ne faisait qu'en ricaner.
- De toutes façons les hommes dignes de ce nom préfèrent de beaucoup les jeunes femmes un peu rondes, un peu rembourrées,  aux chairs moelleuses et non le tas d'os qui te rest
ait à ton arrivée et qui ne pourrait plaire que dans les cafés concerts de Paris.
Manon se braqua un peu plus et tourna le dos, mais c'était aussi pour regarder dans le miroir de son amie, son teint d'ivoire retrouvé et qui pendant ses courtes promenades au jardin brûlé par le soleil avait déjà pris des tons plus chauds et ce léger bronzage lui allait à merveille.

Elle remarquait de plus en plus d'ailleurs, certains hommes qui se préoccupaient d'elle, se rapprochaient aussi. En général, ils aimaient un peu trop le rhum et beuglaient devant sa cour, de vieux chants bachiques ou nautiques, racontaient des histoires sans queue ni tête et faisaient sans cesse vibrer les cases. Manon sentait qu'elle serait vite perdue et que bientôt, dès qu'elle aurait accouché, ces hommes la réclameraient comme un dû.
Mais les prédateurs avides de jolies femmes n'étaient pas les seuls dangers de l'île.
- Les hivers sont doux sur notre terre du bout du monde avait dit un jour Fortunée, le plus grand ennemi est le vent, la tempête : elles sont terribles ici surtout l'été.
Manon n'allait pas tarder à s'en rendre compte.

 Un soir de son premier été sur l'île, des masses nuageuses venant du Nord-Ouest abordèrent l’île en début de soirée. Ce jour-là les dépressions déplaçaient leurs masses d'air vers les Mascareignes alors que ces dernières étaient baignées par une mer chaude, et que l'atmosphère partout restait lourde et humide. Elles étaient donc accompagnées d’orages violents et on voyait déjà les éclairs dans le lointain. Les orages étaient la conséquence de la chaleur inhabituelle de ces derniers temps et on prévoyait pas mal de dégâts sur le trajet.  Soudain des trombes marines se déversèrent, tellement puissantes, qu'elles surprirent la population même. Manon avait bien été informée par ses nouveaux amis que les conflits atmosphériques étaient nettement plus dynamiques ici qu'en métropole, bien que les orages violents ne fussent pas nombreux.  Le puissant orage généra de la grêle et une ambiance très spectaculaire : les éclairs incessants d'abord passèrent par différentes couleurs : blanc,  jaune, puis ils virèrent au rose et au bleu mettant en valeur le front d'attaque de l'orage. Le vent se leva ensuite  accompagné d'un flot de poussière impressionnant. Pendant que le vent se renforçait, les pluies se firent plus denses en même temps, les impacts de foudre plus violents et plus rapprochés. La visibilité devint nulle. Tous les vents de l'univers semblaient  s'être donné rendez-vous pour jeter bas les cases et les paillotes .
Après la tempête Manon ne vit plus qu'un scénario chaotique de leur village de paillotes ! Dans une atmosphère encore étouffante, angoissante, les cours et les jardins s'étaient transformés en bourbiers tandis que l'eau s'infiltrait dans les habitations. Les jardins de certains s'en tiraient avec un arbre abattu, des massifs étaient ravagés par la tornade, la serre du voisin était endommagée et ses allées creusées de rigoles et aucune des paillote n'avait résisté. La paillote de Manon, qu'elle avait tant appréciée était tout simplement anéantie. Au crépuscule, il fit presque froid et le vent apaisé changea en fontaine la moindre branche d'arbre. Manon se réfugia chez sa nouvelle amie dont la case ancienne et solide était toujours sur pied, toujours belle et accueillante. Dès l'accalmie, elles sortirent mettre un peu d'ordre dans ce méli-mélo et apporter de l'aide à ceux qui en avaient besoin.
Elles dînèrent ce soir-là sur une table rustique confectionnée avec des planches par des amis. On servit aussi dans des plats de terre cuite de fabrication artisanale car toute la vaisselle des deux femmes avait succombé à l'ouragan. Les problèmes de cuisine aussi avaient été simplifiés jusqu'à la frugalité et elles ne se partagèrent qu'une soupe de lentilles, du pain et du fromage..
Manon ne s'attarda pas à se désoler, elle savait qu'elle pouvait compter sur Fortunée. Elle pensa à un habitat plus solide dès que possible. Mais avant il y avait plus urgent, la naissance de l'enfant et surtout la grande question qui se poserait bientôt, comment gagner sa vie, celle de son enfant et comment économiser ?
Dans la Maison de Fortunée, elle retrouva le calme et l'affection. Au fur et à mesure d'ailleurs qu'elle s'arrondissait, Manon en venait à acquérir une placidité quasi orientale, la placidité de Fortunée.

Son énergie revint, mais pas pour longtemps... Des douleurs aigües, brutales, soudaines lui martyrisèrent le bas des reins. Afin de leur échapper, elle gémit, alla s'allonger dans une des chambres de Fortunée et se tourna sur le côté, ramenant ses jambes contre elle. 
La souffrance ne s'apaisait pas. Une onde brûlante parcourait ses entrailles, et dans son corps encore fragilisé par le voyage, la maladie et son esprit longtemps épuisé par le chagrin, puis tout de même par la perte de sa paillote, elle eut peur.
Terrorisée, elle suppliait :
- Seigneur, cet enfant qui va naître n'a plus de père, ne lui enlevez pas sa mère.
Maintenant la douleur réapparaissait à intervalles réguliers,  elle renaissait balayant momentanément son désespoir comme d'ailleurs son énergie récente, pour ramener Manon au simple état de chair pantelante. Elle réclama sa vieille amie de plus en plus souvent à ses côtés pour s'assurer qu'aux moments difficiles, elle serait là pour l'aider.
Fortune avait fait appel à une habituée des accouchements.
- Tu dois aller voir une enfant lui avait-elle dit, dans la zone des paillotes. Elle a été violée à 15 ans et semble très marquée. C'est le moment de faire usage de tes connaissances en psychologie car cette fois non plus le bon Dieu ne suffira pas.
- Seigneur quel monstre a pu faire une chose pareille ?
- La misère d'abord et un malotrus ensuite.
La jeune sage femme appelée se mit immédiatement à faire chauffer de l'eau, changea la literie, alla chercher chez elle des piles de linge et de serviettes...
Cette petite femme vivace entourée d'une odeur de simples, aidait à naître presque tous les enfants du coin. Elle n'exigeait rien en échange de ses services. Ses patientes la payaient en lui laissant des œufs, des fruits, du bois, des volailles..., Félicité, c'était son nom resterait jusqu'à ce que la maman pût s'occuper seule de l'enfant et de son intérieur dès qu'elle en aurait un. Elle était arrivée avec ses herbes pour enfanter facilement, ses ciseaux bénis, ses linges impeccablement bouillis, ses compresses, ses baumes personnels, son fil à coudre et un savoir transmis par plusieurs générations. Tout en préparant l'accueil du bébé encore en chemin, elle pérorait sans répit, distrayant la patiente avec des cancans du cru dont le but était d'abréger le temps et d'atténuer la douleur.
Lorsque Manon eut avalé jusqu'à la dernière goutte la coupe amère de sa souffrance dévorante, après avoir murmuré une dernière fois en pensant à René :" le misérable ! ", son esprit même fut envahi par la vague des contractions.. Elle se concentra sur son univers de draps, de serviettes, de bassines, de flacons et de pots. La chaleur était étouffante.

Combien de temps dura la tempête de douleurs qui ensevelit  Manon après la fatigue physique d'un long voyage et la fatigue morale de la solitude, de l'impression d'avandon et de trahison ?. Manon eut été incapable de le dire, mais cela lui parut une éternité. Son chagrin s'en trouva aboli car elle perdit la conscience de tout ce qui n'était pas cette torture. La douleur ne lui laissait plus trève ni repos. Manon n'avait plus la force de crier mais un gémissement continu s'échappait de ses lèvres sèches que sa nouvelle amie humectait de temps en temps. Elle haletait, prise au piège de cette souffrance sans rémission qu'il lui fallait endurer jusqu'à son terme. La Réunionnaise continuait à passer sur son front son linge imbibé d'eau fraîche. Cela la rafraîchissait et la ranimait un instant. Puis le bébé revenait à la charge pressé de voir le jour et la martyre, épuisée déjà depuis son arrivée sur l'île et par les larmes qu'elle avait sans cesse versées souhaitait désespérément un instant, un seul de rémission qui lui eût permis de se laisser aller à son immense fatigue. est-ce que cette terrible douleur cesserait un jour ?
- poussez
- Je ne peux pas, je ne peux plus, laissez-moi mourir
- Vous n'allez pas mourir et l'enfant va être là dans quelques minutes!
- Encore un peu de courage, ma mignonne !

Du courage ! Manon ne savait  même plus ce que c'était. Elle obéit néanmoins, malgré elle, machinalement et soudain il y eut une douleur plus forte que les autres qui lui arracha un véritable hurlement. mais ce fut le dernier. L'instant suivant, Manon plongeait enfin dans une bienheureuse inconscience. Elle n'entendit même pas les cris rageurs du bébé.
Un moment Fortunée, les larmes aux yeux, considéra la mince forme, si mince et si frêle maintenant qu'elle n'avait plus le bébé, elle semblait perdue dans ce trop grand lit. Se pouvait-il qu'en cette jeune créature épuisée physiquement et moralement, il demeurât encore un peu de résistance.
Son affection pour Manon, sa solitude, lui avaient fait rejeter dans l'oubli les circonstances de la conception du bébé pour ne plus voir que l'enfant de Manon, le fils de sa fille adoptive. Et elle découvrait d'un coup la joie d'être grand-mère. D'un doigt précautionneux, elle écarta la couverture pour admirer la petite figure rouge qui s'était paisiblement endormie, ses poings minuscules bien serrés sue sa poitrine, sur cette vie toute neuve que sa mère venait de lui donner. Et Fortunée sentie de nouveau ses yeux se mouiller.
- Mon Dieu j'ai l'impression qu'il ressemble à sa mère et c'est tant mieux !
Cela avait duré des heures et enfin, la sage femme tint dans une grande serviette un paquet rouge qui gigotait en glapissant. Elle le jugea en parfaite santé et se mit en de voir de l'initier à l'ordinaire de la vie en lui administrant une bonne paire de fessées. L'odeur des sels et du vinaigre emplissait la pièce.
Manon reprenait peu à peu ses esprits. La jeune femme, venue l'assister, de nouveau se pencha, souleva tout doucement le bébé et le déposa sur la poitrine de Manon, tout d'abord réticente. Une dernière angoisse ? Debout de chaque côté du lit, les 2 personnes, son amie et la sage femme, retenaient leur respiration et s'interdisaient le moindre mouvement, regardant seulement. Elles espéraient voir s'accomplir sous leurs yeux le miracle de l'amour maternel susceptible de s'éveiller.. Mais quand ? Était-ce pour tout de suite ?
La jeune Manon sortit du bienheureux sommeil qui l'avait engloutie corps et âme. Les rideaux de sa chambre étaient fermés, les veilleuses allumées  dispensaient une douce lumière dorée car la nuit était tombée. Un bruit vague avait éveillé Manon, des pas feutrés s'approchaient du lit. Fortunée lui portait un plateau où fumait son léger repas à l'odeur appétissante. Elle entendit de nouveau le pas hésitant. Quelque chose en elle se rebiffait intérieurement, devant l'attitude de ces dames; non seulement elle était restée longtemps prisonnière de René, maintenant elle était prisonnière de ce fils, mais encore de ces deux-là. De quoi se mêlaient-elles pour lui imposer les clichés de l'amour maternel ? Elle n'avait pas vraiment envie de quitter la douceur du repos. Le désir de dormir habitait encore chacune des fibres de son corps. Néanmoins elle ouvrit un instant les yeux puis elle détourna la tête et se mit à pleurer; peu après, elle s'étira longuement avec le plaisir animal de quelqu'un qui a longtemps subi une pénible contrainte physique et morale et qui croit retrouver tout à coup la pleine liberté de ses mouvements. Que c'était bon de se retrouver soi-même après tous ces mois où son corps n'avait été pour elle qu'un poids étranger et de plus en plus encombrant ! Même le souvenir des heures cruelles qu'elle venait d'endurer dans ce lit s'estompait déjà emporté par l'irrésistible marée du temps vers les brumes épaisses de l'oubli.
A côté d'elle Fortunée s'activait, reposait le bébé, aidait la jeune femme à s'installer das le nid rapidement tapoté. Après avoir remonté les oreillers, elle passait encore un linge humecté d'une fraîche lotion de plantes et redisposait le plateau sur les genoux de Manon. La vieille dame se pencha au-dessus du berceau et tenta une nouvelle fois d'aller soulever le bébé, elle le prit dans ses bras et le tendit avec insistance vers sa maman.

Manon étouffa un cri devant le paquet blanc et mousseux, porté avec d'infinies précautions, au-dessus duquel s'agitaient deux minuscules mains rosées. Tout le sang de Marie reflua vers son coeur. Elle était encore partégée entre l'horreur de cette naissance et l'attrait des petites mains. Elle jeta autour d'elle des regards éperdus cherchant un refuge contre ce danger neigeux. Elle finit par accepter de le regarder, et même de le toucher. Le petit dormait au milieu des broderies de Fortunée. Ses petits doigts sagement étalés sur son lange de coton doux, attiraient toujours le regard;  sous son bonnet de laine  de fins cheveux légers comme un brouillard bouclaient au-dessus d'une petite figure ronde dont le teint duveteux évoquait celui d'une pêche de vigne. Il dormait avec beaucoup de sérieux et d'abandon. Les coins de sa petite bouche frémissaient légèrement évoquant déjà un sourire. Manon fascinait le dévorait des yeux.
Fortunée exultait :.
- A un moment, tu souhaitais abandonner l'enfant dit Fortunée...Or le petit garçon est le gage de ta guérison totale, de ton bonheur et donc de votre avenir à tous deux.
- Maintenant, si vous ne voulez pas de ce bébé, il faut le dire vite, avant qu'il ne soit trop tard dit la sage-femme.
La dame réagissait à contre temps. Cette réaction, c'était avant qu'elle n'eût serré contre elle le corps minuscule. Or, depuis que Manon serrait le petit paquet tendre et doux dont la menotte impérieuse s'était refermée sur la sienne, comme pour en prendre possession, un tel discours n'était plus d'actualité !.
- J'ai compris, reprit la sage femme ! nous voulons seulement que, comme toutes les mamans, vous conveniez que votre fils est unique et le plus bel enfant du monde.
- Eh bien, c'est fait, j'en conviens, sourit-elle devant cette insistance des deux femmes maladroites. Je me sens prête à défier l'univers sournois de tous les mépris, des ragots ou des regards fuyants, et même concupiscents.
Son amie l'embrassa
- Avec le temps, ton moral reprendra le dessus et avec les années, tout ceci ne sera plus qu'un désagréable incident de parcours dont le souvenir prendra de nouvelles couleurs. L'enfant fera le reste !
Mais jusqu'à quand donc ceux qui prétendaient l'aimer cesseraient-ils de s'adjuger le droit de disposer de sa personne, de son temps ou même de son avenir.

- Votre complot a réussi sourit cependant Manon.
- Il n'y a pas de complot fit Fortunée avec un sourire plein de malice !
Et pour ne pas les peiner :
- Vous m'avez convaincue, ajouta Manon.
Félicité resta quelques jours pour s'occuper du bébé, du ménage, cuisinait de bons petits plats pour remonter Manon. Elle devint pour celle-ci une nouvelle amie.

Puis le beau temps revint. par un de ces clairs matins de la belle saison qui était souvent celle des ouragans, tandis que tec-tec et paille-en-queues jouaient avec les derniers nuages au milieu d'un ciel bleu comme la mer calme, comme les yeux de son fils.

En contemplant, ce tout petit personnage dont elle avait eu tellement peur, Manon eut la sensation que quelque chose s'agitait en elle, quelque chose qui avait des ailes et qui cherchait à se libérer définitivement. C'était comme si une autre naissance s'était préparée à son insu dans le secret, née d'une conspiration entre son cœur et son esprit, une force inattendue qui se levait et qui ne lui demandait pas si cela lui convenait. La sage femme et Félicitée, mine de rien insistaient doucement pour mettre mère et enfant en contact. Doucement, elles réussirent à poser à plusieurs reprises au cours des premiers jours après la naissance, l'enfant gigotant qui se réveillait, dans les bras de sa mère. Avec une espèce d'appréhension, au début, Manon avançait peu à peu un doigt précautionneux et, tout doucement, avec la légèreté d'un papillon, elle touchait l'une des petites mains. C'était un geste timide qui n'osait pas s'avouer caresse…. Mais brusquement un jour, la menotte s'anima, écarquilla ses petits doigts et les referma sur l'un de sa mère qu'elle retint prisonnier avec une fermeté inattendue chez un nouveau-né.
La petite tête soyeuse se nicha d'elle-même contre le cou tiède, en une caresse involontaire qui bouleversa Manon. Ces mêmes petites mains parfois s'agitaient et de nouveau se serraient. Manon, admirative, émue par ces simples gestes, refermait sur la petite boule tendre ses bras avec chaque fois un degré d'affection supplémentaire, une affection des plus sincères :
- Mon bébé, mon petit, que tu es beau, murmurait-elle,  tu es déjà très fort aussi. Elle prenait un vif plaisir à glisser son doigt dans le tout petit poing.
Manon releva la tête vers la jeune sage femme, elle pleurait sans retenue, mais c'était de joie. Les larmes faisaient scintiller ses yeux comme des émeraudes au soleil. La sage femme souriait gentiment.
Elle finit par reporter sur son fils tout cet amour qu’elle avait donné étourdiment à René, elle s'attacha à ce petit être que le sort lui avait confié, à cette vie qui commençait grâce à elle. Désormais, elle allait dans la pièce à côté contempler le bel enfant dans son sommeil. Elle l'entourait de soins attentifs. Qu'importait maintenant la manière dont cet enfant avait fait irruption dans sa vie et dont, minuscule et impitoyable tyran, il avait exigé d'elle sa substance ?
Elle découvrait avec une stupeur émerveillée qu'il était sien, chair de sa chair, souffle de son souffle et qu'elle le reconnaissait pour tel.
C'était un Dimanche matin calme et le bébé avait presque 9 jours. Fortunée regardait Manon donner le sein à son fils.
- Est-ce que ça te fait mal ?
- Non, ça fait un drôle d'effet mais finalement j'ai l'impression d'être faite pour cela. Je ne pensais pas que j'allais aimer.
- C'est bon signe. Tu commences à réviser tes positions.  Tu croyais qu'avoir cet enfant était la pire des catastrophes. Et bien non, c'est que tu vas t'en sortir.
- Oui si personne ne sait rien. Oui si des journalistes, des nobles ne découvrent pas l'endroit où se trouve ce bébé et le laissent grandir en paix.
Elle n’avait plus peur, plus honte, elle se sentait délivrée par sa prise de décision de l'élever du mieux qu'elle pouvait. Certes ce serait une charge, mais une raison de vivre aussi... D'ailleurs de quoi avait-elle eu peur ? des hommes, des gens, de la vie ? Qu'allait-elle faire de ses journées ? Elle verrait à mesure...

Ce petit  lui ôtait définitivement aussi ce sentiment accablant de n'avoir en ce monde aucune utilité, aucun prix réel puisque l'homme qui un soir lui avait juré de la protéger, de la chérir, de la défendre n'avait fait que mentir... Désormais Manon avait une raison d'être et un but : accompagner dans la vie et protéger le plus bel enfant du monde. Car elle était persuadée qu'il n'y avait pas plus beau. Et puis, même si le père était absent son rôle en l'élevant serait d'en faire un homme fort et sage mais surtout songeait-elle, un  homme qui saurait s'arrêter un instant pour respirer une fleur, pour admirer la beauté d'un paysage ou d'une œuvre d'art ou simplement pour parler au coin d'une rue à un ami.

Il y avait longtemps que Manon ne s'était pas regardée dans une glace.  Elle osa se rendre dans la chambre de Félicité pour s'examiner et remarqua que son visage n'était déjà plus celui de l'adolescente tourmentée qu'elle avait été trop longtemps, mais celui d'une très jeune femme plus détendue. Elle eut plaisir à découvrir cette image. Maintenant, elle songeait sérieusement à trouver un travail et c'est alors qu'elle aperçut la silhouette du voisin devant la case. décidément, il était toujours là celui-là. Comment s'en débarrasser ?
- Ne vous cachez pas, murmura-t-elle, c'est inutile.
Il entra sans plus de façon.

Il venait souvent en voisin lui offrir ce qu'il avait : des fleurs, des gâteaux.
- Asseyez-vous et goûtez disait-il.

Elle se rendait compte de plus en plus, qu'elle éveillait l'intérêt des hommes par sa beauté et par sa tristesse dans une existence devenue étrange. Pour le moment les jeunes gens qu'elle côtoyait se gardaient bien de la moindre avance : ceux qui s'y étaient hasardés avaient vite découvert qu'elle pouvait griffer. Ses yeux immenses, mélancoliques et câlins étaient devenus plus froids, comme des glaciers, mais ils restaient beaux et attachants. Mais des hommes plus mûrs ne reculaient devant rien.
Les nerfs de Manon trop cruellement tendus depuis son aventure avortée avec le noble René la laissaient réticente à toute approche masculine. Lorsque l'un d'eux la regardait de façon significative, elle se mettait à trembler. Elle n'était plus qu'un animal traqué qui de tous ses sens en éveil cherchait à échapper au prédateur. La jeune femme avait déjà un caractère tendre et maintenant il était devenu craintif.
Un jour elle avait même accueilli ce voisin prévenant avec un objet lourd à la main car elle avait deviné ses intentions et son pouvoir sur cet homme au regard de plus en plus avide. Elle se préparait à une violente riposte. Il avait alors saisi son poignet pensant qu'elle était encore fiévreuse à cause de son accouchement récent. Dans la lutte elle s'était retrouvée ébouriffée, criant comme une furie :
-  Laissez-moi, vous n'avez pas honte !

- Ne me  prenez pas pour un ogre. N'ayez pas peur... répétait-il, essuyant avec un mouchoir l'égratignure qu'elle avait imprimée sur sa joue. Recoiffez-vous puisqu'il y a un miroir dans votre meuble de chevet que j'ai porté l'autre jour et que Fortunée a dû y mettre. Elle n'a pas dû oser dire que c'était de ma part.
Il y était en effet. Elle ne protesta pas davantage devant le complot évident. Mais ses jambes tremblaient tandis qu'elle se coiffait.
Elle doutait de la sincérité de cet homme. Mais elle se demanda si vraiment son amie l'avait ainsi trahie et elle eut un eu de rancune. Ce n'était pas possible, il avait dû mentir !
Lui, prenait gaiement la chose et ne renonçait jamais.
- Vous avez poutant un physique extraordinaire. Avez-vous été  mannequin, actrice ?
 Elle osa le regarder franchement pour la première fois. Il était blond, soigné et avait lui aussi un charme personnel exceptionnel bien qu'il fût loin de la condescendance d'un René. Son bavardage quasi continu la passionnait par sa nouveauté et ce bruit continu, la rassurait, le plus souvent.

Elle sortit un peu avec ce voisin qui s'attachait assez souvent à ses pas. Puis de se voir seule avec ce jeune homme, elle eut par moments du recul. N'était-il pas trop gentil, trop servile ? Puis Manon finit par le trouver sympathique. Pourtant, son cœur ne battait pas pour cet homme. Et ce cœur  avait sans doute raison. Elle avait simplement besoin de reprendre vie et de découvrir sa nouvelle terre d'adoption.  Ce qui la frappait au premier abord,  c'était l'impression de contraste qui s'en dégageait. Elle sentait dans les profondeurs de cette île comme dans la profondeur des pensées des habitants comme un combat perpétuel : combat entre océan et volcan, mer et montagnes, matins limpides et crépuscules flamboyants. Tout s'alliait pour secouer les natures tristes et pour séduire aussi. Pour renaître totalement, elle sentait qu'elle devait explorer ces zones ravagées par le volcan, où les paysages disait-on ressemblaient à une naissance d'un monde ou à un paysage lunaire. Elle savait que ce serait une véritable expédition et qu'elle devrait s'habiller en homme. Mais rien ne la rebutait. Elle monterait à 3000 m d'altitude pour se ressourcer totalement.

Un jour elle avait confié son fils à Fortunée et elle avait découvert avec cet homme, la lave du volcan de la fournaise. Ils étaient partis très tôt car  dès 10 heures du matin le sommet était souvent caché par les nuages. Ils avaient escaladé depuis le creux d'une ravine à la végétation tropicale luxuriante, exubérante, l'eau dégringolait en cascades sur les rochers moussus. Ils traversèrent des paysages variés et féériques aux yeux de Manon. Les  forêts primitives, les frondaisons,  tout semblait à Manon majestueux et somptueux. Là, on était loin des kilomètres de plage ourlées par une barrière corallienne ou assaillies par la violence des vagues. Avec l'altitude, les orchidées cédaient la place aux tamarins, aux palmistes rouges, aux banians, aux fougères arborescentes et aux lianes. Tout en escaladant, ils longèrent de frais torrents ajourés de cascades d'eau vive à travers des chemins tracés par tous ceux qui les avaient précédés. Puis soudain la vision particulièrement inoubliable du piton de la Fournaise surgit d'une large plaine d'altitude, le volcan qui domine le Sud Est de l'île face à l'océan, entre en moyenne en éruption tous les dix ans. Le reste du temps, le volcan sommeille ou s'environne de fumerolles au milieu desquelles le piéton audacieux se brûle les pieds dans un nuage, ou se perd.  Dans ce paysage particulier, dans ce monde étrange et solennel le Piton se présentait à l'époque sous la forme de deux cônes réguliers dont l'un, le plus haut d'ailleurs éteint depuis 1791, montait à presque 2631 m.  L'autre brûlant était toujours en activité, mais à intervalles très éloignés. Parfois très soudainement un air vivace balaie l'horizon et alors elle était presque aveuglée par les teintes des coulées de lave argentées, rouge, violacée, noir et or, qui composaient une véritable symphonie de couleurs dans un paysage de fin ou de commencement de monde. Pourtant ce jour-là la lave s'arrêtait à leurs pieds, et crépitait timidement, ce n'était pas un jour d'éruption
Manon avait tenu à être accompagnée par une autre personne car elle n'avait pas totalement confiance. Jamais peut-être autant qu'au pied de cette lave, le regret d'un vrai foyer, d'une vie normale ne lui était venu
d'une manière aussi poignante. Suis-je donc condamnée à la solitude sans fin, sur cette île, murmura-telle ? Elle regarda l'homme avide qui l'accompagnait, à peine freiné par la présence de Félicité, sa sage-femme et sa nouvelle amie, plus jeune que sa nouvelle mère. Félicité non plus ne voulait pas la laisser seule avec cet homme. Voilà tout ce qui lui restait dans sa vie, à ce jour : deux amies et un prédateur. Au pied du volcan elle songea à sa vie antérieure où tout s'était effacé : ses frères, ses parents, ses amis. Il ne lui restait que cette vieille femme affectueuse mais très âgée, cette autre amie sympathique  mais qui ne la comprenait pas toujours et cet homme manifestement pire que René le noble et surtout, dans ses bras, ce merveilleux bébé endormi. " Ce que tu subis, n'est qu'une dépression qui dure un peu trop, née de la blessure faite par un homme, aggravée par le voyage interminable, les nausées, l'accouchement dans la solitude et dans des conditions assez déplorables malgré la bonne volonté de ta sage-femme et de moi " . Fortunée avait sans doute raison. D'ailleurs le moment de faiblesse était passé et elle pouvait admirer la force de la nature. Elle se secoua. Les deux autres regardaient d'ailleurs Manon de façon étrange, embarrassée. Humiliée et en colère par ces regards, elle les repoussa et s'éloigna de quelques pas.

D'ailleurs elle avait un souhait plus important à réaliser pour le moment plutôt que d'approfondir la connaissance de cet homme, c'était de trouver du travail. Or, en dehors du chant et des travaux ménagers, elle ne savait pas faire grand chose. Elle avait commencé à faire quelques ménages chez le couple qui l'avait accueillie dans ce quartier et l'avait conduite chez Fortunée. Elle gardait parfois leurs enfants. Par connaissances, quelques vieilles personnes avaient fait appel à elle pour des ménages. Comme il lui arrivait de chantonner, et fort joliment, quelqu'un lui demanda d'offrir ce plaisir à des habitants du voisinage.
Tous les créoles adoraient le théâtre, la musique et tous ceux qui apprirent que Manon avait une voix exceptionnelle, la supplièrent de donner un petit concert intime avec l'aide d'un vieux musicien des parages.
Manon avait été partagée entre la joie de chanter et l'angoisse.  Sa vie avait pris un tournant trop brusque, elle en restait étourdie.
- D'accord, je chanterai dit-elle farouchement mais pour un petit groupe de voisins seulement.
Elle se mit donc à apprendre à jouer de la guitare avec Juliette la mère des enfants qu'elle gardait parfois et à chanter en petit comité pour ses voisins et amis. avec cet accompagnement.
Tellement d'événements malheureux s'étaient déroulés depuis son dernier concert, qu'elle avait eu le trac pour chanter devant une dizaine de personnes ! Elle ne se reconnaissait plus. La première fois, malgré la sollicitude de ses amis, elle avait donc les mains glacées et la gorge sèche à l'idée de recommencer, mais elle avait été poussée par le même voisin désireux de la sortir un peu de son cocon de sauvageonne.
 Puis comme souvent à Paris, le trac s'était envolé comme par enchantement. A pleine voix, elle se mit à chanter plus souvent. Sa voix jaillit pure avec chaleur et aisance et elle se laissa emporter par le rythme..Sa voix frêle mais puissante dans l'aiguë sembla peupler la soirée et porter les profonds échos des bois environnants et de la grève proche. La guitare de Juliette l'accompagnait également.

Deux formes d'expression musicale composaient la tradition folklorique de La Réunion à laquelle elle s'initiait. L'une, le séga, était une variante créole du quadrille, l'autre, le maloya, à l'image du blues américain, venait d'Afrique, porté par la nostalgie et la douleur des esclaves déracinés et déportés de leur terre natale. Le séga, danse de salon costumée et rythmée par des instruments occidentaux traditionnels ( accordéon, harmonica, guitare..), témoignait davantage du divertissement policé en cours dans la société coloniale de l'époque.

Elle se mit à gratter les cordes de son instrument. Les sonorités attirèrent peu à peu d'autres habitants des cases et des paillotes. Le chant la rendit un instant heureuse, lui donna en plus d'un revenu, de la force comme s'il était une planche de salut. Mais quelque chose se noua dans la gorge de certains en l'écoutant. Les autres tournés vers elle l'écoutaient fascinés.
Sa chanson venait de s'achever sous les applaudissements qui la rassurèrent.
Un vieil homme qu'elle apercevait assez souvent dans le chemin passant devant sa paillote et celle de son amie vint la saluer. Il jouait parfois aussi de l'accordéon et ses accords s'envolaient dans le lointain et réjouissaient le voisinage.
- Je ne sais que vous dire, Melle. Les mots me manquent pour exprimer  mon plaisir. De ma vie déjà longue, j'ai entendu bien des voix sur cette île, mais jamais de la qualité de la vôtre. C'est le plus beau filet de voix que j'aie jamais entendu d'une femme. Quelle splendeur, surtout dans les notes graves. Et vous avez quel âge ?
- 17 ans.
- 17 ans soupira le musicien avec l'accent de l'admiration et déjà des sons si profonds. Vous pourriez gagner une fortune !
Elle sourit, mais elle ne se laisserait plus griser par les éloges, ni d'ailleurs par le succès, pas même par la concupiscence.
Son  jeune voisin un peu moqueur s'approcha d'elle pour la féliciter à sa façon.
- Si tu te laisses étourdir par ce flatteur, tu ne seras plus bonne pour faire l'amour. Une femme ne doit pas être vaincue par les éloges, mais par son propre désir et celui de l'homme qu'elle inspire.. L'amour est une plus belle musique encore. Le corps est un instrument, le plus merveilleux de tous certainement ! Si l'instrument n'est pas en harmonie avec le désir inspiré, c'est la fausse note et je n'aime pas les fausses notes. Qu'est-ce que tu peux être belle, fit-il doucement
- Je vous prierai de ne pas me tutoyer ainsi ! s'alarma-t-elle ! Sinon je ferais appel à ma mère et à mes amies.
- Ne mens pas ! Tu n'as plus tes parents, je le sais bien. Tu es donc libre pour moi même si tu vis protégée par la vieille Fortunée. Laisse-moi rire,
elle n'a pas su protéger sa propre fille ! Ne compte pas sur Félicité non plus. Elle est sage-femme, mais elle est loin d'être sage !. D'ailleurs,  Laisse-moi te dire aussi que la colère te va bien, continue ! Si tu voyais tes yeux, ils scintillent comme des émeraudes à la lumière ! D'ailleurs je sens que tu vas bientôt me céder, je le lis dans tes pensées.
- Vous êtes odieux ! Ce qui est dans mes pensées n'appartient qu'à moi
.- Bon ne parlons plus d'amour, mais de chant et de musique.
- Je ne suis qu'une miteuse chanteuse de cabaret.
- Tu n'es pas miteuse et je peux faire de toi une artiste.

- Vous êtes ridicule.  Et de plus, vous vous trompez grossièrement.
- On en reparlera.
Il savait déjà à qui la présenter, que faire. Le nom de Mme Dubass revenait. Elle qui avait essayé de lui échappé !
Elle sut lui répondre en demeurant dans le vague ce qui le rassura sur ses projets.
Il insista:
- Pourquoi ne monterions-nous pas notre propre affaire ? J'y mets un investissement de départ.
Il était fasciné à l'idée d'élargir dans cette voie ses intérêts.

Elle commença à se renseigner sur cet homme et apprit qu'il était de la famille de Mme Debassayns, cette riche amie de René qu'elle avait fuie. Elle revint dans son environnement pour s'extasier sur la beauté de sa voix
- Vous ne chantez donc pas à l'église ? Il n'est pas charitable de garder une telle voix pour vous seule ou même pour quelques amis. Votre timbre se marierait si bien avec le son de l'orgue.
En ce début de XIXe siècle, l’industrie guildivière commençait à se développer sur l’île. Les colons qui avaient planté des champs de cannes se tournaient désormais vers la fabrication du sucre, des alcools. Quelques usines furent installées dans l’Est mais ce n’est qu’à la fin de la période anglaise ( avril 1815 ) que l’avenir du sucre s'était dessiné à l’île Bourbon. L'île put enfin reconnaître sa vocation sucrière et la développer. En 1815, Charles Desbassayns, ses frères, ses cousins et amis avaient créé la première sucrerie moderne digne de ce nom au Chaudron. Grâce à eux, Bourbon va rapidement combler le retard d’avec Maurice. Ce Charles, précurseur dans ce domaine sur l'île fait venir de Londres une batterie de trois moulins mus par un manège, entraîné par des mulets. Il fallait désormais transporter les cannes des champs à l’usine, et le sucre de l’usine au port d’embarquement pour l’exportation. Pour évacuer le sucre, Charles et ses amis, ses esclaves aussi, améliore même à ses frais la voie d’accès entre le Chaudron et la marine de Saint-Denis. A l’exemple de son frère, Joseph ne tarde pas à installer, lui aussi, une sucrerie sur l’habitation Le Grand Hazier qu’il acquit à Sainte-Suzanne vers la fin de l’année 1812. Agrandie peu après, elle devient le modèle de l’habitation sucrière. En fait, les deux frères vont rapidement devenir des rivaux amicaux : c’est à celui qui fera construire, le premier, la machine la plus performante. Cette concurrence entre Charles, Joseph et les premiers sucriers de l’île participe grandement à la modernisation des usines.


Les seules préoccupations de cet homme étaient donc le gain et il avait déjà deviné qu'il pourrait avec Manon trouver de nouveaux débouchés fructueux. Il abandonna pour un temps le harcèlement amoureux car il avait trouvé en elle un filon pour gagner sur ses chansons.
Sa vieille amie l'encouragea de nouveau à éviter cet homme et lui avoua qu'il valait mieux pour sa tranquillité et sa réputation faire quelques ménages que chanter... Méfie-toi, il ne pense qu'à l'instant présent. Il a déjà oublié qu'il t'aimait ou le gain de l'amour vendu pour le remplacer par le rapport en monnaie sonnante d'une soirée  musicale. Par ce métier, il va te pousser comme un veau qu'on mène à la foire. Je t'ai toujours conseillé face à lui plus d'austérité.
Ce monsieur risque de te prendre tout l'argent que tu vas gagner ! C'est un souteneur.
 Manon soupira et acquiesça. Sa soif de se libérer semblait à peine apaisée que de nouveaux dangers se présentaient. Elle y avait bien songé, l'argent qu'elle allait gagner, risquait de passer intégralement entre les mains de cet homme. S'il intervenait dans son lancement sur l'île, même en chantant, elle deviendrait dépendante de lui. Il la rendrait de nouveau esclave. Elle décida que lorsqu'elle aurait amassé assez pour commencer sa nouvelle maison, elle ne ferait que des ménages.
- Tant qu'il pensera à me faire chanter, il me salira moins...Moi j'ai peut-être comme tu dis besoin d'amour, mais pas d'un marché qui dégrade.
- Un jour tu connaîtras un amour sincère.
- Peut-être... Ce que je demande, il me semble que cela n'existe pas et pourtant j'en aurais tellement besoin pour retrouver mon équilibre, pour aider mon fils à s'épanouir.

 Consciente qu'elle aurait du mal  à gagner sa vie selon d'autres méthodes plus régulières, elle surmonta donc sa répugnance. Elle révéla son sens musical insoupçonné sur l'île après l'avoir révélé à Paris, mais pour si peu de temps ! Et son apparition sur scène qui n'était au début qu'un numéro de complément devint une fois encore le clou du spectacle. Elle y apparaissait comme une fantasque créature, couverte chaque soir de plumes et de strass. Le public exigeait des nouveautés, aussi devait-elle passer des heures à rabâcher de nouvelles rengaines pour enrichir son répertoire. Pour être comprise de tous, elle chantait parfois en langue créole, la langue véhiculaire de communication orale privilégiée qui se répandait et qu'elle avait encore du mal à comprendre. Le monde des hommes, elle l'avait déjà en horreur depuis l'abandon de René. Elle le trouvait impitoyable, égoïste et cruel maintenant devant les exigences  de ces messieurs qui l'enlevaient un peu à son fils.  Mais, malheur à celle qui refuserait de subir leur joug dans ce milieu aussi. L'homme qui l'avait engagée, compte tenu de la découverte de son talent ne la brusquait pas. Il se contentait de prendre plaisir à la regarder se maquiller et à l'aider à coudre paillettes et petites perles sur les costumes à fanfreluches de son cabaret. Mais il était surveillé par son voisin et c'est ce même voisin qui encaissait comme Manon l'avait supposé, la totalité. Manon ne recevait qu'un salaire assez honnête cependant.

Lorsque les lampadaires des jardins s'éteignaient, des accords musicaux se déversaient tandis que des rideaux mettaient à nu la scène improvisée. Manon était comme en France dans son cabaret, la seule artiste digne de ce nom, les autres ne constituaient qu'une déprimante figuration : un lamentable défilé à la queue leu leu d'hommes déguisés en femmes, un nain qui s'exerçait à des prouesses obscènes. Les spectateurs s'esclaffaient à ces pitreries, mais quand Manon faisait son entrée, tout enveloppée de plumes, chantait et dansait, jouait un air de musique, un silence religieux s'installait dans la salle.
- Et sur l'île lui disait encore et toujours son amie, je crois les hommes pires qu'en métropole. Il y a peu de jeunes femmes blanches ici. Tu seras harcelée bientôt, ne l'oublie pas. Mais chaque fois que tu devras décider de ton avenir, même si je ne comprends pas ta décision, tu n'auras pas à t'aventurer, les femmes de notre petit noyau seront tout autour de toi, t’encourageant, priant pour toi et moi la première. Je leur parle souvent de toi, de ton refus d'une telle vie. Pourtant, c'est maintenant que tu as eu ton enfant, que ton chemin va être rude.

Comment en effet, échapperait-elle, sans emploi, sans avenir à cet homme avide et à bien d'autres qui attendaient leur tour ? Elle apprenait chaque fois plus durement la plus cruelle des leçons. Pour survivre et surtout pour ne pas devenir esclave, il fallait mentir, ruser, duper. Mais cette leçon-là, elle ne l'oublierait pas et elle commençait à devenir habile.
- Je reconnais que cet homme a tout ce qui peut séduire une femme, je suis sûre de plus qu'en ce moment, il est sincèrement amoureux de toi ajouta Félicitée.
- Mais, réagit Fortuné, il ne mettra jamais dans ta vie la douceur dont tu as besoin. Je sais qu'il te semblerait bon d'être aimée, d'aimer peut-être. Mais je te connais maintenant, tu es comme ma fille et tu ne serais pas longtemps heureuse avec lui car, je le sais, je le sens, il n'a aucun respect pour les femmes. De plus, pour effacer le souvenir de l'acte qui t'a profondément marquée l'année dernière, il te faut un homme calme, amoureux et sincère. Ce n'est pas le cas de cet homme. Je t'assure, je le connais trop.
Manon chanta et dansa un certain temps, cacha une grande partie de ses gains donnés en pourboires, en glissant sans se faire remarquer l'argent à Fortunée et offrit spontanément de petites sommes à l'homme, pour se protéger d'une enquête approfondie.

Sa vieille amie lui parla de l'île autrefois. Suivit une longue évocation d'un époux qu'elle semblait aimer fort. Elle parla même de son enfance. Manon l'écoutait patiemment mais non sans un certain plaisir. Elle avait l'impression que cette nouvelle maman en quelque sorte en faisant ressortir de sa mémoire le charme exotique et tranquille des lieux, cherchait à repousser la grisaille de l'esclavage qui l'attendait.sans doute, les perspectives qui lui semblaient affreuses.
Fortunée avait subi un tel joug des hommes sur l'île jusqu'à son mariage. Félicité aussi. Félicité avait beau minimiser ces relations amoureuses, elle avait beau faire preuve d'une morale des plus relâchées, il se dégageait d'elle une vitalité, une chaleur humaine capables de réchauffer les esprits les plus transis. Cette belle créole, avait été de ces créatures sans complications qui savaient seulement donner sans jamais chercher à recevoir. Ces deux femmes étaient différentes, mais simples comme leur île. Félicité donnait avec la même libéralité son aide, son temps, son cœur, son argent, sa pitié et elle ne voyait pas pourquoi elle aurait fait une exception pour une chose aussi naturelle que donner son corps généreux. Elle ne pouvait supporter de voir quelqu'un souffrir surtout s'il s'agissait de donner un peu d'amour. Les préjugés et la réprobation auxquelles étaient en butte les mères sans maris sur le continent semblaient ne pas exister sur l'île. Fortunée au contraire avait souffert comme Manon et surtout elle avait perdu une fille qui s'était suicidée à la suite d'un viol.
Manon, avec l'argent gagné par le chant et la danse put très vite faire reconstruire sa maison. En attendant, elle avait provisoirement vécu avec son fils dans un abri de planches bricolé par quelques amis de Fortunée qui décidément avait de la ressource. Elle choisit cette fois non une paillote, mais une maison typiquement réunionnaise, une case comme on disait, qui était l'habitat des premiers Réunionnais un peu aisés. Elle s'éloigna un peu des bords de mer, de la chaleur étouffante de la plaine, s'approcha du centre montagneux et de son oasis de fraîcheur : un véritable microclimat comme tant d'autres sur l'île.
De sa terrasse, elle  souhaitait s'intégrer aux pentes des chaînes de montagne tout en observant les côtes battues par les vagues de l'océan Indien.
La maison, c'est toi qui vas lui donner vie dit-elle, parlant à son bébé.
Sa case créole dont la structure, les murs et la charpente étaient en bois et le toit  recouvert de tôle offrait en outre le luxe de terrasses couvertes, de frises en bois sculpté ou dentelles qui en plus de leur fonction décorative, remplissaient une fonction utilitaire, en piégeant les eaux de ruissellement qui s'écoulaient  du toit et en les faisant dégoutter verticalement en avant de la façade. Elle n'oublia pas la varangue.
A la Réunion, la varangue désigne la véranda des maisons créoles. C'est d'Inde qu'est venue cette habitude de mettre le rez-de-chaussée des maisons à l'ombre. Une architecture adaptée aux pays de soleil,  ainsi peut-on goûter la fraîcheur de l'air en n'étant ni dedans, ni dehors. L'art de cet espace intermédiaire a été poussé jusqu'à ses plus extrêmes  raffinements lors de la grande époque coloniale. La varangue, c'est à la fois la case créole et son jardin, l'endroit frais et aéré où la famille se retrouve pour bavarder ou s'adonner à de menus ouvrages, l'espace où l'on peut recevoir avec moins de solennité que dans le grand salon. Manon passait toujours un long moment sur le chantier en compagnie de son amie.  Elle aimait regarder travailler, admirer les gestes sûrs des ouvriers.
Dans sa nouvelle maison, elle se sentit davantage chez elle. Elle se libérait totalement de René et de tous ces rapaces aux offres condescendantes. Elle pourrait vivre non loin de  ses amies mais comme elle avait souhaité s'éloigner de la mer, elle s'en rapprochait tout de même par un vaste panorama. Elle pouvait de sa varangue voir l'océan et  de son jardin derrière apercevoir la maison de Fortunée. Elle aimait la vaste étendue turbulente d'un vert-brun brodé de blanc sous un ciel souvent sans limites. Ses nouvelles fenêtres qu'elle pouvait comme en métropole ouvrir et fermer, augmentaient ainsi ou diminuaient le faible grondement continu des vagues, semblable à un lointain tonnerre qui se ruait par les ouvertures, mué en un rugissement sauvage qui allait avec son caractère, lorsqu'elle aérait.

Manon avait de plus en plus de soupirants et Félicité se disait qu'aucun homme honnête ne pouvait avoir envie de se marier avec une femme qui avait tendance à la nostalgie et à la déprime, flanquée d'un fils à charge. Elle est belle songeait Félicité, mais les créoles libres, c'est-à-dire tous ceux nés dans l'île, sont tous bien bâtis. Les femmes et les filles sont peu nombreuses, mais elles ont pour la plupart des yeux noirs vifs, des traits beaux, portant bien la tête et les épaules. Manon était plus fine, plus claire de peau mais tellement triste et effacée.
Manon pourtant se sentait de mieux en mieux. Elle ne paraissait pas surprise des assiduités des hommes. Elle était consciente de sa beauté. Simplement, elle les tenait prudemment à distance et coupait court à toutes les avances. Elle adoptait pourtant de plus en plus les habitudes du pays. Elle ne portait plus ni corset, ni habits français, mais simplement des jupes d'étoffe d'Inde avec des chemisiers de toile fort fine bien boutonnés. Elle allait la plupart du temps pieds nus avec un foulard sur ses cheveux clairs.
Le voisin le plus acharné à poursuivre Manon possédait une entreprise comme les fils de Mme X et travaillait dans à diriger cette exploitation sucrière; il arborait le plus souvent des costumes de cheval, des vestes de velours et des chapeaux à plume un peu démodés mais qui lui donnaient un air de grand seigneur. Ses ouvriers, la plupart des Chinois robustes, travailleurs et sociables étaient originaires de Foukien, ou de Guangzhou.
Pour mettre en valeur l’île Bourbon, la compagnie des Indes et les colons utilisaient une main-d’œuvre toujours servile. De 1717 à 1817 près de 80 000 esclaves étaient introduits dans l’île. Ils provenaient d’une traite régionale qui se fournissait sur les côtes de l’Afrique orientale et à Madagascar. La Révolution française abolit l’esclavage en 1794 mais les colons de La Réunion refusèrent d’entériner cette décision qui les ruinerait et renvoyèrent les commissaires de la République venus faire appliquer la loi. Le rétablissement de l’esclavage en 1802 destiné à relancer l’économie des colonies fut accueilli avec soulagement.

De plus, en 1862, un décret avait été édité permettant à tout étranger de s'engager librement comme travailleur à La Réunion. Plusieurs centaines de Chinois  avaient quitté leur village natal pour La Réunion. Cette arrivée massive de Chinois à La Réunion était due à l'occupation étrangère en Chine.

Maintenant elle se trouvait en face des propriétaires d'esclaves, parlant d'achat ou de vente d'être humains sans plus d'émotion que d'une paire de bœufs. Visiblement cet ordre de chose était pour eux tout naturel.


La population était déjà très diverse. En plus des esclaves noirs d'origine africaine et de leurs descendants, en plus des Chinois arrivés en renfort pour remplacer les esclaves sur le point d'être libérés, des Indiens  se fondaient dans la population. Les quelques Européens devenaient plus nombreux avec l'arrivée de métropolitains appelés les Z'oreilles en raison disait-on, de l'habitude qu' avaient les nouveaux arrivants de mettre leur main en cornet autour de l'oreille pour tenter de comprendre les finesses de la langue créole. e
Le voisin de Manon donc, avait lui aussi des esclaves. Des bruits couraient mais Manon avait déjà trop souffert  pour se permettre de se forger une opinion rapide sur de simples rumeurs.  Il avait affaire à des révoltes quotidiennes dont il se plaignait. Car, si lui se prétendait honnête, comme la plupart des dirigeants il maltraitait ses employés noirs et même les chinois. Étaient-ils des esclaves se demandait Manon. Des bruits couraient sur lui.  Malnutrition, violences physiques se multiplieraient.
Entre 1841 et 1846 Le Gouverneur ne négligeait rien de ce qui concernait les intérêts généraux du pays; à cet effet, il ne craignait pas d'engager sa responsabilité en modifiant les ordonnances ministérielles, lorsqu'elles lui paraissaient contraires au bien général. Or pour les maîtres, les blancs, l'intérêt dans les plantations de cannes à sucre était le travail des esclaves et le rendement.
D'instinct et de plus en plus, Manon détestait cet homme dont la figure ressemblait  à celle d'un saint de bois taillé à la serpe et en qui l'on sentait une force dangereuse.
Elle était bien  décidée à s'en éloigner, mais comment sans s'isoler de ses nouveaux amis ? Il sut cependant, devant l'attachement de Fortunée et la répulsion de Manon, faire preuve de patience, de persuasion.
- Il m'abandonnera comme l'autre, profitera de moi et je ne le reverrai plus jamais ensuite, alors qu'il sera trop tard ! disait-elle à son amie Félicité qui lui conseillait de se fier à lui. Il avait de l'argent. La mettrait elle et son enfant à l'abri pour l'avenir....

- Vous êtes gentil disait-elle à l'homme lui-même, et je crois que nous pourrions être amis, mais l'amour, je ne sais même pas si je suis capable d'aimer encore !
-  Qui parle ici d’amour, moi je ne cherche que le plaisir, répondait-il goguenard.
 Pour lui elle n’était donc qu’un animal rare qu’il entendait asservir. Et il l'avouait. Elle se montrait encore bien naïve de lui parler ainsi...
Sa vie n'était que cette farce grotesque, qu'une lente glissade dans la boue vers un abîme qu'elle entrevoyait déjà trop bien, dont elle pressentait les suites qui s'enchaineraient, avec épouvante. Cela ne l'étonnait pas. Depuis son père à ce cynique qui la harcelait sans cesse, elle était consciente que les hommes dominaient, tiraient les ficelles surtout sur cette île où même ses amies n'osaient que rarement intervenir malgré les promesses.
Après tout elle n'avait encore jamais connu d'autres sortes d'hommes !

- Tu penses encore à ton ancien amant. Tu sais, il ne viendra pas à ton secours ! Ou bien est-ce à ce beau marin qui t'a ramenée dans ses bras le jour de ton arrivée que tu songes ? 
- Moi aussi, tu sais,  je m'y entends assez dans les affaires de mer disait l'homme négligemment moqueur, essayant encore de la faire céder par l'insistance avant de passer à l'exigence, voire aux ordres...Elle savait maintenant à quoi s'attendre.
- C'est plus qu'un négrier lui avait avoué Fortunée la seule qui se montra ferme pour protéger Manon, je le sais.
Un jour que l'homme dardait sur elle ses yeux de granit froids et vulgaires :
- Il paraît que vous avez des esclaves ! lança Manon.
-  Alors toi, vieille femme, dit-il en se tournant vers Fortunée en colère, garde tes indignations ou alors je lui révèle ce que tu faisais il y a quelques années encore ! D'ailleurs je ne suis qu'en partie négrier. La loi de plus en plus se met en travers.
Nous avions quelques serviteurs noirs et quelques esclaves destinés aux sucreries qui étaient alors à mon père.
.
- En partie, mais pas seulement, bougonna Fortunée. D'ailleurs sur mon passé, je ne lui ai rien caché. Et elle sait à quoi s'attendre avec des prédateurs comme vous. Mais je la défendrai le plus longtemps possible.
Elle se sentait de plus en plus proche de cette jeune femme de 17 ans, jolie, encore naïve malgré sa cruelle expérience, prise au piège de ces hommes uniquement avides de sexe, comme elle-même jadis avait été leur proie. De cet homme, mieux que quiconque, elle devinait la séduction, voire la luxure.

Il avait des esclaves ! L'espèce de froid qu'elle ressentait en sa présence se fit glace. Manon eut l'impression d'entrer dans un monde nouveau et anormal.
Elle se rendit à l'improviste voir son usine avec d'autres personnes, histoire d'en avoir le cœur net !
Elle observa, en partie cachée. L'un des esclaves surtout semblait ne se soutenir qu'avec peine. Il était vieux, courbé par l'âge, et ses mains nouées de rhumatisme s'agrippaient douloureusement à l'outil. Il tremblait d'épuisement, ce qui semblait réjouir au plus haut point l'un des gardiens. Comme le vieil homme devenait de plus en plus  maladroit, le gardien lui allongea un coup, plein de traitrise, de son long fouet qui le déséquilibra et il tomba sous les éclats de rire des autres gardiens devenus féroces et inhumains. Une bouffée de révolte gonfla le cœur de Manon. Elle était incapable de supporter un tel spectacle sans rien dire. Elle ne calculait ni l'infériorité de ses forces, ni même le nombre d'hommes munis de fouets. Simplement elle allait obéir à sa révolte d'esclave féminine dont un homme avait souillé le corps encore enfantin. Elle ne pouvait pas faire autrement peut-être parce que déjà dans sa vie elle avait trop vu le faible malmené, écrasé...

- Ai-je rêvé ou bien avez-vous réellement fait allusion à des fers et à un sort comparable à celui d'animaux pour cet homme ? Mais je suis à peine surpris, M., de trouver en vous un si chaud partisan de la liberté !
- C'est pourtant un mot que les femmes emploient en général peu dans ce monde. La plupart d'entre elles préfèrent et même réclament, une certaine douce et tendre servitude ! Et tant pis si vous n'aimez pas ce mot-là. Ramenez cette dame chez elle ! avec tous les honneurs dûs à son charme ! Un lieu de travail n'est pas la place d'une femme même libre...
- Espèce de brute, hurla-t-elle en se relevant de sa cachette, et comme le dard d'une guêpe ses griffes lacérèrent le bras de l'homme qui, surpris, l'avait saisie et l'entraînait de force. La fureur décuplait chez la jeune femme la violence nerveuse.

- Mais cet homme est non seulement paresseux mais voleur, de quoi vous mêlez-vous ? Me traiteriez-vous de mauvais maître ?
-  Je n'ai pas dit que vous étiez de mauvais maîtres.
-    Et qu'avez-vous dit d'autre ?
- Que c'est un homme comme les autres.
- Pensez-vous ! Leur esprit n'est guère plus développé que celui d'un enfant !
- Ils ont la gaité, la tristesse, les larmes faciles, les caprices et le cœur généreux.
- Mais ils ont toujours besoin d'être dirigés.
- A coups de fouet ? Les fers aux pieds et traités comme des animaux ? Aucun homme quelle que soit s couleur n'a été mis au monde pour la servitude.



J'en ai assez des souffrances morales et physique, des nobles qui humilient, des patrons qui torturent leurs esclaves!! Quand donc les hommes cesseront-ils de voir dans leurs force l'apanage de la domination, et dans les supplices, leur suprême recours, s'écria-t-elle. Avant de taper cet homme que vous avez manifestement massacré à force de coups, avez-vous seulement essayé de l'interroger sans menace sur son comportement..
Ce personnage était controversé car elle il était finalement considéré par certains comme  un  cruel esclavagiste au même titre que d'autres, que Mme Desbassayns par exemple.
D’une part, ces gens-là étaient tolérants, si l'on peut dire. Ils permettaient aux esclaves d’aller retrouver leurs femmes, le soir, à condition qu’ils soient présents le lendemain au travail. Ils autorisaient après la récolte, le ramassage des épis égarés. Ils se préoccupaient de la nutrition de leurs esclaves en les nourrissant avec du manioc, du maïs et quelques fois du riz.

Pour d'autres l’esclavagisme se révélait nécessaire aux yeux des blancs propriétaires de grands champs de café, de cannes à sucre...À cette époque l’esclavage était encore autorisé et accepté par la loi. Madame Desbassayns comme le voisin de Fortunée représentaient pour la mémoire collective réunionnaise, l’univers des maîtres qui fondent leur richesse sur l’exploitation des esclaves, ils étaient nés dans une société où l’esclavage existait déjà. Le voisin de Fortunée raisonnait de la même façon.
Malgré ses actes de générosité et de bonté, il avait néanmoins des aspects plus négatifs dans sa personnalité que Manon découvrit peu à peu. Il ne se laissait jamais dominer, et grâce au code noir, il s'arrogeait le droit de punir sévèrement. Les châtiments pour vols étaient les coups de fouet à lanière de cuir, la mise au fer,
la mise au bloc, mais aussi la corvée du dimanche. Les esclaves étaient enchainés parfois debout aux anneaux des oubliettes sans manger et sans boire. On pouvait les mettre à la vue de tous..

Après avoir connu la tromperie et l'abandon, elle n'aurait jamais imaginé que ce citoyen, homme du peuple français, dans le pays des droits de l'homme, depuis 1789, avec son code de la liberté et de l'individualisme, pût considérer l'esclavage comme une chose toute naturelle. Bien sûr, elle n'ignorait pas que le commerce du bois d'ébène pour employer l'expression des nobles, interdit en Angleterre depuis 1907 et assez mal vu en France, mais encore admis sur l'île, y était  même florissant. La main d'œuvre noire et chinoise représentaient ici, la richesse du pays.
Elle fut libérée par le patron, mais menacée d'avoir à lui céder très bientôt.
Dans chaque localité, le commissaire M. Sarda haranguait les foules. Il cherchait à encourager les uns, à rassurer les autres. Comment faire admettre qu'être libre ne voulait pas dire ne pas travailler ? .

  Au début, il avait tout essayé pour la séduire, il lui avait parlé avec une sorte de fausse tendresse, de sa nourrice noire. Mais elle l'avait senti, il devenait de plus en plus direct et en même temps, cette question sur l'esclavage qui tout à coup se présentait à elle dans toute sa brutale réalité, comme elle ne l'avait jamais imaginée, jusqu'à présent, si ce n'est sous un angle abstrait, désincarné en quelque sorte, la hanta.
-    Tu te rends compte, ces pauvres gens n'ont ni culture ni éducation. Leur esprit n'est guère plus développé que celui d'un enfant, ils ne peuvent assumer la moindre responsabilité, s'excusa-t-il à propos de ses esclaves !

- Le jeune Edmond Albius, esclave sur la propriété de M. Féréol Beaumont Bellier à Ste Suzanne a fait preuve d'intelligence. Il a découvert le procédé de pollinisation artificielle de la vanille.
- Faux, c'est assez contesté.
- Parce que c'est la découverte d'un enfant, noir et esclave de surcroît !
- La paternité de la découverte a été rapidement contestée.
- Par les envieux. 
- Tu dis n'importe quoi. I
ls ont la gaîté, la tristesse, les larmes faciles, les caprices et le cœur généreux. Mais ils ont besoin d'être dirigés !
-    A coups de fouet ? Les fers aux pieds et traités comme des animaux ? Aucun homme quelle que soit sa couleur n'a été mis au monde pour la servitude. Voulez-vous savoir ce que j'en pense de votre manière de voir, moi qui ai quitté la France pratiquement esclave d'un noble ? La liberté mérite tous les sacrifices.

- La liberté, ce sont des idées de révolutionnaires pour soulever mes esclaves agricoles, maugréa-t-il. La liberté ! Avec elle, comment sauraient-ils ce qui est bon pour eux. Sans moi ils seraient perdus. La preuve en l'absence de maître, tout fout le camp et ils se mettent à faire des âneries. Ils sont d'une telle ignorance qu'ils ne voient même pas que le rendement est leur intérêt.
- Disons alors la justice.
 - La justice  ! Est-ce que ce serait juste que tout le monde ait la même chose ? Les paresseux, la même chose que ceux qui travaillent ? Les idiots, la même chose que les intelligents ? Cela n'existe même pas chez les bêtes ! Ce n'est pas une question de maîtres et d'esclaves, mais de forts et de faibles à tous les points de vue ! Ces êtres-là dès qu'on ne les corrige pas, ils ne font aucun effort ! Mais chez moi, l'effort est récompensé. C'est avec cette philosophie que Mme ... ses fils et d'autres comme moi sommes arrivés à ce que nous possédons.
- Vous n'y seriez jamais arrivé sans le travail des esclaves répondit Manon furieuse.
- S'ils cessent d'être esclaves, s'ils cessent de travailler, ils vont se réfugier dans l'oisiveté, le vagabondage et les vices.
Elle lui décocha un regard assassin puis détourna la tête et s'éloigna furieuse.

Mais Manon était de plus en plus belle. La nouveauté du climat, de la région, des amis l'apaisaient peu à peu. Il ne l'avait encore jamais vue ainsi et il ne savait plus comment s'y prendre pour la manipuler.
Il essaya une autre tactique :
- Notre brouille dans l'usine n'était qu'un malentendu. Je comprends votre réaction, mais mon orgueil a été le plus fort et je me suis entêté.

Mais Manon était de plus en plus irritée. Maintenant lorsqu'elle se trouverait en face de cet individu qu'elle  savait propriétaire d'esclaves, parlant désormais ouvertement d'achat ou de vente d'être humains sans plus d'émotion que d'une paire de bœufs, elle essaierait de fuir et pas seulement de se détourner, mais jusqu'à quand lui échapperait-elle ? Visiblement cet ordre de chose était pour lui tout naturel.

Tous les hommes alentour se disaient hommes braves et pourtant aucun d'eux n'osait protester, n'osait mettre sa vie en jeu contre un esclavagiste. Ils craignaient d'être frappés à leur tour, de tomber sous les coups de fouet car plus on est riche, plus on est puissant. Cela, leur orgueil de mâle le repoussait. Peut-être aussi ne jugeaient-ils pas les esclaves assez importants, les esprits de l'époque étaient formatés différemment. Pourtant la révolte de Manon donna du courage à certains qui tentèrent de faire enfuir les esclaves les plus faibles, les plus maltraités.
Mais parfois certains résistaient :
- J'ai passé ma vie ici. Qu'est-ce que je ferai sans le patron ?
- Si vous partez dit Fortunée, encouragée par Manon et quelques autres, le patron aura plus à perdre que vous et il sera obligé d'embaucher selon de nouvelles lois.
En effet Beaucoup d'entreprises et d'ateliers avaient souffert d'évasions d'esclaves vers les bois. Ceux-ci avaient été rejoints même par des échappés de prison et il n'avait pas été facile de les traquer et de les habituer à de nouvelles règles de travail. Certains ne comprenaient pas que la fin de l'esclavage ne signifiait pas la fin du travail.

Dans cette île, se trouvaient rassemblés des représentants de diverses nations unis par l'aventure et la flibuste. Nombre d'entre eux avaient été sans honte des forbans. Dans cette  île pétrie d'histoire, encore hantée par les exploits d'hommes qui n'avaient peur de rien, corsaires ou pirates au nom célèbre : Surcouf, La Buse, les fugitifs esclaves prirent de l'audace. Ils se jetèrent sous l'ombre épaisse des arbres au moment précis où la lune sortait des nuages. Épuisés par l'effort qu'ils venaient de fournir, ils se laissèrent tomber contre un tronc pour reprendre leur souffle. Ils se remirent en route à travers bois.  Avec ses pitons difficiles d'accès et ses forêts épaisses, le cirque de Salazie était à l'époque un lieu de retraite idéal pour les esclaves marron en rupture de ban depuis les années 1830. C'était une région de bananiers, de cresson et de chouchous dont on consommait la racine : les brèdes. Les cascades leur permettaient de boire. La méchanceté de certains hommes faisait trêve ici comme au seuil de quelque sanctuaire ainsi que les souffrances  des cœurs. Manon et ses amis les attendaient, elles n'étaient pas assez riches pour leur fournir un travail mais elles pouvaient au moins soigner leurs plaies avant de les renvoyer vers les plantations en faisant surveiller les droits des esclaves devenus ouvriers. Chez ces femmes, la pitié et l'inquiétude dominaient le dégoût de ces corps d'une maigreur tragique, qui sentaient mauvais et dont les chairs blessées subissaient déjà la putréfaction. Elles accomplissaient ce qu'elles pensaient être leur devoir avec une fureur qui grandissait d'instant en instant à constater l'affreux état  de ceux qui avaient été fouettés ou même torturés. Les loques furent jetées dans un feu de brindilles et de broussailles. Il fallut découper certaines dont les lambeaux se collaient aux plaies. Pour les valides, le commissaire les exhortait  à retourner chez leurs maîtres. Il finit par se faire entendre et les exaltés se calmèrent. Le lendemain tout le monde travaillait comme de coutume. La seule différence c''est que la milice et des bénévoles surveillaient qu'aucune exaction ne soit commise.
Le gamin que Manon avait tenu à libérer, leva vers la jeune femme une figure à la fois juvénile et murie. Ses yeux noirs brillaient d'un éclat qui traduisait divers sentiments de reconnaissance, d'affection, de crainte.

Avec son enfant et ses nouvelles amies, Manon aurait pu retrouver un peu de joie de vivre sans ces individus qui la cernaient de plus en plus près, attendant qu'elle craque ou que ses amis relâchent leur protection.
Parfois, elle osait mener son fils au bord de l'eau et chantait doucement. 

Elle reçut un jour la visite du second du navire
qu'elle avait connu sur le bateau et qui revenait après deux nouveaux voyages vers l'Europe. Comme elle avait changé d'adresse, il avait eu du mal à  retrouver sa  paillote d'abord, laquelle d'ailleurs avait été très vite anéantie par la tempête, puis sa nouvelle case. Il avait cherché vainement lors de sa dernière escale et des pensées sinistres avaient envahi son cœur.
Cette fois il avait repris sa quête, toujours hanté par un joli minois triste... Soudain, quelque part sur le rivage, il entendit quelqu'un chanter et, machinalement, lui qui adorait le chant des marins sur l'eau bleue des océans, porté vers l'infini, s'arrêta pour écouter car la voix était d'une extraordinaire pureté et d'une fraîcheur reposante. Elle semblait sortir du clapotis des vagues comme la voix d'une sirène envoûtante. Le rire des flots se mêlait au chant et aux soupirs des filaos, des cocotiers, des cannes à sucre plus loin lorsque le vent de la mer venait bercer les cannes. près des lagons argentés. Le promeneur jusqu'alors inquiet et désœuvré s'avança de quelques pas, dépassa un petit bois de lataniers et de filaos et découvrit enfin la chanteuse. Assise au bord de l'eau, son bébé dans les bras, elle chantait en regardant l'eau scintillante, aussi simplement qu'un oiseau sur sa branche, devant son nid. Il la reconnut, il s'avança doucement sans faire de bruit. Il était intimidé de la voir là et se demandait comment elle réagirait en l'apercevant. Il la devinait toujours farouche. Il put constater qu'elle était encore plus belle que dans son souvenir. Son teint s'était doré, sa silhouette avait retrouvé sa finesse. Lorsqu'elle se tut :
- Bonjour lui dit-il
Elle sursauta et se retourna. Puis elle le reconnut :
- Vous m'avez fait peur.
- Et pourquoi ? Je ne vous ai jamais malmenée, même lorsque vous étiez plus ou moins inconsciente sur le bateau
. Et pour l'avenir, de quoi pouvez-vous avoir peur ? Votre miroir ne vous a-t-il pas déjà dit que vous étiez belle, si belle et j'en suis persuadé d'un caractère doux, si doux ! J'en ai eu la conviction pendant le voyage.
Elle ne put s'empêcher de rire.
- Là vous vous trompez, la vie m'a fait perdre la douceur de l'enfance. Quant à la beauté, c'est peut-être justement parce qu'on m'a trop dit que j'étais belle, que j'ai peur, dit-elle avec un sourire triste.
Elle remonta, portant l'enfant et suivie du marin, vers sa case. Tout au long du sentier, ils bavardèrent. Sur le pas de celle-ci, il semblait gauche et maladroit comme s'il ne pouvait rester stable que sur mer ! Cet homme était bien le garçon le plus humain qui se puisse trouver. Ses yeux chaleureux d'un marron tendre regardaient maintenant droit devant eux mais sans arrogance. Il l'avait protégée, suivie pour son bien et maintenant il lui rendait visite. Plus, il l'avait cherchée.
A vivre dans le voisinage de Manon, qui l'avait déjà ému une première fois, Simon tomba fou amoureux d'elle. Pourtant elle n'en conçut aucune joie car il ne donnait pas la peine de l'en informer. Avait-il peur de l'effaroucher, de la perdre définitivement ? Muet donc sur les émotions ressenties par son cœur, il sut garder en sa présence un visage assez hermétique à tout émoi, au cours de cette escale et de cette permission qu'ils passèrent tout de même très agréablement.Était-il beau ? Pas fin comme un René, certainement, ni hautain comme un esclavagiste. Il avait le visage fier, rude et tanné des marins. Pourtant, Manon à le regarder sans déceler le moindre attendrissement la concernant, en retirait des moments de bonheur tranquille et chaleureux.
Les hommes ne pouvaient-ils se classer qu'en trois catégories : les cyniques, les brutes esclavagistes et les maladroits ? Quand ils ne se classaient pas dans deux catégories à la fois !

Trouverait-elle l'être noble dans son cœur, noble et intelligent, qui ignorerait l'asservissement de l'orgueil, de la supériorité ? S'il se trouvait un homme digne de confiance qui l'aimât assez pour l'épouser malgré son enfant, elle était prête à se donner à lui. Mais existait-il un tel homme ?

Une bonne odeur de poisson partait de la case de Fortunée et envahissait la cour. Manon alla taper à la porte pour s'inviter comme cela lui arrivait souvent.
- Acceptes-tu une visite ?
- Une visite ?
- Oui, celle d'un ami que tu ne connais pas. Il m'a beaucoup aidée sur la bateau au cours de la traversée.
- Mais bien sûr, entrez dit-elle joyeusement. Les amis de Manon sont les bienvenus.
Comme Fortunée restait sur le seuil à observer l'inconnu, sa soupière à la main, Manon la lui prit des mains et alla la poser sur la table de leur minuscule jardin. Après quoi elle alla s'assoir à côte de son invité. Elle se levait pour le servir en silence.
Lui ne voyait que ses yeux verts immenses terribles et si beaux.
Conscients d'une certaine gêne, ils prirent leur repas sans parler. Manon n'acheva même pas le sien. L'inquiétude mêlée d'espérance rendait l'atmosphère pesante et lui coupait l'appétit.
- Je l'avoue, je vous ai dès le début du voyage désirée avec une ardeur que je ne me connaissais pas. Désirée au point de revenir vous voir, au point d'être prêt à tout.

Malgré sa colère renaissante, Manon se sentit troublée par la passion qui vibrait dans cette voix. Cependant, elle accepta sa compagnie plutôt que celle obstinée de l'esclavagiste. Comme il avait une semaine de congé Manon sortit avec lui. Ils bavardèrent tout en se faufilant dans les étals des petits revendeurs dont le spectacle était toujours coloré où les belles jeunes femmes, moins sophistiquée qu'à Paris ornaient leurs cheveux et leurs corsages de fleurs, où les odeurs de cuisines variées fleuraient bon avec le terme de gastronomie.
Son nouvel ami connaissaient des gens qui louaient des barques ou des  calèches. Ils purent découvrir les plages situées à l'Ouest de l'île, les seules symboles de délices enchanteurs : rivages alanguis au soleil, cocotiers agitant sous le vent paresseux leurs verts feuillages, plages de sable blond au bord de lagons aux eaux d'azur.
Les deux jeunes gens marchaient parfois lentement et sans parler, suivant chacun ses pensées. Ils aimaient aussi les chemins ombragés, la nature exubérante et l'océan. Alors, le vacarme des vagues  se ruant à l'assaut de la falaise rendait Manon plus apeurée et dans le vacarme rageur des vagues d'écume elle se serrait près de lui plus confiante. D'un commun accord ils s'arrêtaient au bord de l'eau et s'asseyaient sur une pierre qui ressemblait à un banc. En France l'eau des rares étangs qu'elle connaissait semblaient dormir dans leur mystère. Ici, les flots vivaient. L'eau tantôt clapotait et chantait à leurs pieds et son murmure berçait leur rêverie, tantôt le ressac se fracassait contre le rivage sauvage hérissé de rochers. Le soleil plongeait vers la ligne d'horizon. Le crépuscule se faisait attendre et l'or du soir intensifiait les couleurs vives des vigoureux papayers et des manguiers, prêts à virer à l'écarlate de façon merveilleuse. Elle n'avait jamais vu un tel spectacle en France. Un employé municipal s'apprêtait à allumer les lanternes. Une faiblesse de tout son être la livrait à l'émotion poignante du spectacle et de l'heure présente.
- L'océan est bien beau n'est-ce pas ?
- Oh, oui
- Il a la beauté sauvage de la femme qu'on aime ou que l'on voudrait aimer.

- Pourquoi dites-vous cela dit-elle surprise par l'étrangeté de la comparaison. Elle était loin de penser à un amour si profond pour elle, elle dont la pensée n'avait encore abrité que des rêves impossibles.
Pourtant, il était là, assis à ses genoux sur un rocher. Je ne pense qu'à vous depuis que j'ai découvert que je vous aimais.
N'allait-il pas lui aussi la tromper ? Bien que troublée, dans un premier temps, elle le repoussa doucement.
- Non il vaut mieux que je ne vous voie plus.
Après avoir marché quelques instants en silence sur le sable doux parsemé de galets, ils gagnèrent à pas paisibles vers la case. Michel, c'était son nom, elle s'en souvenait maintenant, la saisit doucement par le bras et affectueusement l'aida à s'asseoir sur un autre banc de pierre et de bois cette fois,  sous un berceau feuillu. Il la laissa se calmer en silence.
Pendant plusieurs jours, ils aimèrent ainsi marcher sur le sable mouillé, y laissant leurs empreintes que l'eau venait lécher, effrayant les paille-en-queue et respirant l'air marin à grandes goulées. Quand il faisait trop chaud, dans l'après-midi, toujours avec l'enfant endormi dans les bras de l'un ou de l'autre, ils préféraient les sous bois les plus touffus du centre de l'île.
Ce fut le lendemain, après son départ, qu'elle retrouva la crique où il avait prononcé cette belle phrase d'amour.  Elle était parfois lasse de sa vie de déracinée, mais la beauté de l’île agissait sur elle.
L'océan dont elle ne se lassait pas. Le va-et-vient des vagues, tantôt léger et doux, tantôt grondant écumeux et superbe, l'envoûtait.. Quand elle regardait l'horizon bleu, elle ne cessait de penser à son pays perdu, à sa mère, à ses frères. Aussi la vue de la mer et celle de la ville très loin de l'aspect de Paris, la rendaient-elles pareillement triste. Elle aimait à en découvrir les divers aspects au cours de longues promenades, mais c’était toujours la mer qui l’attirait, la mer qui la rendait nostalgique et sensible, la mer qui cette fois, en plus, avait emporté son émoi récent.
 Le temps passe et creuse en elle un vide douloureux qu'elle essaie d'enfouir au plus profond de son inconscient. Bien sûr il y a le petit, et pour lui il faut être forte, faire bonne figure, lui chanter des chansons du pays comme si de rien n'était.

Bien que ce fût encore assez loin, d'aller au bord de l'eau, avec un bébé dans les bras, elle avait repris goût aux promenades et à la marche même en solitaire. Elle regardait avec son fils la mer qui lui devenait soudain chère. Son fils, son amour pour lui l'avaient soutenue, apaisée, son besoin de se libérer de René, des hommes en général aussi. Elle ne pensait plus à la France, elle pensait à cet ami. Mais quand reviendrait-il ? Son cœur encore plein d'amertume en osmose avec la paysage, éprouva une joie oubliée si douce qu'elle s'installa pour un moment devant ce décor tantôt calme, tantôt agité. Les moirures de la mer, les reflets de la lumière, la mousse légère que soufflaient les vagues avec le vent, les oiseaux dans les rochers... tout se mêlait à ce bonheur intime. Elle s'étendait volontiers, son petit Pierre sur le ventre, cueillait des brins d'herbe qu'elle gardait entre les dents suivant des yeux le vol des oiseaux, la fuite des nuages. Ce fût bientôt le seul endroit où elle se trouvait vraiment bien parce qu'elle y rejoignait des pensées douces proches du rêve et non du cauchemar surtout quand d'aventure, une voile ou un trois mâts utilisé pour la pêche, passait au large. Cette vision évanescente la ramenait auprès de ce nouvel ami malgré elle, malgré ses réticences.

Alors que son nouvel ami était parti, qu'au bord de l'océan avec son bébé, elle rêvait à lui, elle vit arriver son voisin esclavagiste furieux. Elle pressentit sa colère et devint pâle. Il la prit par un bras et la traîna de force à sa case où il la jeta brutalement à l'intérieur. Le bébé hurlait dans ses bras qu'elle serrait fort pour ne pas le laisser tomber.
Derrière elle la pièce était plongée dans l'obscurité et les bougies la baignaient d'une auréole lumineuse.
- Je suis entraîné vers toi par une puissance irrésistible, peu de jeunes femmes sont aussi belles que toi... J'ai été patient, mais je n'accepterai jamais d'être coiffé ainsi sur la ligne d'arrivée !. Et j'ai compris qu'il n'y avait pas pour moi, en ce monde d'autre femme que toi. Je te veux, tu entends, je te veux tout de suite.

Elle se détourna, voulut s'éloigner, mais l'enfant l'en empêchait. L'une des mains de l'homme se posa brutalement sur son épaule et la figea, glissa le long de son dos s'attarda, la révulsant en une caresse révoltante sous laquelle la jeune femme horrifiée, confuse se sentit frissonner. Le sang monta à ses joues, colère et honte se mêlaient. Ce trouble qui s'insinuait en elle, sous cette paume d'un homme qu'elle savait odieux lui faisait d'autant plus horreur qu'il éveillait dans sa chair la conscience aiguë de sa jeunesse étouffée. A l'approche de ces premiers moments d'intimité, avec son voisin, elle songeait sans cesse que sa vie amoureuse avait commencé avec René, que cet amour de jeunesse ne lui avait révélé de la vie qu'un côté sordide et que la violence se renouvelait là sans qu'elle l'ait voulu. Il lâchait maintenant ses épaules qu'il avait serrées plus que nécessaire. Elle avait mal. Mais elle n'eût pas le temps de se plaindre. Il la traîna vers sa propre chambre.

La chambre et le lit qu'elle voyait en général comme des pièges, se rapprochaient, il la traînait par ses vêtements, ses cheveux, ses bras. Il l'enfermait étroitement, violemment dans ses bras, et, en appuyant contre lui la tête rebelle dont il tirait toujours les longs cheveux sans douceur, il la jeta sur le lit. Dans la pénombre, l'ombre ardente avait réussi à vaincre sa résistance par la force. Il couvrait son corps de  baisers légers. Manon le cœur affolé sentait, malgré sa colère, s'éveiller en elle une tempête, une ardeur dont elle ignorait qu'elle fût capable. Et elle ne savait plus si c'était de détestation ou d'admiration. Elle avait cru son corps à jamais réduit au silence parce que son cœur semblait mort à l'espoir et voilà  que, dans cette fugitive minute, il lui infligeait un démenti brutal. Elle détourna la tête pour fuir les gestes, fuir le regard qui fouillait le sien et fuir l'acte qui devenait si évident.. La langue s'acharnait à desceller ses lèvres tandis que d'une main il lui broyait les joues pour l'obliger à desserrer les mâchoires. Elle se représenta cette langue comme quelque mollusque tiède et baveux, elle sentit la nausée l'envahir, son estomac se soulever.. Elle vit les vêtements de l'homme se rapprocher,  sentit une main qui féroce qui entourait son cou, tandis que l'autre lui arrachait les vêtements. L'enfant bousculé sur le lit hurlait.L'homme s'apprêtait à la pénétrer quand soudain son amie Fortunée munie d'un instrument culinaire qui pouvait être efficace pour autre chose barra la porte de la chambre. L'homme resta interdit. Ce moment de panique fut utilisé par la vieille dame et il reçut un coup sur la tête qui l'arrêta net.
- Merci murmura Manon, sans réaction encore.
L'enfant qu'elle reprit vivement hurlait toujours. Manon remonta son corsage et s'éloigna en serrant chaleureusement son petit affolé. L'homme l'avait brutalisée, mais cela ne faisait presque plus mal maintenant qu'elle avait réussi à lui échapper. Les voisins alertés par Félicitée se pressaient de plus en plus nombreux. Rouge jusqu'aux oreilles Manon tentait d'effacer les traces de sa lutte et défroissait ses vêtements malmenés. Puis n'en pouvant plus, ne souhaitant pas s'expliquer devant les regards curieux, ahuris ou moqueurs, elle rentra dans la chambre de son amie, la seule qui n'avait pas été envahie et s'enfonça
dans le lit, avec le petit serré contre elle. 

En proie à une sorte de panique, Manon se remit à trembler tordant ses mains jointes. A présent des sanglots convulsifs la secouaient, à la limite de la crise de nerfs. Fortunée accompagnée de plusieurs personnes entourait le voisin indélicat pour le chasser.

Manon fermait toujours les yeux sur sa honte et Fortunée embarrassée vint peu après se pencher sur elle. Manon rouvrit les yeux en sentant sa présence affectueuse. Le reflet  d'un rayon de soleil fit étinceler les dents de celle-ci. Ses yeux brillaient curieusement, mais c'était bien de tendresse..
- Je voudrais mourir dit Manon.
- Cesser d'exister n'est pas la solution, t'isoler non plus car tu vas découvrir encore les germes de la vie en toi.
- Ils me font horreur.
- Tu auras encore des surprises.
Non, Manon dit-elle, tous les hommes ne sont pas comme ça. Il en existe un autre qui t'aime vraiment et qui te l'a prouvé car il n'a eu aucune attitude provocatrice et il n'a rien exigé de toi.  Je pense, ajouta Fortunée que si tu veux être heureuse et protégée, à sa prochaine escale, il te faudra te hâter de te confier à lui. Sans un mari sur cette île, nulle femme ne peut être maîtresse de son avenir, en cette période. Il faut que ta volonté triomphe des embûches qu'ils te tendent puisque tu refuses une vie de soumission.
- Comment pourrais-je oublier cet acte brutal suivi d'un abandon alors que je ne vivais plus que pour ce René maudit ?
Comment pourrais-je oublier ce nouvel acte brutal ?
- Justement, en laissant un autre te convaincre de vivre désormais pour lui-même, mais pas  cet abominable esclavagiste. Tôt ou tard il t'abandonnerait de la même façon que ton René et ce serait pire car tu deviendrais son esclave.. Il ne recherche que la fraîcheur de la jeunesse. Je le sais maintenant, je commence à bien te connaître, La honte de toi-même te détruirait car la première fois tu étais encore une enfant. Tu te retrouverais encore plus seule, désespérée, avec par surcroît le remords. Les autres te rejetteraient aussi.  Il n'y a pas que des malotrus sur cette île. Et si tu te laisses de nouveau aller, tu déprimeras.
Très droite dans sa tenue blanche, couleur qu'elle avait adoptée sur les îles, les yeux au loin, Manon semblait absente. Mais il n'en était rien. Elle murmura avec une profonde amertume :
- Pourtant, c'est bien Félicitée qui me conseillait de sortir avec lui...
Fortunée pâlit.
- J'avoue que je ne suis pas d'accord sur ce point avec elle. Elle est en fait partagée dans le choix de ses opinions surtout depuis qu'elle te connaît, dit Fortunée après un moment de réflexion. J'ai été entraînée moi-même par ce genre d'homme,
et j'avoue que je me suis laissé aller au plaisir sans regard en arrière. Jusqu'à ce que j'ai été enceinte de ma fille. Ma fille a été entraînée à son tour et tu sais qu'elle en est morte. Mais Félicitée estime qu'on ne peut y échapper et qu'il faut en prendre son parti.
Un pesant silence tomba entre les deux femmes. Puis lentement, la plus âgée se leva et vint vers l'autre.

- Ma fille, je l'ai aimée et je n'ai pas pu la protéger. Elle te ressemblait et elle s'est laissé dépérir. Quand je t'ai vue, tu étais si seule ! et moi la vieille  j'ai décidé par sympathie, pour réparer mon impuissance face à ma fille de trouver une solution. Je n'ai jamais donné mon cœur qu'à vous deux.
- Je suis ma chère amie, tu es vraiment comme ma nouvelle mère..
- Je pensais que cet homme ne pouvait quand même pas te toucher sans ton accord. Il te fallait de l'argent, il en a à revendre. Je ne savais pas que tu chantais si bien, ni que tu étais capable de travailler durement... Il est difficile pour une femme de vivre seule, en ce moment sur l'île avec tant d'hommes célibataires. Félicitée  n'accorde pas la même importance que toi au cœur, elle ne refuse pas le plaisir. Mais toi, tu es comme ma fille. Tu sépares l'acte, de l'amour.

Les trois femmes assises auprès des tables bavardaient tout en ouvrant des coquillages, sans relâche, d'un couteau alerte.
- Le plaisir peut être bon, Manon, ajouta Félicitée qui venait les voir,  lorsqu'on est jeune et saine. Il libère l'esprit, allège le corps, fait couler le sang plus rapidement.

Félicité était une jeune malgache aux seins plantureux, à la taille marquée, avec des hanches opulentes qui faisaient comme un guéridon sous ses jupes. Quand elle sortait dans la rue, les hommes se retournaient sur son passage, ils lui lançaient  les galanteries les plus salées, tentaient de lui pincer le fesses sans qu'elle cherchât vraiment à les esquiver. Pourtant la scène se terminait toujours par un coup violent de sac :
- Qu'est-ce que tu crois, sale malappris ! et elle riait.
- Mais, ne te révolte pas ajouta précipitamment Fortunée, c'est seulement le point de vue d'une amie qui est sympathique mais ne te comprend pas vraiment. Moi, j'ai compris maintenant, ce que je n'avais pas compris pour ma fille. Comme elle, tu es incapable de donner ton corps sans ton
cœur. La volupté ne t'aide pas car tu ne te donneras pas sans au moins un peu de tendresse. Je ne te connaissais pas aussi bien qu'aujourd'hui et pourtant j'aurais dû me souvenir de mon expérience. Mais il était toujours là à nous harceler, à nous faire de petits cadeaux... Je me suis moi aussi laissé manipuler par lui. Et je sais aujourd'hui que c'est un esclavagiste et que par un autre moyen que ses noirs, il essayait de t'asservir, de te détruire. Mais cette fois nous avons gagné et Michel va revenir il te protègera.
Le triomphe de ce soir laissait à Manon un arrière goût amer. Son c
œur souffrait comme disait Fortunée. mais où était sa victoire ? Manon était isolée plus que jamais, avec pour seule affection celle d'une vieille femme fragile, et d'une femme avilie plus ou moins corrompue par la vie.
Manon, de plus, avait pris conscience d'une sorte de dualité en elle et encore inconnue. Elle sentait poindre au fond d'elle-même comme une autre fille, mais plus folle et que les caresses osées de l'horrible homme avaient éveillées. Cette fille existait-elle réellement dans le tréfonds de son cœur ? C'était elle déjà qui lui avait fait perdre la tête dans les bras de René, rejetant l'évidence d'un amour sans suite. C'était elle encore qui l'avait mal guidée, au point d'accepter de sortir avec ce voisin esclavagiste. Cet homme au passé plus que trouble. Mais n'avait-elle pas été encouragée par une amie de Fortuné ? Il faudrait qu'elle parle plus souvent avec la vieille dame. En elle seule, elle avait confiance. Elle réalisait que sur cette île, dans ce milieu, sans l'intervention de sa raison, les plus délurés l'auraient livrée même à un esclavagiste. D'ailleurs d'où venait la richesse et l'insolence de ce gars ? Un soudain sentiment complexe la faisait réagir violemment, un sentiment qui faisait aussi lover en elle des vagues troubles depuis les retrouvailles avec le marin. La boue, le sable humide blanc ou noir selon les criques où s'enfonçaient ses pieds n'étaient ni moins épais, ni moins opaques que celle dont se formait la misérable nature humaine.
Elle avait oublié que si peu de temps auparavant, elle désirait mourir. Maintenant, elle voulait vivre, de toutes ses forces, de toute l'ardeur de sa jeunesse et elle se battrait pour son fils. Mais elle ne se reconnaissait pas.

Grâce à la surveillance de ses amis, Manon pour cette fois avait tout de même eu un peu de chance. Sa vie lui devenait d'autant plus précieuse qu'elle sentait autour d'elle se desserrer le cercle de ceux qui voulaient la soumettre.  Elle eut honte de sa peur. Pour réussir, elle avait besoin de rage. La peur, celle qui l'avait saisie face à l'homme, était abjecte. Un instant, elle l'avait mordue au ventre à la faire hurler. Ce qu'il fallait éviter à tout prix pour que le courage ne vint pas à lui manquer, c'était la peur ou la soumission justement. Elle se battrait pour son fils. Un instant elle songea encore une fois au marin. L'idée de ne plus le revoir jamais, la traversa.

Mais son ami marin revint, toujours plus attentif, toujours plus amoureux. Quant à Manon, c'est lentement que son attitude se fit plus confiante, qu'elle se transforma peu à peu. Elle adopta avec lui les bains  quotidiens sur la petite crique isolée. Ces quelques minutes de détente au soleil contribuaient à son épanouissement. A ce régime, son corps avait non seulement réparé les quelques méfaits de sa grossesse, de sa longue traversée et de sa déprime. Il avait acquis un surcroît de vigueur et une belle couleur de pain d'épice clair et doré. 
Un soir, alors que la porte entrouverte qui donnait sur la chambre à coucher, à demi assombrie et vaguement éclairée par une lampe à huile, les narguait, que le copieux repas et la goutte de rhum de Fortunée leur donnait envie de se confier enfin, et, malgré le malaise toujours profond de Manon face aux hommes, le marin franchit le pas avec courage, en la demandant en mariage et Manon oublia un instant toutes ses réticences, tous ses malheurs. Pourtant cette fois, elle ne céda pas.
 
- Je suis folle de penser à lui. Mais à partir de ce jour, elle éprouva une extraordinaire impression de liberté, une sorte de griserie. Elle eut moins peur, elle se posa moins de questions sur ce qui l'attendait sur l'île dans les jours à venir.  Elle se sentait plus forte, bien que toujours très jeune, et plus vaillante que jamais.
Quelle stupide crainte te retient, songea-t-elle, tu ne serais plus seule... Enfin, elle pourrait arrêter de lutter et être avec lui, puisque c'était son souhait.... Il la délivrerait enfin de tant d'angoisses, d'injures, de souffrances.
Mais elle avait appris la prudence, elle ne le connaissait pas encore assez. Pour elle, tous les hommes ne pouvaient être qu'indifférents, comme son père ou trompeurs comme René ou pire dominateurs et corrupteurs comme son voisin... Pourtant, dans sa simplicité, le marin lui semblait familier, devenait peu à peu partie intégrante de sa vie. Mais après avoir obtenu ce qu'il voulait, il s'inclinerait froidement devant elle et partirait. Mais non, il n'avait rien réclamé, rien exigé. Il attendait. Alors sans doute elle le perdrait, ne saurait où le retrouver, où le revoir, où le rejoindre, quelque part, perdu en mer alors que pour sa part, elle ne songeait qu'au mariage. Pourtant il fallait bien le reconnaître, il le lui avait honnêtement proposé et il avait ajouté après ses quelques confidences : " Une expérience malheureuse ne fait pas une vie ", lui avait-il dit.
 
Cet homme l'intriguait de plus en plus. Lorsqu'elle l'avait vu pour la première fois, elle l'avait pris pour une brute de marin ordinaire, mais sur l'île, le considérant dans son attitude méditative, il lui apparut qu'il était sans doute un de ces êtres hors du commun. En face d'elle, il la regardait, suivait ses pensées. Il ne comprenait pas son inquiétude car il ne connaissait pas encore tout de sa sa vie. Il gardait ses distances car il sentait ses réticences, mais il était ébloui,  subjugué, elle devenait son horizon. Était-ce de l'amour, de la passion ? Il ne savait pas encore. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti attiré par une femme et cet intérêt lui paraissait rafraichissant.
Elle se tenait assise sur un petit banc de pierre.
De son côté, chaque fois qu'elle regardait cet homme quelque chose lui serrait la gorge. Elle éprouvait une étrange sensation comme si sa pensée n'existait plus et un grand vide se faisait en elle qui créait un besoin inconnu encore. C'était un homme comme les autres, donc un trompeur en puissance, se répétait-elle, mais jamais elle n'avait vu un être aussi viril, aux traits burinés par le vent de la mer, et cependant avec un regard compatissant. A nouveau la tentation lui revint de fuir, de tout  abandonner comme aux premiers jours, mais pour aller où sur cette île limitée et où elle ne connaissait presque personne et où sa beauté la suivrait comme un boulet...
Elle lui expliqua ses réactions, la confiance qu'elle lui accorderait s'il savait se montrer patient.. A la fois navré et heureux Michel la berça longuement murmurant des mots tendres.
Lorsqu'elle put sentir sur sa bouche le feu de son premier baiser, un véritable sentiment de joie l'envahit qu'elle n'attendait plus.. Son visage par la suite revint vers le sien et fermant enfin les yeux, elle connut de nouveau la merveilleuse attente de la fraîcheur chaude d'une bouche d'homme;. tantôt il l'effleurait, tantôt il écrasait avec fougue ses lèvres; ils s'exaltaient mutuellement, leurs cœurs battaient plus fort, unis tous deux. Pendant plusieurs mois entrecoupés par les absences du marin, leurs rencontres restèrent franches, ardentes, spontanées et pures. La joie renaissait et inondait même Manon. Leurs baisers se révélaient de plus en plus passionnés, après une merveilleuse et timide attente. Le sang de Manon battait soudainement quand elle savait que son bateau revenait. Pourquoi était-elle si émue ? D'avoir trouvé un ami ? De se sentir consentante ?
Lorsque son époux ne naviguait pas, laissant son uniforme sur le sable, il courait vers le  rocher en surplomb qui lui servait de plongeoir et piquait une tête dans l'eau tantôt calme, tantôt bouillonnante. Il nageait ainsi pendant quelques instants en direction d'un îlot chevelu. Puis il venait s'allonger à côté de Manon et des enfants Pierre et Toby essayant tous deux de ne penser à rien si ce n'est au bonheur de s'être rencontrés. Hormis le cri des pétrels et le froissement doux du ressac, on n'entendait aucun bruit. Ils se sentaient bien.
D'ailleurs depuis un certain temps, elle se sentait à nouveau dolente, elle souffrait du ventre, elle avait l'impression d'être sur le point de tomber de nouveau malade. A moins que... Aussi ne disait-elle rien.
  Quant à P.  malgré les privations dans un foyer, à ses débuts, des plus modestes, il avait trouvé le moyen de grandir énormément. Il s’épanouissait au soleil comme une fleur dans l’atmosphère bruyante et gaie de st Denis.

Elle finit par adorer cet homme qui sut fermer les yeux sur son enfant illégitime voulant être pour lui ce qu'il souhaitait d'elle dans ses rêves. Chaque jour, elle se faisait plus charmante, devenait irrésistible, libérant cette féminité latente, naturellement prometteuse qui émanait d'elle, éveillait son désir.
Elle trouva avec ce compagnon la chaleur d'une épaule, la douceur d'une affection sincère et non pas l'abondance, mais de quoi vivre et élever des enfants. Il avait une chevelure aux boucles dorées qu'elle n'avait pas remarquées sur le paquebot, sa bouche était bien dessinée, son regard clair, heureux se révélait si tendre et il lui prodiguait des hommages si flatteurs. Il n'avait rien de la finesse aristocratique d'un René, c'était un dur marin au teint mat.
Peu à peu, elle ne se disait même plus comme les premiers jours, il est moins pire que les autres. Elle se laissait peu à peu séduire. Il n'avait ni la sottise, ni la vanité de certains et sans avoir la puissance intellectuelle, c'était un homme réfléchi au visage volontaire et tendu par sa passion pour elle, par sa crispation ironique pour lui-même. Nourri intellectuellement par ses divers voyages, c'était aussi un homme de fer face aux événements douloureux de la vie et pourtant un tendre dès qu'il parlait à Manon. Il avait donc malgré sa roture le courage des chevaliers d'autrefois. Il devenait un piège si doux pour un cœur solitaire aux prises avec des épreuves pénibles.
 En arrivant sur cette île, elle avait cru rester la même : une tendre révoltée.  Mais ce nouveau bonheur, elle y croyait cette fois plus que jamais car il n'exigeait rien, il ne mentait pas et peu à peu l'éclat des yeux de Manon revint accompagnant la nouvelle splendeur de son teint. Elle n'était plus une enfant, mais une femme que la joie et l'amour métamorphosaient.
Et parallèlement, elle adopta les terres de cette île jusqu'alors mal connue d'elle, où l'entraide était tout de même chaleureuse et où le soleil régnait assez souvent. Île faite pour la douceur de vivre où la chaleur durait sans vraiment accabler ou rarement. On vit avec un pays comme on vit avec un mari il faut être certain de s’y plaire assez pour que le poids des années n’y change rien.
- Je suis certain que cette île saura vous attacher, elle a tant de charme...Je t'aiderai à t'y plaire lui avait dit Michel et c'était vrai.
- C'est vrai, j’ai trouvé je crois l’emplacement de mes rêves lui avoua-t-elle enfin.
Son goût pour les paysages de l'île s'était affiné et développé grâce à son nouvel amour. Ici ils étaient grandioses et les forêts plus que majestueuses.
 Chacun d'eux savait désormais que pour être heureux il n’avait besoin que de l’autre. Il émanait de cet homme une tendre chaleur dans laquelle la jeune Manon acceptait enfin de se pelotonner comme un chat devant la cheminée.

Cet homme n'avait rien exigé. Pour lui seul le plaisir et l'affection lui importaient, plaisir qu'il avait rendu au centuple, amour qu'il avait partagé avec leurs enfants et il avait vécu à côté de Manon jusqu'à sa mort. Celui à l'ombre duquel Manon se reposait aujourd'hui était fort, lucide et prudent. Il prenait tout en charge sans émoi. Ils vivaient désormais dans une nouvelle case en bardeaux, fort coquette, au milieu des fleurs et des arbres fruitiers.  Ils avaient abandonné la région de St Paul pour St Denis qui allait devenir la capitale. St Denis était déjà comme un véritable jardin où les villas claires émergeaient de nids de verdure, un superbe parc de manguiers, de palmiers verts, de roses en toutes saisons. La ville ornée de fontaines, de bosquets était des plus pittoresques.
Il avait également accepté de garder Toby, un enfant né de parents en esclavage chez son ancien voisin. Il avait compris le point de vue de sa compagne.
Bien sûr Manon savait que l'enfant avait été caché longtemps au milieu des noirs qui peuplaient les plantations et elle était fière de l'avoir sauvé de l'esclavage..
-. J'ai moi-même été bien accueillie sur cette île, avoua Manon, je voulais me comporter de la même façon envers ce garçon. Il ne sera ni esclave, ni serviteur. Je ne lui demande que d'être courageux et de partager nos activités. Il sera un bon compagnon pour nos fils Pierre et Barthélemy ou pour les autres enfants que nous pourrons avoir aussi.
- Je ne vais certes pas laisser repartir un enfant déjà si éprouvé et que tu as accueilli avait simplement répondu Michel.

Les yeux clos, Manon ne voyait plus rien, n'entendait plus rien hormis ses fils et son mari et parfois aussi son amie Fortunée. Tous s'étaient isolés au cœur d'un enchantement qui les retranchait du reste du monde. Le bonheur de ces derniers mois l'avait fortifiée. Elle sentait qu'elle avait réussi à franchir les obstacles entravant l'épanouissement de sa personnalité, et qu'elle atteignait peu à peu cette aisance intérieure qui était l'apanage d'une maturité plus grande et d'un nouveau charme.
Lorsque l'un des siens s'éloignait ou lui tournait le dos, elle avait envie tout à coup qu'il se retournât, qu'il posât encore sur elle un seul regard tendre. C'était une envie presque douloureuse et Manon ne savait pas encore que c'était le véritable amour.
Tout son corps appelait cet homme qui répondait avec le même désir fou. Ses mains noyées dans les flots de sa chevelure, il sut la prendre avec douceur et fougue en même temps.
Les yeux pâles de la jeune femme si froidement indifférents l'année précédente s’attardaient avec une certaine douceur sur le regard énergique de son compagnon. Elle avait remporté la victoire qu'elle souhaitait sur elle-même.
Le 8 juin 1846, M. Graeb prend les rênes du gouvernement mais l'esclavage n'est toujours pas officiellement aboli. Deux ans après, l'île prend le nom de Réunion et M Sarda-Garriga proclame enfin  l'abolition de l'esclavage,  62 000 esclaves deviennent libres dans le calme. Une grande fête est même organisée. L'instruction à donner aux jeunes esclaves devient obligatoire. Elle est confiée prioritairement aux Frères des Écoles chrétiennes et aux Sœurs de Saint-Joseph de Cluny où Manon dut mettre les 3 enfants. L'île ne tarde pas à connaître une grave crise de main-d'œuvre. Les Français, anciens esclavagistes, résolurent le problème, ils firent venir d'Inde des travailleurs, afin de remplacer les anciens esclaves dans les champs de canne.
En 1845, parut la loi préparatoire à l'émancipation; elle autorisait les esclaves à se racheter, et, ensuite leur conférait des droits de citoyens français. L'idée de l'émancipation donna lieu au patronage des noirs. Il s'agissait de donner les premiers enseignements religieux à ces infortunés. Les anciens maîtres blancs n'étaient plus les plus forts, ils ne jouissaient plus de l'impunité.
 
L'enfant, Pierre, l'aîné, avait des yeux pour voir, des oreilles pour entendre les chansons de la vieille amie qui se considérait comme sa grand-mère, et les contes merveilleux dont elle semblait posséder une réserve inépuisable. Déjà il savait les répéter en langage local. Il passait les trois quart de son temps au bord de cette eau où les histoires des marins fleuraient bon tous les parfums des îles.  Son nouveau père décida de lui apprendre le métier de la mer.  Il écoutait donc attentivement les leçons du marin, son père adoptif. Et il apprenait aussi de l'île même. Il y avait autour de lui toute la beauté de l'île sauvage, le vent, les nuits étoilées, l'odeur de la terre sous le soleil, le chant des oiseaux, les arbres et tous les animaux qui peuplaient son univers enfantin  et que son père et Toby lui apprenaient à mieux connaître. Il voyait surtout depuis leur nouvelle case, plus solide, plus intime, la mer immense, changeante, parfois moirée, parfois violente, mais toujours scintillante d’or liquide déversé par le soleil.
Il aimait ce pays magique, son pays, celui de sa naissance, le royaume d'où il tirerait la force de devenir aussi grand, aussi fabuleux que son père adoptif. Mais il n'omettait jamais de poser des questions à sa mère.
- Lorsque j'étais enceinte de toi, je montais souvent sur ce promontoire pour voir la baie et les mouvements du petit port. J'avais l'impression avec le mouvement, l'espace, de découvrir aussi la liberté.
Sa peau cuite et recuite par des années de soleil et de vent, malgré les précautions, possédait un hâle profond qui donnait à ses yeux une curieuse mais agréable teinte dorée...
Le bonheur, c'est quelque chose que l'on porte en soi et cette image n'est pas la même pour tout le monde. Manon ne reverrait certainement jamais sa terre natale, son continent devenu invisible pour elle, comme s'il n'avait jamais existé, elle ne reverrait jamais sa mère, ses frères que la beauté de l'île n'avait jamais réussi à faire oublier totalement. Elle essuya ses larmes, l'île n'était pas si sournoise qu'elle l'avait cru, elle s'y était engloutie soit, mais c'était finalement dans un certain bonheur. Elle réalisait qu'après tout il faisait bon flâner sous la fraîcheur des varangues, entre les maisons de bois, dans les jardins d'orchidées, véritables volières naturelles où le chant des serins, des cardinaux faisait concert avec celui des paille-en-queue dans l'air chargé de senteurs sucrées, dans l'odeur des tamarins. Le fleuve du temps ici semblait bien avoir ralenti sa marche à 10 000 km de Paris.
Apaisée Manon alla dans la pièce qui était dévolue aux enfants. Un petit feu y brûlait à cause du bébé et aussi une petite lampe à huile dont la flamme éclairait doucement la tête blonde du fils de René endormi, la tête brune du fils de Michel, tout perdu dans des draps neigeux et une couverture bleue. Sa bouche entrouverte avait laissé échapper le pouce qu'il avait sucé en s'endormant. Le c
œur fondu de tendresse, Manon prit les menottes de chacun, y posa un baiser précautionneux, puis rangea doucement les petites mains dans la chaleur de la literie. Ensuite elle se tourna vers Toby. Il ne dormait pas. Quand ce garçon dormait-il ? Ses yeux grand ouverts semblaient sourire.
Elle cacha son dernier reste d'amertume, elle sourit à l'enfant noir et retourna vers la pièce adjacente et sourit à son mari, elle ne voulait pas qu'ils devinent, eux qui étaient si heureux, ses quelques moments soudains de solitude.
Encore enfant, l'aîné des fils, à la maison allait chercher l’eau, le bois, aidait ses parents faisait son lit ou travaillait au jardin. Puis il allait de plus en plus souvent au bord de l'eau. Il aimait voir les grosses vagues qui le fascinaient. Fouetté par les embruns il passait de longues heures près des petites criques où la basse marée déposait les barques. Lorsque la marée descendait entraînant vers le loin les eaux aux couleurs changeantes, les vagues pressées portant fièrement les barques  des pêcheurs lorsque c'était l'heure où le gros soleil orange commençait à fondre derrière la ligne sombre de l'horizon, l'heure où les oiseaux de mer tournoyaient lentement avant un plongeon rapide pour chercher leur pâture, Pierre souvent tendait sa ligne en la tenant entre deux doigts afin de bien percevoir la moindre secousse du poisson et rêvait déjà à l'âge où comme les grands il pourrait conduire sa propre barque. Il aimait cette heure mélancolique où le soleil délaisse un monde apparent pour s'en aller vers une face cachée de la terre. L'eau se paraît de couleurs fabuleuses, les bruits du jour s'éteignaient pour ne plus laisser que le tintement lointain d'un angélus. Il regardait les mouvements des eaux, leurs bleus changements. A force d'observer il lui arrivait d'assister au déchaînement de violences soudaines. Alors se précipitait vers la fragile digue la furie verdâtre de l'océan crêté d’écume.. La violence des éléments déchainés lui procurait un plaisir intense.

La colonie eut à enregistrer à cette même époque une perte qui fut profondément ressentie, celle de M me Desbassayns honorée par  le pape Grégoire XVI d'une lettre en reconnaissance pour le bien qu'elle avait fait. Elle termina sa carrière en 1846 à 90 ans.
La loi sur l'émancipation avait surexcité les esprits : les uns la considéraient comme le prélude d'une catastrophe dont les suites entraîneraient les ruines de la colonie. Les autres inspiraient des craintes sérieuses quant à l'abus d'une liberté dont ils ne comprenaient pas les avantages, encore moins les dangers. Quelques-uns, parmi ces derniers, firent cependant de sages réflexions sur l'avenir qui leur était offert; mais ce nombre était trop restreint pour exercer une salutaire influence sur les masses.La classe aisée surtout se récriait avec indignation... Sauvegarder les intérêts de tous, était le rôle qui s'imposait naturellement au gouverneur. M. Graëb s'en acquitta pendant deux ans avec habileté. Le clergé donnait aux noirs un peu d'instruction. Il fallait leur apprendre à préparer leur liberté, à accéder aux sentiments de la famille et à la dignité pour leur permettre de devenir d'honnêtes citoyens. Cette étape commencée en 1842 avait déjà donné des résultats en 1848.
L'émancipation immédiate risquait de causer la ruine des blancs. Le clergé lui-même en était conscient. Cela pouvait aussi provoquer le malheur des esclaves. Les esprits s'exaspéraient. Les colons reçurent 733 fr par esclave libéré et le Gouverneur fut déchu.
Quelques bruits d'empoisonnement  répandus parmi les noirs reçurent de l'administration un démenti formel. Les esclaves de leur côté, que les perturbateurs excitaient si imprudemment, s'inquiétaient : qui va nourrir nos familles ?

Le 19 Juin après la proclamation de la république, l'île reprit le nom de Réunion
Le 17 Juillet, lors de l'arrivée des décrets du Gouvernement sur l'émancipation immédiate, le peuple se transporta en foule au théâtre pour en entendre la lecture.
Toby faisait toujours preuve d'une fierté sauvage. Lui qui ne s'était jamais habitué à l'esclavage. 
Pourquoi pensait Manon fuirait-il alors qu'il a toujours été libre chez nous. Il aima aider la famille, les enfants depuis sa plus tendre enfance.
Pourtant l'anxiété et la consternation de certains blancs provoqua des tumultes.
Une nouvelle création vint justifier leurs craintes. Les ateliers de discipline firent comprendre à un certain nombre d'entre eux que la liberté ne promettait pas l'impunité. Ces établissements, bien vite peuplés de condamnés, fournirent des hommes pour les travaux publics, l'entretien des routes, des bâtiments etc...
Le 23, 120 membres furent élus pour composer la nouvelle assemblée; le parti qui la dominait  prit pour ligne d'action les intérêts généraux de la colonie, donc des blancs et le maintien de la paix et du travail.
Pendant que les esprits s'agitaient à St Denis, de nouveaux perturbateurs semaient la révolte à ST Louis. Les petits habitants craignaient une nouvelle forme d'esclavage. Plus de 600 ho du Gol et de l'Étang salé prirent les armes sous le commandement de Rivière Montfleury. M. Graëb dut avec peine les apaiser. Et pour avoir cédé à une émeute, il fut révoqué pour un temps.
M. Graëb fut remplacé par un commissaire général, chargé de l'exécution des décrets. M. Sarda arriva un Vendredi, 13 Octobre, au milieu d'une foule immense de curieux. La coïncidence du Vendredi et du 13 était pour les esprits faibles la confirmation des malheurs attendus. M. Sarda fit tomber ces puérils préjugés par une allocution énergique à la foule venu l'examiner comme un homme mal intentionné. Le 18 M. Sarda enregistra ses pouvoirs, publia le décret d'émancipation rendu exécutoire. Le 20 il décréta l'Assemblée de défense illégale. La plupart des propriétaires se soumirent. Des noirs heureux sans doute de sortir de l'esclavage avaient accepté d'apprendre à ne pas abuser de leur liberté.
Le quotidien des esclaves changeait chez tous les propriétaires mais dans l'ensemble il était bel et bien tragique. Madame Desbassayns, aussi célèbre pour sa cruauté que le voisin de Fortunée vivait ses derniers jours. Elle non plus ne les nourrissait pas, leur coupait une main lorsqu'ils tentaient de voler quelque chose à manger, et un pied lorsqu'ils tentaient de s'enfuir. Elle mourut avant la fin définitive de l'esclavage en 1846. Celui-ci devait disparaître définitivement, deux ans après.
Les maîtres dans les champs de cannes s'humanisèrent. Ceux qi voulaient garder leurs anciens esclaves comme ouvriers durent les aider à édifier des cases, à aller à l'école pour les rudiments de la lecture et l'apprentissage de la liberté.
 
Dans les années qui suivirent Manon et les siens durent bien affronter des difficultés. Les cyclones ravageaient à intervalles réguliers et ils avaient dû renforcer leur case et surtout trouver un moyen de l'abriter. Ceux des 27, 28 février et 31 Mars 1851 avaient jeté un grand nombre d'habitants dans un dénuement complet. Chaque année ils entreprenaient des améliorations. Ils ajoutaient des commodités, tout en gardant un style local. Parfois, c'était un ajout de façon à faire une cour intérieure bien abritée du vent marin, une autre fois pour insérer une fontaine qui compenserait l'insuffisance du puits. Parfois les pièces étaient reblanchies à la chaux, parfois une nouvelle fenêtre s'ouvrait su la lumière. L'ouragan de 1860 avait été fatal à de nombreux navires. Les marins parfois débarquaient en amenant de graves maladies. Il avait fallu faire face à la variole vers 1851 et au Choléra 8 ans plus tard.
On encouragea le travail de la terre et S. abandonna son métier qui l'éloignait trop souvent de sa famille pour se consacrer à un peu d'agriculture et à la pêche
. Il profita de l'accès offert par les dirigeants aux plaines palmistes et des Cafres.C'était malheureusement trop tard pour lui car en 1851 la variole qui ravageait les bateaux l'atteignit à son tour et il ne put être guéri. par contre sa petite famille bénéficia des soins et des vaccinations du docteur Reydellet. Pourtant Manon ajouta à la tristesse de perdre son époux, l'obligation pour gagner de l'argent de confier ses enfants aux salles d'asile destinées à recueillir les petits pauvres et orphelins dont les mères travaillaient. Heureusement ce ne fut pas pour longtemps grâce au jeune Toby et à sa maturité précoce.
L'étrange précocité de Toby étonnait Manon. Son intelligence aiguë que la vie cachée et la révolte avaient déjà aiguisée, son implacable sens de l'observation, sa déroutante facilité à apprendre, à mémoriser, faisaient souvent oublier son jeune âge. Manon lui avait à peine enseigné les rudiments de l'alphabet qu'il savait déjà lire et écrire.
L'enfant gardait une fierté sauvage qui bien qu'il se fût mal habitué à l'esclavage l'avait marqué pour la vie. Pourtant il se lia avec les deux garçons de Manon et tout en restant un agréable compagnon de jeux, il leur servit spontanément de grand frère, de protecteur, de moniteur pour la découverte des richesses de la nature et de l'île. Son rôle était essentiellement de contribuer à dégourdir les garçons et de leur apprendre à devenir des hommes. Sa peau noire, plus claire l'hiver, s'accommodait de plus en plus à la peau tannée des deux blancs, sans cesse sous le soleil ou dans la nature luxuriante. Ils poursuivirent les efforts du père pendant un certain temps et se consacrèrent à des cultures vivrières, bien utiles au moins pour survivre. Mais ils n'eurent pas lieu de se féliciter de l'investissement sur ces terres dont le sol était assez ingrat et que depuis la disparition de S. ils devaient travailler ces terres sans ressources suffisantes pour défricher ou exploiter dans de bonnes conditions. Manon chantait encore parfois et pour cela elle devait garder ses mains fines et lisses. Quant aux enfants, en grandissant ils préféraient l'attrait de l'océan. Seul Toby avait fait preuve de bonne volonté.
Si la vie ne fit pas de cadeaux à Manon et à ses descendants. Ils s'en tirèrent bien. Ils réussirent à échapper au choléra de 1859, aux dangers de la piraterie qui se multipliaient autour de Madagascar, au tremblement de terre de 1863 et aux ouragans. Les plus violents comme celui de 1860 ne leur occasionnèrent que des dégâts matériels réparables.
Bien des générations après la main d'œuvre restait souvent noire. Et les enfants avaient des nounous locales pleine d'affection et qu'ils aimaient également.
 

Date de création : 31/05/2011 • 08:14
Dernière modification : 14/03/2014 • 20:46
Catégorie : Ecrire des romans
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